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Numéro 192 - octobre 2005
( sommaire )

Cahier : La naissance des christianismes

par Patrice Rolin

En octobre 2004, les Journées du protestantisme libéral, à Agde, avaient pour thème « La naissance des christianismes ». Nous avons pu entendre à cette occasion quelques conférences remarquables.

Nous vous proposons ici l’intervention de Patrice Rolin, sur les courants du christianisme primitif. Signalons également que l’exposé de Frédéric Amsler, sur la source des paroles de Jésus est disponible sur le site Internet d’Évangile et liberté.

Pinus halepensis. Liban,                     2005. Photo Franck Christen ©.

Pinus halepensis. Liban, 2005. Photo Franck Christen ©.

Cette photo fait partie de la série qu’Évangile et liberté publiera sous forme de cartes de correspondance ou de vœux en octobre prochain. Voir détails.

Patrice Rolin est pasteur de l’ERF, docteur en théologie, et animateur biblique en région parisienne. Il a accepté de synthétiser pour nous ce qu’il avait exposé à partir de l’étude critique des textes du Nouveau Testament. Dès la mort de Jésus, des divisions sont apparues chez ses disciples. L’uniformité n’existait pas au 1er siècle, ni dans la pensée, ni dans la pratique des premières communautés ; et c’est bien de plusieurs christianismes dont il faut parler. Mais ce sont précisément les différences qui font la richesse, et la réflexion sur ce christianisme naissant nous conforte dans l’idée que l’unité des chrétiens n’a de sens que dans la diversité.

L’image de couverture du présent numéro d’Évangile et liberté illustre avec les branches d’un olivier le pluralisme, la riche diversité de l’arbre du christianisme, et cela dès ses origines. Mais le christianisme primitif est aussi constitué d’arbres d’essences différentes, comme le montre la IVe de couverture et… l’article de Patrice Rolin.feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Les christianismes du premier siècle
par Patrice Rolin

Patrice RolinL'histoire du christianisme a longtemps été pensée comme un arbre dont le tronc se serait ramifié de schisme en schisme au cours des âges. La réalité est tout autre. Sur des terroirs aussi divers que l’étaient le judaïsme éclaté du 1er siècle, la mosaïque des philosophies et des cultes du monde païen, le christianisme est né dans des conflits d’interprétation dont témoigne notamment le Nouveau Testament. Si l’on veut conserver la métaphore végétale, c’est à un bosquet d’essences diverses qu’il convient de comparer le christianisme naissant.

Le panorama qui suit présente les hypothèses les plus communément admises concernant les origines du christianisme. Elles ont vocation à évoluer en recevant des compléments, des précisions, des falsifications et des hypothèses nouvelles.

Les mouvements de la première génération

Concernant les deux premières décennies après la mort de Jésus (vers 30), nous ne disposons pas de témoignage direct. Il faut donc remonter le temps à partir des épîtres de Paul (écrites entre 50 et 60), et à partir des évangiles et des Actes (écrits entre 70 et 90), pour comprendre les débats dont ils témoignent. On peut y repérer au moins quatre mouvements judéo-chrétiens différents composant le christianisme des années 30 à 50 : le radicalisme itinérant, des cercles sapientiaux, la communauté de Jérusalem, et les hellénistes. Ces « mouvements de Jésus » n’ont pas laissé des traces d’une même importance. Certains se sont maintenus longtemps, alors que d’autres ont rapidement disparu ; d’autres peut-être nous sont inconnus, faute de documentation. Ces mouvements évoluent au cours du premier siècle. Ils se déplacent géographiquement et sociologiquement, leurs théologies se modifient au gré des nouveaux défis rencontrés, des synthèses ou des scissions s’opèrent, de nouvelles interprétations apparaissent.

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Le royaume de Dieu est proche !

Deux de ces mouvements vivent intensément leur temps comme celui de l’avènement décisif et définitif de Dieu dans le monde. Ce sont le radicalisme itinérant et les cercles sapientiaux

Le christianisme est né dans des conflits d’interprétation dont témoigne notamment le Nouveau Testament. Si l’on veut conserver la métaphore végétale, c’est à un bosquet d’essences diverses qu’il convient de comparer le christianisme naissant.

Le radicalisme itinérant a compris le message de Jésus de manière radicale, il se reconnaît dans les disciples que Jésus appelle et qui ont tout abandonné pour le suivre sur les chemins de Gali-lée (Mc 1,16-20).

Parmi eux et à leur tête, Pierre, figure emblématique (Mc 10,28 s.). Ces gens viennent des petites villes de Galilée et appartiennent au milieu des petits entrepreneurs, des commerçants et artisans, des collecteurs d’impôts... C’est sur leur lieu de vie qu’ils ont connu Jésus. Ils se sont mis en route, trouvant un idéal dans la force libératrice de l’annonce du Royaume. Ils ont suivi Jésus sur les routes de Galilée et de Palestine. Après Pâques, ils ont poursuivi l’œuvre de celui qui les avait appelés et ils ont élargi leur mission bien au-delà (Ga 2,11).

L’adhésion à ce mouvement est vécue comme une rupture (Mc 3,34-35) : l’irruption du Royaume requiert une conversion immédiate (Mc 1,14-15). Le cœur de son message est l’annonce du Royaume comme une réalité existentielle présente ; les guérisons et les exorcismes qui accompagnent leur prédication en sont les signes (Mc 6,6b-13). La mort de Jésus n’a pas de signification théologique particulière, elle est le lot de ceux qui vivent et annoncent le Royaume (Mc 8,34-36). La Résurrection est le signe par excellence de la puissance thérapeutique et libératrice du Règne de Dieu (Mc 16,7).

Pour les cercles sapientiaux, Jésus est d’abord un maître de sagesse, voire la Sagesse même de Dieu. Nous leur devons beaucoup des paroles de Jésus recueillies par Matthieu et Luc (les logia de la source Q). On retrouve cette compréhension de Jésus, et des paroles parallèles, dans l’évangile de Thomas.

Ce mouvement a aussi son origine en Galilée. Il est sédentaire et plutôt urbain. Après l’échec de leur témoignage auprès de leurs coreligionnaires (Lc 7,31-32), ginalisée, voire persécutée, par les autorités religieuses et politiques juives (Lc 11,47-52 ; 12,11-12).Elle est donc conduite à une radicalisation apocalyptique : le Ressuscité est non seulement présent au travers de son enseignement sapientiel, mais il inspire les prophètes de la communauté. Ils ont la conviction de vivre la fin des temps.

Comme le précédent, ce mouvement se situe donc en rupture. Ses adeptes attendent désormais le retour prochain du Fils de l’Homme qui doit venir sur les nuées (Lc 21,5-36). Leur prédication place ses auditeurs devant le jugement imminent de Dieu (Lc 3,17), dans l’urgence d’un choix crucial entre la perdition et le salut (Lc 12,5-10). Ils invectivent l’Israël incrédule et se lamentent sur sa malédiction (Lc 19,41 s.).

Ce mouvement investit peu théologiquement la mort de Jésus qui, après Jean-Baptiste (Lc 7,29-30 ; 16,16), meurt comme les prophètes (Lc 13,34). Cette mort éclaire le sens des persécutions dont il semble victime (Lc 6,22-23), comme elle éclaire les troubles politiques en Palestine et le sort funeste de Jérusalem (Lc 13,35).

Ces deux mouvements vont subir de plein fouet la crise causée par le retard de l’instauration du Royaume pour le premier, ou, pour le second, le retard du retour glorieux du Fils de l’homme. L’avènement prochain sur lequel reposait leur espérance n’arrive pas, d’où un recadrage indispensable. Jésus n’avait-il pas dit « En vérité je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. » (Mc 13,30) ? Plusieurs textes portent la trace d’une telle crise (1 Th 4,13 ; 5,11 ; Mt 24,3 s. & parallèles).

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Entre tradition et nouveauté : les hébreux et les hellénistes

À côté des missionnaires galiléens autour de Pierre, et des cercles sapientiaux se radicalisant, les textes du Nouveau Testament nous permettent de connaître avec beaucoup plus de certitudes l’existence de deux autres mouvements. Le livre des Actes en effet nous les présente explicitement comme deux groupes distincts et en conflit parmi les disciples : « les hellénistes » et « les hébreux » (6,1 s.). Contrairement aux précédents, ces mouvements ne se caractérisent ni par l’exaltation des temps de la fin, ni par une certaine marginalité. Ce sont des gens raisonnables et installés.

Radicalisme itinérant et ordres sapientiaux : ces deux mouvements vont subir de plein fouet la crise causée par le retard de l’instauration du Royaume pour le premier, ou, pour le second, le retard du retour glorieux du Fils de l’homme. L’avènement prochain sur lequel reposait leur espérance n’arrive pas, d’où un recadrage indispensable.

Les hébreux forment la communauté de Jérusalem ; judéens, ils parlent l’araméen et lisent la Torah en hébreu. Ils sont très attachés à leur identité juive et au Temple. Ils ont compris Jésus comme celui qui venait renouveler de l’intérieur le judaïsme (Mt 5,17-20). Jésus est pour eux le « nouveau Moïse », l’interprète ultime de la Torah qu’il vient accomplir ; il est le fondateur d’un rabbinisme chrétien. Ils vont donc se tourner vers le peuple d’Israël seulement (Mt 10,5b-6) pour promouvoir un renouveau de la foi juive en conservant ses deux marques identitaires essentielles : la circoncision et le sabbat (Ac 15,1-5). De fait, ces pratiques renvoient à l’ensemble des prescriptions de la loi de Moïse.

La communauté de Jérusalem se comprend elle-même comme le centre du mouvement de Jésus, et entend contrôler ce qui se passe hors de la Judée (Ac 8,14 ; 11,22), ce qui ne va pas sans créer de conflits ! (Ac 15,1 s ; 21,20-21 ; Ga 2,11 s) Sa figure de proue est Jacques, le frère du Seigneur (Ga 2,12 ; Mc 6,3 ; Ac 15,13). Il semble donc que la succession de Jésus ait été conçue de façon « dynastique », le frère du Seigneur, lui succédant.

L’évangile de Matthieu a reçu des traditions de ce « rabbinat chrétien ». Mais quand il écrit (vers 80/85), la communauté de Jérusalem a été décimée, et ses membres sont en voie de marginalisation.

Les hellénistes, ainsi que les appellent les Actes, sont des chrétiens d’origine juive venant de la diaspora, et dont les ancêtres ont émigré de Palestine depuis longtemps. Ils sont de culture et de langue grecques. S’ils ne parlent plus l’araméen, ni ne lisent l’hébreu, ils restent cependant attachés à leur identité et à leurs racines juives, qu’ils maintiennent notamment à travers la lecture synagogale de la Septante (traduction grecque de la Bible hébraïque). Ils viennent à Jérusalem pour participer au pèlerinage de la Pâque, ou pour y terminer leur vie.

Les figures qui les représentent dans le Nouveau Testa-ment sont Étienne et Philippe (Ac 6 ; 8). Leur histoire, et leur proximité avec les païens leur ont fait comprendre le message de Jésus de telle sorte qu’ils ne mettent plus l’accent sur le Temple et la Loi.

Ils donnent un rôle plus important aux lois morales (Mc 2,27) qu’aux lois rituelles. Cela provoque, avec les judéo-chrétiens du mouvement précédent, de nom-breux débats qui transparaissent dans les récits de controverse entre Jésus et pharisiens. Les membres de ce mouvement sont plutôt des citadins bourgeois. Ils vivent leur christianisme en s’appliquant à une certaine rigueur morale (Mc 12,28 s). À partir des Écritures, ils comprennent la mort de Jésus comme un acte salutaire de Dieu en faveur de l’humanité (Lc 24,27 ; Ac 8,32 s ; 1 Co 15,3).

Leurs bases de départ semblent être Antioche (Ac 11,19 s.), et Damas (9,10 s.). Actes 11,26 affirme en tout cas : « c’est à Antioche que, pour la première fois, le nom de “chrétiens” fut donné aux disciples » (c’est-à-dire aux hellénistes qui avaient fuit la persécution de Jérusalem). Au sujet de cette persécution des chrétiens, d’après Actes 8, notons que seuls les hellénistes doivent fuir, les douze et les hébreux pouvant demeurer dans la ville ...

Ces deux mouvements, hébreux et hellénistes, s’affrontent, dans un débat « tradition ou nouveauté », sur la compréhension de « l’événement Jésus » : appelle-t-il une simple réforme du judaïsme, ou la nouveauté de l’Évangile fait-elle éclater le cadre ethnique et traditionnel du judaïsme pour donner naissance à une réalité nouvelle (Mc 2,21-22) ? Ce conflit d’interprétation porte sur deux points essentiels : la dimension ethnique du judaïsme / l’ouverture aux païens ; et le salut obtenu par l’observance de la loi de Moïse / salut acquis par la mort de Jésus.

Voilà donc quatre des mouvements de la première génération, mais ce tableau n’est pas exhaustif. Comment d’autres juifs, venant de milieux hétérodoxes, les baptistes, les samaritains ou d’autres, ont-ils interprété l’événement Jésus ? Nous l’évoquerons plus loin à propos des origines du johannisme.

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Paul, un mouvement à lui tout seul

Avec Paul nous passons à la seconde génération. Si beaucoup de points restent obscurs, le paulinisme est néanmoins mieux connu. Les épîtres pauliniennes authentiques donnent accès à des informations de première main, et pour la suite les épîtres pseudépigraphes nous renseignent sur sa réception.

Voici quelques indications sur la trajectoire qui mène des premiers hellénistes au post-paulinisme de la grande Église en passant par Paul.

L’héritage reçu par Paul

Outre l’expérience fondatrice de sa rencontre spirituelle avec le Crucifié-Ressuscité, dont on ne peut pas dire grand chose, il semble que Paul ait reçu ses rudiments de « christianisme » auprès des hellénistes de Damas ou d’Antioche. En termes théologiques, on peut résumer la contribution des hellénistes au christianisme par ces trois intuitions :

• Ils ont été les premiers à lire la mort de Jésus comme un événement de salut. « Jésus est mort, selon les écritures, pour le pardon des péchés. » (1 Co 15,1-5)

• Dans leur mise en œuvre de la Loi de Moïse, ils s’attachaient plus à la dimension éthique qu’à la dimension rituelle des commandements.

Les hellénistes donnent un rôle plus important aux lois morales qu’aux lois rituelles. Cela provoque, avec les judéo-chrétiens du mouvement précédent, de nombreux débats qui transparaissent dans les récits de controverse entre Jésus et pharisiens.

• Enfin, leur vie en diaspora au milieu d’une population à forte majorité non juive les disposait à plus d’ouverture vis-à-vis des païens que leurs coreligionnaires jérusalémites ou judéens.

Paul hérite de ces orientations, mais va les radicaliser au point qu’il s’agit d’un changement de paradigme.

La radicalisation paulinienne

Paul reçoit des hellénistes une compréhension de la mort de Jésus comme acte salutaire de Dieu en vue du pardon des péchés (1 Co 15,3), mais avec « la parole de la Croix » il va beaucoup plus loin. L’apôtre est le créateur de cette expression originale qu’il n’utilise qu’une fois en 1 Co 1,18, mais qui fonde toute sa théologie. En effet, pour lui, la parole de la Croix ne désigne pas un élément du message chrétien parmi d’au-tres. Elle est le centre et le tout de l’Évangile (1 Co 2,2 ; Ga 3,1). Que signifie donc cette expression ?

• La Croix est parole. Elle agit en tant que message, et non comme un acte de salut efficace en lui-même (comme dans les interprétations sacrificielles de la mort de Jésus).

• La parole de la Croix est paradoxale par nature et par nécessité : seul le scandale de la faiblesse et de la folie de la Croix peut ébranler les logiques humaines de puissance et d’omniscience, figurées par « les juifs et les grecs ».

• La parole de la Croix renverse toutes les sécurités religieuses et autres que se construisent les hommes pour oublier leur finitude.

Les autres axes de la théologie de Paul découlent directement de la parole de la croix :

là où les hellénistes relativisaient les lois rituelles en mettant l’accent sur les commandements éthiques, Paul disqualifie la Loi comme moyen de salut (Ga 2,16 ; 3,6-14). Il y a là un changement radical : le remplacement du régime de la Loi par le salut par grâce coupe court à toute tentative d’autojustification : « Car si c’est par la Loi qu’on atteint la justice, alors Christ est mort pour rien ! » (Ga 2,21)

il en va de même pour la place particulière que l’individu a chez Paul. Sans doute avait-il reçu des hellénistes une certaine ouverture aux païens, mais la parole de la Croix va transcender cette ouverture en la radicalisant en universalisme : « … vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ… » (Ga 3,24-29).

Ainsi pour l’universalisme paulinien, l’individu reçoit son identité et sa dignité de Dieu seul, et non de sa naissance, de sa race, de son sexe, de son statut social, sa compétence, sa performance ou de toute autre détermination humaine (1 Co 15,10).

À la fin du 1er s. et au début du 2e, l’autorité de Paul est détournée pour justifier l’organisation hiérarchique de l’Église, une morale conservatrice, la constitution d’un corpus de doctrines réputées « orthodoxes » et, en conséquence, le rejet des « hérétiques ».

Cette compréhension de la mort de Jésus est donc radicalement nouvelle et donne toute sa force à la pensée de l’apôtre. D’interprétée qu’elle était, la Croix devient « interprétante ». Elle est critique des logiques humaines, et subversive. Il n’est donc pas surprenant que du temps de Paul jusqu’à présent, on se soit méfié de l’audace de l’apôtre.

Paul après Paul

Pour le paulinisme après la mort de l’apôtre (vers 64 ?), l’enjeu est d’adapter sa pensée aux nouveaux défis rencontrés par les communautés pauliniennes (ainsi les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens). Il s’agit de fixer l’interprétation de son œuvre en un système de convictions cohérent et plus universel que ses épî-tres circonstancielles. Paul, comme d’autres apôtres, devient une figure d’autorité validant les écrits qui circulent sous son nom. Ceci suppose un réseau de communautés se réclamant de lui, ou en tout cas se reconnaissant dans sa filiation théologique.

Paul malgré Paul

À la fin du 1er s. et au début du 2e, l’autorité de Paul est détournée pour justifier l’organisation hiérarchique de l’Église, une morale conservatrice, la constitution d’un corpus de doctrines réputées « orthodoxes » et, en conséquence, le rejet des « hérétiques ». Le christianisme est devenu une « sainte doctrine » à préserver de toute déviation. On trouve ce thème nouveau dans les épîtres dites « pastorales » (1 Tim 1,10 ; 6,3 ; 2 Tim 4,3 ; Tt 2,9). C’est peut-être à cette orthodoxie naissante qu’a eu affaire le johannisme évoqué maintenant.

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Le johannisme

À l’origine de l’évangile et des trois épîtres johanniques, ce mouvement présente des différences importantes avec les traditions pauliniennes et synoptiques quant au langage et à la conceptualité. Il semble que les milieux porteurs de cette tradition aient eu peu de contacts avec les autres mouvements du christianisme. De plus, l’évangile de Jean est le résultat de plus de soixante années d’élaboration théologique. Nous avons donc affaire à une théologie de 3e, voire de 4e génération. Avec les épîtres c’est encore une ou plusieurs décennies de conflits d’interprétation qui s’ajoutent. Relevons quelques unes des particularités de ce mouvement.

Rivalité polémique avec les baptistes

Si le ministère de Jean-Baptiste (JB) est un thème commun à l’évangile de Jean et aux synoptiques, il y a plusieurs différences :

• Les passages sur JB ou le baptême y sont plus nombreux que dans les synoptiques. Ces passages affirment systématiquement la supériorité de Jésus sur le Baptiste (3,23-30 ; 5,33-36 ; 10,40-42).

• Chez Jean, le ministère de JB n’est pas d’appeler à un baptême de repentance, mais de témoigner de Jésus qui vient (Jn 1,6-8 ; 15 ; 19-39).

Par « gnose », on désigne une spiritualité qui voit dans la connaissance (gnosis en grec) de mystères célestes la voie du salut. La pensée gnostique est fondamentalement dualiste. Dans ce monde livré aux ténèbres, l’homme est aliéné de sa véritable nature qui le destinait au monde divin.

• Pour le 4e évangile, certains des premiers disciples de Jésus avaient été des disciples de JB (1,35-37).

• Enfin, pour cet évangile, Jean-Baptiste a continué de baptiser de son côté, alors même que Jésus avait déjà commencé son ministère (3,22-24).

Autant d’indices que le judéo-christianisme johannique eut sans doute en ces origines une certaine proximité, voire une concurrence, avec les mouvements baptistes.

Les milieux samaritains

Une autre spécificité de l’évangile de Jean est son intérêt particulier pour la Samarie :

• Le récit de la longue rencontre entre Jésus et la Samaritaine en Jn 4 contient à lui seul deux fois plus les mots Samarie/Samaritain que les trois autres évangiles réunis.

• D’après Jean, cette rencontre provoque non seulement sa conversion, mais celle de son village où Jésus reste deux jours.

• Plus loin, Jésus est accusé par les juifs d’être « un Samaritain et un possédé » (8,48).

Pourquoi cette insistance sur un milieu juif marginal et hétérodoxe ? D’autant que l’évangile de Jean présente des convergences avec la théologie samaritaine concernant la critique radicale du temple de Jérusalem (2,19 ; 4,21-23), les titres messianiques de prophète (4,19 ; 6,14 ; 7,40 ; 9,17) et de roi d’Israël (1,49 ; 12,13), ou la conception de Taheb (= celui qui revient ; Jn 4,25), le « messie » samaritain.

Faute de documentation suffisante, il est difficile d’avoir des certitudes, mais les liens entre le mouvement johannique naissant et le terreau samaritain semblent profonds.

Le johannisme et la gnose

Par « gnose », on désigne une spiritualité qui voit dans la connaissance (gnosis en grec) de mystères célestes la voie du salut. La pensée gnostique est fondamentalement dualiste. Dans ce monde livré aux ténèbres, l’homme est aliéné de sa véritable nature qui le destinait au monde divin. Seule, la « connaissance de la lumière d’en-haut » peut libérer l’homme afin qu’il retrouve sa patrie divine.

Or le johannisme présente bien un certain dualisme : Dieu et le monde (cosmos dans un sens déprécié) ; lumière et ténèbres (1,5 ; 8,12 ; 1 Jn 1,5) ; en-haut et en-bas / céleste et terrestre (3,12) ; vérité et mensonge (8,44 ; 1 Jn 2,21.27) ; etc.

On trouve même chez Jean le thème de la « connaissance de la vérité d’en haut comme nouvelle naissance », un motif qui a de nombreux parallèles dans l’Évangile de vérité et d’autres textes de la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi.

Ces différents thèmes se retrouvent ici ou là dans la littérature paulinienne et les évangiles synoptiques, mais Jean va bien plus loin dans l’utilisation de ces concepts pré-gnostiques : son Christ est un Christ cosmique et pré-existant qui a pour nom logos, et apporte vie, lumière et vérité aux hommes. C’est donc une représentation très proche de ce qui deviendra le mythe gnostique du révélateur divin qui sous-tend la christologie johannique. De même, comme dans la gnose, le Révélateur et le monde ne peuvent pas se comprendre, ils parlent en effet un langage différent (1,5.9-10 ; 8,43).

L’utilisation de ces concepts permet au 4e évangile de développer une Christologie originale (dite « haute ») : Jésus est la manifestation du logos préexistant qui vient du Père et retourne au Père.

Pourtant, si l’évangile de Jean utilise le vocabulaire, et certains concepts gnostiques ou pré-gnostiques, il se distingue aussi radicalement de cette pensée sur plusieurs points essentiels :

• Alors que le gnosticisme affirme que le monde est la création d’un démiurge mauvais, le prologue de Jean affirme au contraire que le logos rédempteur est aussi le logos créateur du monde (1,1-18), et que celui-ci aime le monde (3,16).

La tendance gnostique l’emporte au début du 2e s. Plus tard, la grande Église se ressaisira de l’évangile de Jean pour l’utiliser contre la gnose. L’en-semble des traditions johanniques est alors recadré et labellisé par son insertion dans le canon qui vient domestiquer cette pensée originale. La théologie johannique survit ainsi à la disparition de sa communauté d’origine.

• Bien que le prologue de Jean fasse penser à un discours de révélation gnostique, la notion d’incarnation du logos dans le monde (1,14 ; 6,42 s. 53 s.) est opposée à la gnose. C’est même, pour Jean, un événement essentiel de l’histoire du salut. L’évangile ne permet aucun docétisme : même s’il maîtrise sa Passion avant de retourner au Père, Jésus est bien un être de chair et de sang qui meurt crucifié.

• Enfin, en Jean, toutes les dénominations gnostiques appli-quées aux figures célestes censées donner accès à cette connais-sance salvatrice qu’est la gnose, sont concentrées sur la seule personne de Jésus (1,18 ; 5,37 ; 6,46).

Ces remarques ont amené certains à voir dans le quatrième évangile un écrit anti-gnostique. Mais Jean ne polémique pas contre des mouvements gnostiques, il utilise simplement le matériel lexical et conceptuel de la gnose en gestation dans son milieu.

Trajectoire du johannisme

Après ce rapide examen des racines du judéo-christianisme johannique, constatons que nous sommes sans cesse renvoyés à des tendances juives hétérodoxes. C’est que le johannisme a connu un développement original au sein de la diversité des judaïsmes d’avant 70, séparé des autres grands courants du christianisme naissant. De fait, il semble bien que dans les années 80, les judéo-chrétiens johanniques vivaient encore leur foi dans le cadre de la synagogue. En effet, le Jésus de Jean est le seul à annoncer à ses disciples leur exclusion des synagogues. Ce thème revient 3 fois (9,22 ; 12,42 ; 16,2). Que s’est-il passé ?

• En réaction à la destruction du temple de Jérusalem en 70, le judaïsme se structure autour de son pôle pharisien donnant naissance au judaïsme rabbinique. Ce recentrage passe par l’exclusion de toutes les tendances hétérodoxes (du point de vue rabbinique). Avec d’autres, les judéo-chrétiens johanniques sont donc exclus. Ils se trouvent privés du réseau de solidarité que constituait la synagogue, et ils ne peuvent plus bénéficier du statut de religion licite accordé au judaïsme par Rome. Ils doivent donc se soumettre au culte de l’empereur. Cette exclusion est durement ressentie et explique largement les paroles très dures à l’égard des juifs que l’on trouve dans l’évangile de Jean. Il s’agit bien sûr d’un conflit entre judéo-chrétiens johanniques et juifs rabbiniques.

• Une première version du quatrième évangile fut sans doute écrite dans les années 90, au lendemain de l’exclusion des chrétiens johanniques de la synagogue, pour conforter ces judéo-chrétiens johanniques désemparés en rassemblant leur patrimoine. Cette communauté déboussolée est aussi en proie à un conflit interne comme le montre les appels constants à l’amour entre les disciples. L’évangile veut donc sceller l’unité de la foi de cette communauté johannique.

• Cependant, la 1re épître de Jean montre que ce but n’a pas été atteint et qu’il en est résulté une nouvelle crise. Elle porte sur l’interprétation de l’évangile de Jean, et l’épître vise à en contrer une lecture gnosticisante.

• Les tentatives de 2 et 3 Jean montrent que 1 Jean n’a pas suffit à résoudre la crise. De même, 2 et 3 Jean ont aussi vraisemblablement été des échecs comme en témoignent les lectures gnostiques qui ont été faites de l’évangile. Lectures contre lesquelles, ou en faveur desquelles (?), 2 ou 3 Jean militent.

• Toujours est-il qu’après cette seconde crise, c’est la tendance gnostique qui l’emporte au début du 2e s. Plus tard, la grande Église se ressaisira de l’évangile de Jean pour l’utiliser contre la gnose. L’ensemble des traditions johanniques est alors recadré et labellisé par son insertion dans le canon qui vient domestiquer cette pensée originale. La théologie johannique survit ainsi à la disparition de sa communauté d’origine.

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Questions ouvertes …

Ce rapide panorama de la variété des christianismes au 1er siècle propose un certain nombre d’hypothèses plus ou moins plausibles, mais il laisse dans l’ombre de nombreuses questions. Citons en quelques unes pour relativiser une présentation qui pourrait paraître indûment exhaustive :

• Si Pierre est bien mort martyr à Rome, comme l’affirme de façon vraisemblable la tradition ultérieure, comment et pourquoi est-il arrivé là ? Que faisait-il à Rome ?

• Que se passe-t-il en Égypte ? Est-il imaginable que le judaïsme Alexandrin ait été tenu à l’écart de ces débats d’interprétation de « l’événement Jésus » ? Si c’était le cas, comment expliquer, dès le début du 2e siècle, la présence d’un christianisme gnostique florissant. La même question pourrait être posée pour la Mésopotamie.

• Quel est le devenir de la communauté de Jérusalem après la catastrophe de 70 ? Abandon de sa spécificité judaïque en intégrant le christianisme hellénistique, ou réintégration dans le judaïsme rabbinique ? Eusèbe parle d’un exode vers Pella (à l’est de la mer Morte), et dès le milieu du 2e siècle, Justin Martyr atteste de l’existence de mouvements judéo-chrétiens appelés les Ébionites. Ceux que, plus tard, Irénée et Épiphane considéreront comme hérétiques, sont-ils les descendants de la communauté dispersée de Jérusalem ?

Cette diversité, sans doute encore incomplète du fait des lacunes de notre documentation, pose bien sûr la question essentielle de la définition du christianisme.

Patrice Rolin

Cette présentation est redevable, entre autres, aux travaux de François Vouga (« Les premiers pas du christianisme », Labor et Fides, 1997 ; pour une brève introduction : « Le christianisme à l’école de la diversité », Éditions du Moulin, 2005).

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