
« Jésus … était fils, pensait-on, de Joseph
…, fils de David…, fils de Juda » (Lc 3,23-34)
De nombreux pères de l’Église
ont considéré Joseph, vendu en Égypte par ses frères
et néanmoins sauveur de sa famille, comme une préfiguration
du Christ. Cette lecture messianique qui se trouve par exemple chez
Astérius d’Amasée (début du cinquième
siècle) a deux racines : une certaine lecture juive de l’histoire
de Joseph, mais aussi la présentation de Jésus comme messie
dans les évangiles synoptiques qui, pour ce faire, recourent
à des motifs de l’histoire de Joseph. Cette présentation
de Jésus semble elle-même dépendre d’une idée
que l’on retrouve notamment dans le Talmud, mais qui est sans doute
bien plus ancienne ; il s’agit de la théorie des deux messies.
Selon cette idée, le premier messie est appelé fils
de Joseph. Il aura comme mission de rassembler les nations mais succombera
sous les coups d’une sorte d’ « Antéchrist ».
C’est alors que surgira le deuxième messie, fils de David
et fils de Juda pour instaurer son règne en Israël. Cette
idée se base sur un certain antagonisme entre Joseph et Juda
dans le récit de Genèse 37-50, et sur une réception
ambiguë du personnage de Joseph dans certains milieux juifs, gênés
par sa trop grande ouverture aux « païens » (dans le
récit de la Genèse, Joseph est à la fois expert
en magie égyptienne et gendre d’un grand prêtre d’Héliopolis).
Certains rabbins avaient alors considéré que le vrai héros
du roman de Joseph était Juda, lequel sauve son frère
Benjamin et rétablit la paix dans la famille de Jacob-Israël.
Dans la théorie des deux messies, celui qui est fils de Joseph
tente de faire réussir son projet en s’ouvrant à
l’Égypte, archétype des nations, alors que Juda,
ayant surtout à cœur le bien-être de sa famille, devient
le symbole d’un messie qui rayonne à partir d’Israël.
Les auteurs des évangiles semblent connaître cette idée
des deux messies ; ils cherchent à démontrer que Jésus
réunit en lui les aspects du premier et du deuxième messie.
Dans les généalogies proposées par Luc et Matthieu,
Jésus descend de Juda et de David, mais son père s’appelle
justement Joseph. Jésus a une double origine : il vient de Nazareth,
située dans le territoire de Joseph, mais il naît, à
en croire Luc, à Bethléem, appartenant à la province
de Judée et lieu d’origine de David. Mais on trouve également
des occurrences où Jésus apparaît comme une réhabilitation
du messie fils de Joseph, contre un messie « judéen ».
Comme dans le récit de Genèse 37-50, où Juda se
singularise parmi les douze frères, dans les évangiles,
c’est Juda qui va se marginaliser au sein des douze disciples.
Dans la Genèse, Juda propose de vendre Joseph ; dans les évangiles,
c’est aussi Juda qui va livrer Jésus pour 30 pièces
d’argent. En Gn 37 la décision de vendre Joseph est suivie
d’un repas des frères ; dans les évangiles, c’est
au cours du dernier souper de Jésus avec ses disciples que Juda
se révèle comme adversaire de Jésus. On peut lire
ces motifs dans le cadre d’une réhabilitation du messie
fils de Joseph contre un messie limité au judaïsme. En Genèse
37, les frères décident de faire croire au père
que Joseph a été tué, pour rétablir ainsi
la paix à l’intérieur de la famille ; dans les évangiles,
Jésus meurt effectivement, mais sa mort se transforme en message
de résurrection et en éclatement de la « famille
» des disciples, car ceux-ci sont envoyés apporter la bonne
nouvelle à toutes les nations.
Si, comme l’ont bien senti les pères de l’Église,
certains textes néotestamentaires s’inspirent de la figure
de Joseph pour affirmer la messianité de Jésus, d’autres
textes insistent également sur sa filiation davidique et judéenne.
Ainsi Jésus réunit en sa personne l’enracinement
du christianisme dans le judaïsme, ainsi que sa vocation universelle.

Thomas
Römer