Deux récentes
expositions proposées par la galerie Robert Miller de New York
présentaient récemment les derniers travaux du peintre
français Pierre Soulages, les regroupant dans deux séries
intitulées respectivement « Outre-noir » et «
Au-delà du noir ». Ces titres évocateurs disent
d’eux-mêmes la profondeur et l’intensité de cette
œuvre singulière, exigeante et pourtant si limpide et immédiate.

Pierre Soulages, Gouache 2004-88.
© ADAGP, Paris, 2006
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Les grandes peintures des dernières années
présentent souvent un fond noir, finement striées à
la verticale, à l’horizontale, ou par la diagonale, d’une
ligne blanche, grise, bleue ou ocre. Pour moi, et aussi surprenant que
cela puisse paraître, ces toiles ne racontent rien de moins que
le transpercement de la lumière, l’éblouissante insolence
du matin qui vient, l’ensemencement encore fragile et hasardeux
du jour qui perce sans que l’on sache réellement pourquoi.
La surface de ces tableaux, impressionnante, massive
et prégnante, semble échapper à toute durée.
Recouvrant la totalité de la toile, le noir paraît n’avoir
jamais commencé ; il est là, donné, acquis, tel
le grand noir qu’on imagine être celui des origines, ou celui
des débuts aveugles de la vie, ou bien encore celui de la chambre
obscure où, petit à petit, la lumière va poindre
et se laisser entrevoir. Tous les enfants de la peur du noir, seuls
dans leur chambre, savent, eux, que la lumière demande du temps
et vient avec lui. C’est le temps, insaisissable, des débuts
de la lumière que raconte Soulages dans son œuvre. Le trait,
la légère striure qui ouvre la toile au-delà d’elle-même,
nous entraîne ainsi dans l’« outre-noir ».
Chez Soulages, la lumière vient se réfracter
sur le noir. C’est sans doute là que réside la grande
originalité de son travail. Ce n’est pas simplement par
effet de contraste que le bleu, l’ocre, ou le blanc deviennent
si intenses. C’est leur réfraction sur le noir qui rehausse
leur propre intensité et qui rend, du même coup, ce noir
plus lumineux. Le trait de lumière, la rature du noir, la faille
dans la masse obscure, peuvent faire signe : celui d’une transcendance.
C’est finalement elle qui viendrait se réfracter sur l’immanence
de la masse noire, sur la contingence de la terre et de nos zones d’ombre.
Nous pourrions dire alors que le Dieu qui transforme l’humanité
se laisse réfracter par celle-ci et transparaît à
travers elle ; expression finalement commune d’une théologie
de la grâce qui, loin de dévaloriser l’humain, le
valorise et considère que c’est aussi à travers nous
que Dieu se rend proche et vrai.
Tout ce qu’en théologie nous nommons Dieu,
l’ultime, la transcendance, l’infini, renvoie selon moi à
cet éblouissement du noir surmonté, tout à la fois
déchiré et embelli, affronté et retenu. Le noir
est affronté afin de tendre vers un ailleurs, et retenu afin
de garder la trace de ce vide originel et immémorial dont nous
venons. Dieu, comme la lumière, est pour moi ce moment décisif,
extatique, tout à la fois inscrit dans le temps et hors du temps,
où la masse brute, sans forme, chaotique, se trouve transmutée
et transfigurée en un monde possible et enfin lumineux. 