Milieu des années
70, au cœur du Yorkshire, le pays des Sœurs Brontë. Un
tout jeune homme de 25 ans, Martin Parr, rejoint une communauté
d’artistes comme il en fleurit tant. Là, il regarde s’éteindre
la classe des travailleurs, ouvriers et employés, à laquelle
Margaret Thatcher donnera bientôt le coup de grâce et que
son grand-père, George Parr, membre de la Royal Photographic
Society, n’a cessé de photographier depuis un demi siècle.
Le jeune homme pose son noir et blanc sur les gestes ultimes, les vestiges
de convivialité, les rites sociaux, le dénuement, l’avenir
sans dessein.
Dans une chapelle baptiste entre Hebden et Sowerby, des
vieux prennent le thé. Drôle d’endroit pour une drôle
de Cène. Le jeune Martin construit son image comme l’aurait
fait un peintre de la Renaissance. Perspective, symétrie, profondeur,
sainte conversation du sacré et du profane, intimité et
scission entre le monde céleste et celui des hommes. Mais c’est
une assemblée de sales têtes qu’il photographie. La
Cène a beau s’inspirer de celle de Vinci à Milan,
le Christ et ses apôtres font la gueule, celle des gens du pays,
quelque chose entre une mosaïque byzantine qui aurait mal tourné
et une pub pour la bière locale. On n’est pas dans l’épure,
on est dans le Yorkshire.
Mais
Jésus sans la barbe et la vieille dame sans son chapeau ont le
même visage : préoccupé, songeur, réfléchi
; ils sont tous deux ensemble et ailleurs.Tous deux plus ou moins à
la veille de mourir. Tous deux au centre, elle comme son ombre portée
à lui, négatif de sa clarté messianique, tous deux
promis à l’abandon, ignorés pour ce qu’ils sont.
Leurs gestes se poursuivent et se confondent, traversant l’évangile
ouvert et peint sur le mur, faisant d’elle son ministre, préparant
le thé comme il a rompu le pain et donné le vin à
boire. Geste élu répété dans la cérémonie
domestique. L’effarement des yeux du Christ au terme de ce dernier
repas se clôt par les paupières baissées de la vieille
dame sur sa tasse, dérisoire calice de leurs deux sacrifices.
Tandis qu’en haut les apôtres braillards s’écoutent
crier, en bas, les dos tournés des vieux amis tirent déjà
sur la femme le rideau de leur silhouette usée. La vie a passé.
Par un effet de traversée des miroirs, le réalisme
contemporain, cruel et pathétique, réfléchit le
don spirituel, la commémoration du mystère, l’irrémissible
isolement de toute fin. La fresque embarrassée et laide trouve
sa vocation la plus élevée parce qu’elle est là
où se trouve ce thé désuet et cette burlesque capeline.
Ils ne sont rien, Christ de faubourg et vieille tremblante, s’ils
ne sont tous les deux. Par sa construction implacable, leur portrait
ne se conçoit plus que dans la coexistence.
Comme la photographie capte un instant mêlé
à de la lumière sans rien arrêter du temps, je les
vois sur l’image fixe venir, être et devenir l’un par
l’autre, l’un à cause de l’autre. L’épreuve
de la photographie me les révèle, impose leur union, dévoile
leur histoire, efface l’espace dépourvu de signification
où ma raison aurait dû légitimement les assigner.
Ils communient et s’appartiennent, tournés vers moi qui
trouve, en portant mon regard sur eux, le sens de ma solitude et celui
de sa rupture. 