Florence Taubmann : « Ni
putes ni soumises », voici un nom provoquant, un nom qui fait
choc !
Mohammed Abdi : Cette association
est née d’un cri, d’un appel au secours. En 2003, Fadela
Amara, avec d’autres, prend vraiment conscience d’une dégradation
rapide de la condition des filles dans les banlieues : il y a d’un
côté les « tournantes » (viols collectifs)
qui se multiplient, et de l’autre la pression religieuse, particulièrement
intégriste, qui augmente. L’association est créée,
commence ses actions, et trois mois plus tard, comme pour confirmer
l’urgence, survient le drame de la jeune Sohanne, brûlée
vive pour avoir éconduit un garçon de sa cité.
F.T. : On se souvient des premières manifestations publiques
de « Ni putes ni soumises », des marches de protestation…
Et aujourd’hui ?
M.A. : Il y a plus de dix mille adhérents ; des comités
existent dans de nombreuses villes de France et d’Europe. Et en
Égypte, au Maroc, dans plusieurs pays arabes, ce mouvement sert
de repère ou de cadre aux associations de femmes qui luttent
pour l’égalité et la liberté. Car il s’agit
vraiment d’un féminisme populaire et d’urgence.
F.T.
: Votre association a donc une forte portée sociale, mais aussi
une dimension politique ?
M.A. : Dans le contexte que nous vivons, de difficulté économique
des populations immigrées, de montée de l’islamisme
radical, et de doute sur le politique, il est impossible de séparer
complètement les questions sociale, politique, et même
religieuse. Il faut aller au fond du problème, et la cause des
femmes oblige à aller au fond du problème. Ce que «
Ni putes ni soumises » a compris, c’est que quand les femmes
sont maltraitées, asservies, ou complètement cachées
sous un voile, c’est toute une société qui va mal,
quand elles peuvent se montrer, parler, participer librement à
la vie du pays, c’est un signe de démocratie…
F.T. : Êtes-vous en train de me parler d’un choc des civilisations
?
M.A. : Je n’adhère pas du tout à la théorie
du choc des civilisations, car je crois à une grande chaîne
de solidarité des civilisations entre elles, où chacune
à son tour doit jouer son rôle. Le choc des civilisations
est un leurre entretenu par ceux qui le désirent pour soutenir
leur haine de l’autre. Un exemple : contrairement à ce que
font croire les islamistes, très nombreux sont les musulmans
que l’affaire des caricatures du prophète Mohammed, ou celle
des propos du pape, laissent complètement indifférents.
Cela n’a rien à voir avec leur vie quotidienne, leur pratique
concrète, plus ou moins régulière, de l’islam.
En France les musulmans ont la chance incroyable de vivre librement
avec les autres religions, dans un pays où l’antériorité
ne donne pas de privilège en droit. Cela vaut le coup –
et c’est ce que fait « Ni putes ni soumises » –,
de défendre de manière claire et ferme les valeurs de
la République et la valeur de la laïcité.
F.T. : Vous avez milité en faveur de la loi interdisant les
signes religieux à l’école ?
M.A. : Sans nuances et sans concessions ! Les concessions sont trop
dangereuses aujourd’hui. L’islamisme radical se nourrit de
la haine de l’Occident, qu’il tente de propager dans le monde
arabo-musulman et chez les musulmans des pays occidentaux. Mais cette
haine vise moins les maux des sociétés libérales
: l’injustice, les discriminations, la folie consumériste,
que ce que l’Occident a de meilleur et de plus universel : la liberté,
l’égalité des hommes et des femmes, les droits de
l’homme. Qu’on le veuille ou non, le voile est un symbole
de cette lutte contre la liberté des femmes. Si on veut les aider,
il ne faut surtout pas « se voiler la face » en parlant
de respect de la différence culturelle. Dans cette affaire, la
communauté musulmane de France a raté une grande occasion
de conclure un pacte clair avec la République. Le fait d’avoir
mal mené ce débat fait qu’aujourd’hui on n’est
pas armé pour débattre vraiment sur la liberté
d’expression.
F.T. : Pour vous Mohammed tout doit pouvoir se dire ?
M.A. : Oui, tout est permis même si tout n’est pas utile.
S’il y a la moindre réserve sur la liberté d’expression,
le dialogue n’est pas possible ; on entre dans la langue de bois.
Or aujourd’hui il faut un dialogue véritable et exigeant
à tous les niveaux, et en particulier au niveau interreligieux.
L’islam est le plus jeune des trois monothéismes. Il lui
faut régler, de manière interne, la question de l’intégrisme,
et de qu’on appelle la tentation du « fascisme vert ».
Le dialogue interreligieux peut le stimuler pour qu’il avance mieux
et plus vite dans ce travail. Alors il pourra apporter toute sa richesse
et partager ses biens spirituels, qui sont immenses.
F.T. : Mais l’islam n’a-t-il pas la prétention d’être
l’ultime révélation et donc le désir de convertir
la terre entière ?
M.A. : C’est la rançon de l’universalisme. Le christianisme
connaît bien cela, et a longtemps compris sa mission comme une
obligation de convertir tous les peuples. Il ne faut jamais oublier
que l’islam est plus jeune de six siècles ; il lui faut
entrer en modernité, c’est-à-dire dans une vision
pluraliste des choses et dans un fonctionnement démocratique.
Mais pour l’instant la modernité fait peur, d’où
tous ces phénomènes de rejet qu’on voit parce qu’ils
sont médiatisés, alors que beaucoup de musulmans sont
déjà, heureusement, entrés en modernité.
F.T. : Mais ce qui peut faire peur dans la modernité, c’est
l’écroulement de la religion, c’est l’athéisme…
M.A. : À partir du moment où on accepte la liberté
de la conscience individuelle, on accepte la possibilité de l’athéisme.
Mais si on ne l’accepte pas, on tourne en rond, on est enfermé
dans ce que Michel Foucaut appelle « l’ordre du discours
», c’est-à-dire qu’on ne rencontre jamais les
vraies questions que la vie, la réalité et la raison humaine
posent à la religion. Et on ne permet pas que s’élabore
la séparation nécessaire entre l’espace politique
et l’espace religieux.
F.T. : Même sans cette séparation, de bonnes choses sont
possibles. Si l’on pense à la réforme du code de
la famille au Maroc, je crois que c’est en s’appuyant sur
le Coran que le roi Mohammed VI a pu procéder à des changements
importants.
M.A. : Mohammed VI est non seulement roi du Maroc mais aussi Commandeur
des croyants. En même temps il a vraiment une volonté d’évolution
et d’ouverture pour son pays et son peuple. Il a également
créé une école pour que des femmes puissent devenir
imams, ou conseillères religieuses. Mais il est freiné
par le poids et l’influence des groupes islamistes au Maroc. Pour
ma part je ne pense pas qu’on puisse éviter une vraie séparation
entre le religieux et le politique, ce que justement propose la modernité
démocratique.
F.T. : À voir maintenant et dans l’avenir si la sécularisation
de l’islam est possible ou non, sans loi imposant la laïcité
?
M.A. : Personnellement je suis toujours pour la loi, et je retiens
cette phrase de l’abbé Grégoire : « Entre le
faible et le fort, c’est la liberté qui opprime le faible
et c’est la loi qui le protège. »
F.T. : Une dernière question Mohammed : êtes-vous croyant
?
M.A. : Oui, mais j’ai une pratique religieuse libérale
et une relation très intime et secrète avec Dieu. Je ne
peux ni ne veux laisser quiconque interférer dans cette relation
en me disant ce que je dois croire...
Mohammed Abdi
Propos recueillis par Florence Taubmann