Cahier : La naissance des christianismes
Les christianismes du premier siècle
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Le christianisme est né dans des conflits dinterprétation dont témoigne notamment le Nouveau Testament. Si lon veut conserver la métaphore végétale, cest à un bosquet dessences diverses quil convient de comparer le christianisme naissant. |
Le radicalisme itinérant a compris le message de Jésus de manière radicale, il se reconnaît dans les disciples que Jésus appelle et qui ont tout abandonné pour le suivre sur les chemins de Gali-lée (Mc 1,16-20).
Parmi eux et à leur tête, Pierre, figure emblématique (Mc 10,28 s.). Ces gens viennent des petites villes de Galilée et appartiennent au milieu des petits entrepreneurs, des commerçants et artisans, des collecteurs dimpôts... Cest sur leur lieu de vie quils ont connu Jésus. Ils se sont mis en route, trouvant un idéal dans la force libératrice de lannonce du Royaume. Ils ont suivi Jésus sur les routes de Galilée et de Palestine. Après Pâques, ils ont poursuivi luvre de celui qui les avait appelés et ils ont élargi leur mission bien au-delà (Ga 2,11).
Ladhésion à ce mouvement est vécue comme une rupture (Mc 3,34-35) : lirruption du Royaume requiert une conversion immédiate (Mc 1,14-15). Le cur de son message est lannonce du Royaume comme une réalité existentielle présente ; les guérisons et les exorcismes qui accompagnent leur prédication en sont les signes (Mc 6,6b-13). La mort de Jésus na pas de signification théologique particulière, elle est le lot de ceux qui vivent et annoncent le Royaume (Mc 8,34-36). La Résurrection est le signe par excellence de la puissance thérapeutique et libératrice du Règne de Dieu (Mc 16,7).
Pour les cercles sapientiaux, Jésus est dabord un maître de sagesse, voire la Sagesse même de Dieu. Nous leur devons beaucoup des paroles de Jésus recueillies par Matthieu et Luc (les logia de la source Q). On retrouve cette compréhension de Jésus, et des paroles parallèles, dans lévangile de Thomas.
Ce mouvement a aussi son origine en Galilée. Il est sédentaire et plutôt urbain. Après léchec de leur témoignage auprès de leurs coreligionnaires (Lc 7,31-32), ginalisée, voire persécutée, par les autorités religieuses et politiques juives (Lc 11,47-52 ; 12,11-12).Elle est donc conduite à une radicalisation apocalyptique : le Ressuscité est non seulement présent au travers de son enseignement sapientiel, mais il inspire les prophètes de la communauté. Ils ont la conviction de vivre la fin des temps.
Comme le précédent, ce mouvement se situe donc en rupture. Ses adeptes attendent désormais le retour prochain du Fils de lHomme qui doit venir sur les nuées (Lc 21,5-36). Leur prédication place ses auditeurs devant le jugement imminent de Dieu (Lc 3,17), dans lurgence dun choix crucial entre la perdition et le salut (Lc 12,5-10). Ils invectivent lIsraël incrédule et se lamentent sur sa malédiction (Lc 19,41 s.).
Ce mouvement investit peu théologiquement la mort de Jésus qui, après Jean-Baptiste (Lc 7,29-30 ; 16,16), meurt comme les prophètes (Lc 13,34). Cette mort éclaire le sens des persécutions dont il semble victime (Lc 6,22-23), comme elle éclaire les troubles politiques en Palestine et le sort funeste de Jérusalem (Lc 13,35).
Ces deux mouvements vont subir de plein fouet la crise causée par le retard de linstauration du Royaume pour le premier, ou, pour le second, le retard du retour glorieux du Fils de lhomme. Lavènement prochain sur lequel reposait leur espérance narrive pas, doù un recadrage indispensable. Jésus navait-il pas dit « En vérité je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela narrive. » (Mc 13,30) ? Plusieurs textes portent la trace dune telle crise (1 Th 4,13 ; 5,11 ; Mt 24,3 s. & parallèles).
À côté des missionnaires galiléens autour de Pierre, et des cercles sapientiaux se radicalisant, les textes du Nouveau Testament nous permettent de connaître avec beaucoup plus de certitudes lexistence de deux autres mouvements. Le livre des Actes en effet nous les présente explicitement comme deux groupes distincts et en conflit parmi les disciples : « les hellénistes » et « les hébreux » (6,1 s.). Contrairement aux précédents, ces mouvements ne se caractérisent ni par lexaltation des temps de la fin, ni par une certaine marginalité. Ce sont des gens raisonnables et installés.
Radicalisme itinérant et ordres sapientiaux : ces deux mouvements vont subir de plein fouet la crise causée par le retard de linstauration du Royaume pour le premier, ou, pour le second, le retard du retour glorieux du Fils de lhomme. Lavènement prochain sur lequel reposait leur espérance narrive pas, doù un recadrage indispensable.
Les hébreux forment la communauté de Jérusalem ; judéens, ils parlent laraméen et lisent la Torah en hébreu. Ils sont très attachés à leur identité juive et au Temple. Ils ont compris Jésus comme celui qui venait renouveler de lintérieur le judaïsme (Mt 5,17-20). Jésus est pour eux le « nouveau Moïse », linterprète ultime de la Torah quil vient accomplir ; il est le fondateur dun rabbinisme chrétien. Ils vont donc se tourner vers le peuple dIsraël seulement (Mt 10,5b-6) pour promouvoir un renouveau de la foi juive en conservant ses deux marques identitaires essentielles : la circoncision et le sabbat (Ac 15,1-5). De fait, ces pratiques renvoient à lensemble des prescriptions de la loi de Moïse.
La communauté de Jérusalem se comprend elle-même comme le centre du mouvement de Jésus, et entend contrôler ce qui se passe hors de la Judée (Ac 8,14 ; 11,22), ce qui ne va pas sans créer de conflits ! (Ac 15,1 s ; 21,20-21 ; Ga 2,11 s) Sa figure de proue est Jacques, le frère du Seigneur (Ga 2,12 ; Mc 6,3 ; Ac 15,13). Il semble donc que la succession de Jésus ait été conçue de façon « dynastique », le frère du Seigneur, lui succédant.
Lévangile de Matthieu a reçu des traditions de ce « rabbinat chrétien ». Mais quand il écrit (vers 80/85), la communauté de Jérusalem a été décimée, et ses membres sont en voie de marginalisation.
Les hellénistes, ainsi que les appellent les Actes, sont des chrétiens dorigine juive venant de la diaspora, et dont les ancêtres ont émigré de Palestine depuis longtemps. Ils sont de culture et de langue grecques. Sils ne parlent plus laraméen, ni ne lisent lhébreu, ils restent cependant attachés à leur identité et à leurs racines juives, quils maintiennent notamment à travers la lecture synagogale de la Septante (traduction grecque de la Bible hébraïque). Ils viennent à Jérusalem pour participer au pèlerinage de la Pâque, ou pour y terminer leur vie.
Les figures qui les représentent dans le Nouveau Testa-ment sont Étienne et Philippe (Ac 6 ; 8). Leur histoire, et leur proximité avec les païens leur ont fait comprendre le message de Jésus de telle sorte quils ne mettent plus laccent sur le Temple et la Loi.
Ils donnent un rôle plus important aux lois morales (Mc 2,27) quaux lois rituelles. Cela provoque, avec les judéo-chrétiens du mouvement précédent, de nom-breux débats qui transparaissent dans les récits de controverse entre Jésus et pharisiens. Les membres de ce mouvement sont plutôt des citadins bourgeois. Ils vivent leur christianisme en sappliquant à une certaine rigueur morale (Mc 12,28 s). À partir des Écritures, ils comprennent la mort de Jésus comme un acte salutaire de Dieu en faveur de lhumanité (Lc 24,27 ; Ac 8,32 s ; 1 Co 15,3).
Leurs bases de départ semblent être Antioche (Ac 11,19 s.), et Damas (9,10 s.). Actes 11,26 affirme en tout cas : « cest à Antioche que, pour la première fois, le nom de chrétiens fut donné aux disciples » (cest-à-dire aux hellénistes qui avaient fuit la persécution de Jérusalem). Au sujet de cette persécution des chrétiens, daprès Actes 8, notons que seuls les hellénistes doivent fuir, les douze et les hébreux pouvant demeurer dans la ville ...
Ces deux mouvements, hébreux et hellénistes, saffrontent, dans un débat « tradition ou nouveauté », sur la compréhension de « lévénement Jésus » : appelle-t-il une simple réforme du judaïsme, ou la nouveauté de lÉvangile fait-elle éclater le cadre ethnique et traditionnel du judaïsme pour donner naissance à une réalité nouvelle (Mc 2,21-22) ? Ce conflit dinterprétation porte sur deux points essentiels : la dimension ethnique du judaïsme / louverture aux païens ; et le salut obtenu par lobservance de la loi de Moïse / salut acquis par la mort de Jésus.
Voilà donc quatre des mouvements de la première génération, mais ce tableau nest pas exhaustif. Comment dautres juifs, venant de milieux hétérodoxes, les baptistes, les samaritains ou dautres, ont-ils interprété lévénement Jésus ? Nous lévoquerons plus loin à propos des origines du johannisme.
Avec Paul nous passons à la seconde génération. Si beaucoup de points restent obscurs, le paulinisme est néanmoins mieux connu. Les épîtres pauliniennes authentiques donnent accès à des informations de première main, et pour la suite les épîtres pseudépigraphes nous renseignent sur sa réception.
Voici quelques indications sur la trajectoire qui mène des premiers hellénistes au post-paulinisme de la grande Église en passant par Paul.
Lhéritage reçu par Paul
Outre lexpérience fondatrice de sa rencontre spirituelle avec le Crucifié-Ressuscité, dont on ne peut pas dire grand chose, il semble que Paul ait reçu ses rudiments de « christianisme » auprès des hellénistes de Damas ou dAntioche. En termes théologiques, on peut résumer la contribution des hellénistes au christianisme par ces trois intuitions :
Ils ont été les premiers à lire la mort de Jésus comme un événement de salut. « Jésus est mort, selon les écritures, pour le pardon des péchés. » (1 Co 15,1-5)
Dans leur mise en uvre de la Loi de Moïse, ils sattachaient plus à la dimension éthique quà la dimension rituelle des commandements.
Les hellénistes donnent un rôle plus important aux lois morales quaux lois rituelles. Cela provoque, avec les judéo-chrétiens du mouvement précédent, de nombreux débats qui transparaissent dans les récits de controverse entre Jésus et pharisiens.
Enfin, leur vie en diaspora au milieu dune population à forte majorité non juive les disposait à plus douverture vis-à-vis des païens que leurs coreligionnaires jérusalémites ou judéens.
Paul hérite de ces orientations, mais va les radicaliser au point quil sagit dun changement de paradigme.
La radicalisation paulinienne
Paul reçoit des hellénistes une compréhension de la mort de Jésus comme acte salutaire de Dieu en vue du pardon des péchés (1 Co 15,3), mais avec « la parole de la Croix » il va beaucoup plus loin. Lapôtre est le créateur de cette expression originale quil nutilise quune fois en 1 Co 1,18, mais qui fonde toute sa théologie. En effet, pour lui, la parole de la Croix ne désigne pas un élément du message chrétien parmi dau-tres. Elle est le centre et le tout de lÉvangile (1 Co 2,2 ; Ga 3,1). Que signifie donc cette expression ?
La Croix est parole. Elle agit en tant que message, et non comme un acte de salut efficace en lui-même (comme dans les interprétations sacrificielles de la mort de Jésus).
La parole de la Croix est paradoxale par nature et par nécessité : seul le scandale de la faiblesse et de la folie de la Croix peut ébranler les logiques humaines de puissance et domniscience, figurées par « les juifs et les grecs ».
La parole de la Croix renverse toutes les sécurités religieuses et autres que se construisent les hommes pour oublier leur finitude.
Les autres axes de la théologie de Paul découlent directement de la parole de la croix :
là où les hellénistes relativisaient les lois rituelles en mettant laccent sur les commandements éthiques, Paul disqualifie la Loi comme moyen de salut (Ga 2,16 ; 3,6-14). Il y a là un changement radical : le remplacement du régime de la Loi par le salut par grâce coupe court à toute tentative dautojustification : « Car si cest par la Loi quon atteint la justice, alors Christ est mort pour rien ! » (Ga 2,21)
il en va de même pour la place particulière que lindividu a chez Paul. Sans doute avait-il reçu des hellénistes une certaine ouverture aux païens, mais la parole de la Croix va transcender cette ouverture en la radicalisant en universalisme : « vous avez revêtu Christ. Il ny a plus ni Juif, ni Grec ; il ny a plus ni esclave, ni homme libre ; il ny a plus lhomme et la femme ; car tous, vous nêtes quun en Jésus Christ » (Ga 3,24-29).
Ainsi pour luniversalisme paulinien, lindividu reçoit son identité et sa dignité de Dieu seul, et non de sa naissance, de sa race, de son sexe, de son statut social, sa compétence, sa performance ou de toute autre détermination humaine (1 Co 15,10).
À la fin du 1er s. et au début du 2e, lautorité de Paul est détournée pour justifier lorganisation hiérarchique de lÉglise, une morale conservatrice, la constitution dun corpus de doctrines réputées « orthodoxes » et, en conséquence, le rejet des « hérétiques ».
Cette compréhension de la mort de Jésus est donc radicalement nouvelle et donne toute sa force à la pensée de lapôtre. Dinterprétée quelle était, la Croix devient « interprétante ». Elle est critique des logiques humaines, et subversive. Il nest donc pas surprenant que du temps de Paul jusquà présent, on se soit méfié de laudace de lapôtre.
Paul après Paul
Pour le paulinisme après la mort de lapôtre (vers 64 ?), lenjeu est dadapter sa pensée aux nouveaux défis rencontrés par les communautés pauliniennes (ainsi les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens). Il sagit de fixer linterprétation de son uvre en un système de convictions cohérent et plus universel que ses épî-tres circonstancielles. Paul, comme dautres apôtres, devient une figure dautorité validant les écrits qui circulent sous son nom. Ceci suppose un réseau de communautés se réclamant de lui, ou en tout cas se reconnaissant dans sa filiation théologique.
Paul malgré Paul
À la fin du 1er s. et au début du 2e, lautorité de Paul est détournée pour justifier lorganisation hiérarchique de lÉglise, une morale conservatrice, la constitution dun corpus de doctrines réputées « orthodoxes » et, en conséquence, le rejet des « hérétiques ». Le christianisme est devenu une « sainte doctrine » à préserver de toute déviation. On trouve ce thème nouveau dans les épîtres dites « pastorales » (1 Tim 1,10 ; 6,3 ; 2 Tim 4,3 ; Tt 2,9). Cest peut-être à cette orthodoxie naissante qua eu affaire le johannisme évoqué maintenant.
À lorigine de lévangile et des trois épîtres johanniques, ce mouvement présente des différences importantes avec les traditions pauliniennes et synoptiques quant au langage et à la conceptualité. Il semble que les milieux porteurs de cette tradition aient eu peu de contacts avec les autres mouvements du christianisme. De plus, lévangile de Jean est le résultat de plus de soixante années délaboration théologique. Nous avons donc affaire à une théologie de 3e, voire de 4e génération. Avec les épîtres cest encore une ou plusieurs décennies de conflits dinterprétation qui sajoutent. Relevons quelques unes des particularités de ce mouvement.
Rivalité polémique avec les baptistes
Si le ministère de Jean-Baptiste (JB) est un thème commun à lévangile de Jean et aux synoptiques, il y a plusieurs différences :
Les passages sur JB ou le baptême y sont plus nombreux que dans les synoptiques. Ces passages affirment systématiquement la supériorité de Jésus sur le Baptiste (3,23-30 ; 5,33-36 ; 10,40-42).
Chez Jean, le ministère de JB nest pas dappeler à un baptême de repentance, mais de témoigner de Jésus qui vient (Jn 1,6-8 ; 15 ; 19-39).
Par « gnose », on désigne une spiritualité qui voit dans la connaissance (gnosis en grec) de mystères célestes la voie du salut. La pensée gnostique est fondamentalement dualiste. Dans ce monde livré aux ténèbres, lhomme est aliéné de sa véritable nature qui le destinait au monde divin.
Pour le 4e évangile, certains des premiers disciples de Jésus avaient été des disciples de JB (1,35-37).
Enfin, pour cet évangile, Jean-Baptiste a continué de baptiser de son côté, alors même que Jésus avait déjà commencé son ministère (3,22-24).
Autant dindices que le judéo-christianisme johannique eut sans doute en ces origines une certaine proximité, voire une concurrence, avec les mouvements baptistes.
Les milieux samaritains
Une autre spécificité de lévangile de Jean est son intérêt particulier pour la Samarie :
Le récit de la longue rencontre entre Jésus et la Samaritaine en Jn 4 contient à lui seul deux fois plus les mots Samarie/Samaritain que les trois autres évangiles réunis.
Daprès Jean, cette rencontre provoque non seulement sa conversion, mais celle de son village où Jésus reste deux jours.
Plus loin, Jésus est accusé par les juifs dêtre « un Samaritain et un possédé » (8,48).
Pourquoi cette insistance sur un milieu juif marginal et hétérodoxe ? Dautant que lévangile de Jean présente des convergences avec la théologie samaritaine concernant la critique radicale du temple de Jérusalem (2,19 ; 4,21-23), les titres messianiques de prophète (4,19 ; 6,14 ; 7,40 ; 9,17) et de roi dIsraël (1,49 ; 12,13), ou la conception de Taheb (= celui qui revient ; Jn 4,25), le « messie » samaritain.
Faute de documentation suffisante, il est difficile davoir des certitudes, mais les liens entre le mouvement johannique naissant et le terreau samaritain semblent profonds.
Le johannisme et la gnose
Par « gnose », on désigne une spiritualité qui voit dans la connaissance (gnosis en grec) de mystères célestes la voie du salut. La pensée gnostique est fondamentalement dualiste. Dans ce monde livré aux ténèbres, lhomme est aliéné de sa véritable nature qui le destinait au monde divin. Seule, la « connaissance de la lumière den-haut » peut libérer lhomme afin quil retrouve sa patrie divine.
Or le johannisme présente bien un certain dualisme : Dieu et le monde (cosmos dans un sens déprécié) ; lumière et ténèbres (1,5 ; 8,12 ; 1 Jn 1,5) ; en-haut et en-bas / céleste et terrestre (3,12) ; vérité et mensonge (8,44 ; 1 Jn 2,21.27) ; etc.
On trouve même chez Jean le thème de la « connaissance de la vérité den haut comme nouvelle naissance », un motif qui a de nombreux parallèles dans lÉvangile de vérité et dautres textes de la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi.
Ces différents thèmes se retrouvent ici ou là dans la littérature paulinienne et les évangiles synoptiques, mais Jean va bien plus loin dans lutilisation de ces concepts pré-gnostiques : son Christ est un Christ cosmique et pré-existant qui a pour nom logos, et apporte vie, lumière et vérité aux hommes. Cest donc une représentation très proche de ce qui deviendra le mythe gnostique du révélateur divin qui sous-tend la christologie johannique. De même, comme dans la gnose, le Révélateur et le monde ne peuvent pas se comprendre, ils parlent en effet un langage différent (1,5.9-10 ; 8,43).
Lutilisation de ces concepts permet au 4e évangile de développer une Christologie originale (dite « haute ») : Jésus est la manifestation du logos préexistant qui vient du Père et retourne au Père.
Pourtant, si lévangile de Jean utilise le vocabulaire, et certains concepts gnostiques ou pré-gnostiques, il se distingue aussi radicalement de cette pensée sur plusieurs points essentiels :
Alors que le gnosticisme affirme que le monde est la création dun démiurge mauvais, le prologue de Jean affirme au contraire que le logos rédempteur est aussi le logos créateur du monde (1,1-18), et que celui-ci aime le monde (3,16).
La tendance gnostique lemporte au début du 2e s. Plus tard, la grande Église se ressaisira de lévangile de Jean pour lutiliser contre la gnose. Len-semble des traditions johanniques est alors recadré et labellisé par son insertion dans le canon qui vient domestiquer cette pensée originale. La théologie johannique survit ainsi à la disparition de sa communauté dorigine.
Bien que le prologue de Jean fasse penser à un discours de révélation gnostique, la notion dincarnation du logos dans le monde (1,14 ; 6,42 s. 53 s.) est opposée à la gnose. Cest même, pour Jean, un événement essentiel de lhistoire du salut. Lévangile ne permet aucun docétisme : même sil maîtrise sa Passion avant de retourner au Père, Jésus est bien un être de chair et de sang qui meurt crucifié.
Enfin, en Jean, toutes les dénominations gnostiques appli-quées aux figures célestes censées donner accès à cette connais-sance salvatrice quest la gnose, sont concentrées sur la seule personne de Jésus (1,18 ; 5,37 ; 6,46).
Ces remarques ont amené certains à voir dans le quatrième évangile un écrit anti-gnostique. Mais Jean ne polémique pas contre des mouvements gnostiques, il utilise simplement le matériel lexical et conceptuel de la gnose en gestation dans son milieu.
Trajectoire du johannisme
Après ce rapide examen des racines du judéo-christianisme johannique, constatons que nous sommes sans cesse renvoyés à des tendances juives hétérodoxes. Cest que le johannisme a connu un développement original au sein de la diversité des judaïsmes davant 70, séparé des autres grands courants du christianisme naissant. De fait, il semble bien que dans les années 80, les judéo-chrétiens johanniques vivaient encore leur foi dans le cadre de la synagogue. En effet, le Jésus de Jean est le seul à annoncer à ses disciples leur exclusion des synagogues. Ce thème revient 3 fois (9,22 ; 12,42 ; 16,2). Que sest-il passé ?
En réaction à la destruction du temple de Jérusalem en 70, le judaïsme se structure autour de son pôle pharisien donnant naissance au judaïsme rabbinique. Ce recentrage passe par lexclusion de toutes les tendances hétérodoxes (du point de vue rabbinique). Avec dautres, les judéo-chrétiens johanniques sont donc exclus. Ils se trouvent privés du réseau de solidarité que constituait la synagogue, et ils ne peuvent plus bénéficier du statut de religion licite accordé au judaïsme par Rome. Ils doivent donc se soumettre au culte de lempereur. Cette exclusion est durement ressentie et explique largement les paroles très dures à légard des juifs que lon trouve dans lévangile de Jean. Il sagit bien sûr dun conflit entre judéo-chrétiens johanniques et juifs rabbiniques.
Une première version du quatrième évangile fut sans doute écrite dans les années 90, au lendemain de lexclusion des chrétiens johanniques de la synagogue, pour conforter ces judéo-chrétiens johanniques désemparés en rassemblant leur patrimoine. Cette communauté déboussolée est aussi en proie à un conflit interne comme le montre les appels constants à lamour entre les disciples. Lévangile veut donc sceller lunité de la foi de cette communauté johannique.
Cependant, la 1re épître de Jean montre que ce but na pas été atteint et quil en est résulté une nouvelle crise. Elle porte sur linterprétation de lévangile de Jean, et lépître vise à en contrer une lecture gnosticisante.
Les tentatives de 2 et 3 Jean montrent que 1 Jean na pas suffit à résoudre la crise. De même, 2 et 3 Jean ont aussi vraisemblablement été des échecs comme en témoignent les lectures gnostiques qui ont été faites de lévangile. Lectures contre lesquelles, ou en faveur desquelles (?), 2 ou 3 Jean militent.
Toujours est-il quaprès cette seconde crise, cest la tendance gnostique qui lemporte au début du 2e s. Plus tard, la grande Église se ressaisira de lévangile de Jean pour lutiliser contre la gnose. Lensemble des traditions johanniques est alors recadré et labellisé par son insertion dans le canon qui vient domestiquer cette pensée originale. La théologie johannique survit ainsi à la disparition de sa communauté dorigine.
Ce rapide panorama de la variété des christianismes au 1er siècle propose un certain nombre dhypothèses plus ou moins plausibles, mais il laisse dans lombre de nombreuses questions. Citons en quelques unes pour relativiser une présentation qui pourrait paraître indûment exhaustive :
Si Pierre est bien mort martyr à Rome, comme laffirme de façon vraisemblable la tradition ultérieure, comment et pourquoi est-il arrivé là ? Que faisait-il à Rome ?
Que se passe-t-il en Égypte ? Est-il imaginable que le judaïsme Alexandrin ait été tenu à lécart de ces débats dinterprétation de « lévénement Jésus » ? Si cétait le cas, comment expliquer, dès le début du 2e siècle, la présence dun christianisme gnostique florissant. La même question pourrait être posée pour la Mésopotamie.
Quel est le devenir de la communauté de Jérusalem après la catastrophe de 70 ? Abandon de sa spécificité judaïque en intégrant le christianisme hellénistique, ou réintégration dans le judaïsme rabbinique ? Eusèbe parle dun exode vers Pella (à lest de la mer Morte), et dès le milieu du 2e siècle, Justin Martyr atteste de lexistence de mouvements judéo-chrétiens appelés les Ébionites. Ceux que, plus tard, Irénée et Épiphane considéreront comme hérétiques, sont-ils les descendants de la communauté dispersée de Jérusalem ?
Cette diversité, sans doute encore incomplète du fait des lacunes de notre documentation, pose bien sûr la question essentielle de la définition du christianisme.
Cette présentation est redevable, entre autres, aux travaux de François Vouga (« Les premiers pas du christianisme », Labor et Fides, 1997 ; pour une brève introduction : « Le christianisme à lécole de la diversité », Éditions du Moulin, 2005).
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Numéro 192 |
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