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Numéro 204
Décembre 2006
( sommaire )

Cahier : Jésus dans la littérature

par Bernard Félix

Pierpaolo Pasolini, Il Vangelo secondo Matteo, photograme du film de 1964, Photographie de Tonino Delli Colli

On ne peut nier l’influence profonde que la figure de Jésus a eue, en Occident, à travers les âges. On trouve une littérature impressionnante sur le Nazaréen et, de nos jours, tous les médias se sont emparés du sujet. Malgré la déchristianisation, Dieu intéresse et même Dieu fait vendre à condition d’y ajouter un zeste de scandale… La publicité s’est donc emparée des thèmes religieux. Le cinéma et la télévision aussi. Depuis les premiers temps du film muet, bien des œuvres cinématographiques se sont inspirées des évangiles. L’importance des films par rapport aux romans vient de leur large audience, qui dépasse le cercle des croyants.

On remarque depuis la fin des années 1970, un souci de plus en plus grand de redécouvrir la dimension humaine et historique du personnage de Jésus. Trois exemples :

Nikos Kazantzakis est un écrivain plusieurs fois porté à l’écran. En 1955 il écrit La dernière tentation du Christ qui fait scandale ; il y montre un Jésus proche de chaque homme, souffrant, et engagé dans une bataille entre l’esprit et la chair. Dans le film de Scorsese (1988), tiré de ce roman, Jésus doute, ne découvre que progressivement son destin, refuse d’admettre qu’il est le Messie. La grande « tentation » qu’il éprouve est celle de se trahir lui-même, en choisissant une existence paisible au lieu de rester fidèle à son « appel » intérieur.

Jacques Duquesne écrivit Jésus en 1994 ; il s’y montre soucieux de dépouiller le personnage de Jésus des éléments mythiques que lui prête la tradition, et de rejoindre les préoccupations et les questionnements actuels. Serge Moati en 1999 en fit l’adaptation ; ce téléfilm constitue une tentative très intéressante de cerner le « Jésus historique » à travers son contexte sociopolitique et culturel.

L’Évangile selon Pilate, best-seller d’Éric-Emmanuel Schmitt (2000), a pour fil directeur le doute ; Yéchoua s’interroge sur sa propre nature, la nature de sa mission. Schmitt déclare : « Jusqu’à la fin, il n’est sûr de rien. En ce sens, l’incarnation n’est pas une énigme, avec solution, mais bien un mystère ». Il ajoute aussi : « Je ne choisis pas mes sujets : ils s’imposent […] Je ne suis qu’un tympan qui vibre avec son époque. À travers ce roman, j’ai souhaité que la question de Jésus redevienne une question personnelle pour les athées […] Ce que j’écris me dépasse ». Belle conclusion sur le rôle de l’écrivain !

Bernard Félix nous conduit à travers des siècles de littérature portant sur la figure de Jésus, en s’appuyant sur le travail du père jésuite André Dabezies, professeur de littérature française comparée, publié en 1987 sous le titre Jésus-Christ dans la littérature française (Desclée). Nous parcourons ainsi une histoire de la foi. feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Figures de Jésus dans la littérature française

Exposer comment notre littérature a vu la figure de Jésus à travers siècles, genres littéraires et auteurs, était notre propos initial. Ce sujet étant fort vaste, nous avons limité notre ambition à la présentation de quelques auteurs dont nous avons classé les citations en trois thèmes :

Raconter Jésus, sa vie au milieu des hommes, sa mort et sa résurrection, son rôle dans le plan de Dieu pour le salut de l’humanité.

Adorer Jésus, Dieu en Jésus, méditer son Incarnation et sa Passion, rendre grâces à Dieu pour ce que son Fils nous a apporté.

Rencontrer Jésus, thème plus moderne ; la rencontre de Jésus dans la personne de l’autre, du plus petit d’entre nos frères, tient dans notre littérature une place grandissante depuis deux siècles au moins.

Raconter Jésus

Il s’agit d’exposer aux fidèles quel homme a été Jésus en son temps, dans le monde juif au milieu duquel il est né. Alors que l’origine judaïque de Jésus est une redécouverte des temps modernes, les auteurs anciens le font vivre dans un monde conventionnel, celui de leur époque. Leur souci est de centrer leur présentation sur ce qui est pour eux le noyau de la foi, telle qu’elle découle du symbole des Apôtres et des épîtres de Paul : la mort et la résurrection de cet homme souffrant et élevé par Dieu, selon les annonces des prophètes (on en cherche au besoin, tant le désir de lier l’Ancien Testament au Nouveau est vif). Le visage de Jésus passe, du Vendredi saint à Pâques, d’un visage tragique et infiniment douloureux à un visage glorieux où reviennent des réminiscences des dieux ou des héros de l’Antiquité descendant aux enfers et en remontant.

Le propos de ces auteurs est d’expliquer comment, à travers Jésus, Dieu est intervenu dans l’histoire des hommes. Les faits et gestes de Jésus sont donnés comme historiques, mais le sens véritable se décrypte, au-delà de l’anecdote, en méditant les symboles que ces textes véhiculent.

Au début du XIIIe siècle, dans son Roman de l’Histoire du Graal, Robert de Boron met en scène Jésus. Ce dernier explique à Joseph d’Arimathée les circonstances et les raisons de la Croix. C’est, dit-il, son Père qui a pris cette décision pour sauver l’humanité tombée par la faute d’une femme, affirmation très misogyne, récurrente au moins jusqu’au XVIIe siècle. Voici un extrait :

Écoute, Joseph. Je suis Jésus-Christ, le Fils de Dieu, venu sur terre pour sauver les pécheurs. J’ai souffert la mort à la demande de mon Père qui avait créé Adam et Ève, d’une côte d’Adam. Mais le diable la trompa, la fit succomber au péché et elle, à son tour, fit pécher Adam : ce fut le début de leurs malheurs. Ils eurent des enfants et des petits-enfants ; quand ils mouraient, le Diable s’emparait d’eux. C’est pourquoi mon Père décida que je viendrais sur terre en naissant d’une femme...

Une autre forme de littérature du Moyen Âge, ce sont les « mystères », longs spectacles donnés sur les parvis des églises, où le peuple de Dieu participe à une mise en images des textes bibliques. Une importante place doit être faite à celui d’Arnoul Gréban datant de 1452, Le mystère de la Passion, dont nous donnons deux courts extraits. Le premier a trait au départ de la sainte Famille en pèlerinage à Jérusalem :

Joseph — Nous voilà revenus à Nazareth ; maintenant, pour respecter la loi de notre religion, nous devons nous rendre à Jérusalem pour y célébrer solennellement la Pâque ; partons tout de suite, Marie et emmenez Jésus avec vous.

Notre Dame — Viendrez-vous avec nous, Jésus, mon cher enfant ? Le chemin est long et pénible : je crains qu’il ne soit trop fatigant pour vous.

Jésus — N’ayez pas peur, ma chère mère : j’aurai assez de forces pour aller jusqu’au bout selon la volonté de mon Père céleste.

Le second conte la Passion fidèlement aux évangiles. Voici Madeleine, devant le tombeau vide, prenant conscience de la résurrection :

Jésus — Qui cherches-tu ici, femme ?

Madeleine — Cher seigneur, je te le demande humblement, si c’est toi qui as pris le corps et l’as emporté, ne refuse pas de me dire où tu l’as mis, car je veux le ramener et le remettre là .

Jésus — Marie !

Madeleine — Ô, mon Maître, je me prosterne pour embrasser vos pieds, si vous le permettez. Quelle douceur ce serait pour ma bouche !

Jésus — Non, Madeleine, ne me touche pas… Mais va et dis à mes disciples...

On voit ainsi les auteurs du Moyen Âge, notamment ceux des « mystères », éviter un langage théologique difficile à comprendre par les fidèles, pour un langage de piété parlant de l’homme Jésus et mettant le chrétien en face de ses souffrances. Cette importance donnée au parcours humain de Jésus correspond à ce temps où croisés et pèlerins découvrent avec émotion les lieux où Jésus a vécu. C’est à un Jésus proche que la piétié s’intéresse, qui a passé sa vie et qui est mort dans ces lieux.

De ce type de considération émue pour la vie terrestre de Jésus, dérivent les prédications de Pierre Valdo et de François d’Assise et, après elles, la dévotion au Rosaire lancée par les Dominicains. Quelques siècles et ce sera cette sorte de dialogue de l’âme humaine avec Jésus de la « devotio moderna » et l’idée de « l’imitation de Jésus-Christ », fondement de multiples formes de piété.

 

De ce type de considération émue pour la vie terrestre de Jésus, dérivent les prédications de Pierre Valdo et de François d’Assise et, après elles, la dévotion au Rosaire lancée par les Dominicains.

Quand vient la Renaissance avec son désir de retour aux formes et aux thèmes antiques, certains auteurs tentent d’assimiler la figure de Jésus à celle de héros célèbres. Ce nouvel humanisme tend à se réapproprier les lettres grecques et latines. On remarque Ronsard comparant Jésus à Hercule, Jean de La Ceppède penchant pour Orphée, et Rabelais dans Le Quart Livre comparant Jésus au grand Dieu Pan. On s’éloigne largement des vérités chrétiennes défendues tant par l’Église catholique que par les Églises protestantes naissantes.

Cependant, cette époque est aussi celle d’une vue morale de l’enseignement de Jésus que procure L’Institution Chrétienne (1542) de Jean Calvin qui voit en Jésus la source, la fin et le centre de toutes les vérités religieuses, le Juge et en même temps le Sauveur qui vient apporter le pardon.

Dans cette ligne fort fréquente d’un Christ qui assure notre salut par son sacrifice, il nous faut citer un siècle après Calvin les affirmations outrées de Bossuet dans son Sermon sur la Passion (1660). Nous écrivons outrées tant il nous semble qu’aujourd’hui les partisans les plus traditionnels du dogme catholique auraient peine à reprendre de telles expressions. La plus violente colère de Dieu, selon « l’aigle de Meaux », s’applique contre son Fils et l’oblige à subir les plus cruelles souffrances et la plus amère déréliction. Jésus accumule toutes les fautes humaines et attire sur lui, pour les expier, la condamnation de Dieu la plus épouvantable.

Hérode et toute sa cour se moquent de lui et on le renvoie comme un fou, il avoue tout par son silence ; on l’abandonne aux valets et aux soldats et il s’abandonne encore plus lui-même… on lui arrache les cheveux et la barbe, il ne dit mot, il ne souffle pas ; c’est une pauvre brebis qui se laisse tondre...

Il fallait que tout fût divin dans ce sacrifice ; il fallait une satisfaction digne de Dieu, il fallait que Dieu la fît… Ce spectacle, à la vérité est épouvantable... mais ni la cruauté de ce supplice ni tous les autres tourments... ne sont qu’un songe et une peinture en comparaison des douleurs, de l’oppression, de l’angoisse que souffre l’âme du divin Jésus sous la main de Dieu qui le frappe...

Ce texte propose une idée de la Rédemption des hommes, apparue à l’époque gothique, qui a traversé quatre siècles, alimentant la piété qui s’en est nourrie. Cette piété recherchait alors une sorte d’Imitation de Jésus-Christ, selon le titre de l’ouvrage qui a eu grand succès chez les âmes pieuses. L’adoration de Jésus souffrant s’attache avant tout au tragique de la condition humaine et au prix accepté par le Crucifié.

Une opposition complète à de telles visions, nous la trouvons, en sautant deux siècles, chez Ernest Renan qui en 1863, dans La Vie de Jésus dresse un tableau plus irénique de la figure de Jésus. Cet auteur qui a eu tant de succès, malgré les condamnations de l’Église catholique, ne voit que l’homme qui doit être le modèle pour l’humanité, et entend le message le plus beau qui se puisse être :

S’être fait aimer « à ce point qu’après sa mort on ne cessa pas de l’aimer » (Flavius Josèphe), voilà le chef-d’œuvre de Jésus et ce qui frappa le plus ses contemporains. Sa doctrine était quelque chose de si peu dogmatique qu’il ne songea jamais à l’écrire ni à la faire écrire. On était son disciple non pas en croyant ceci ou cela, mais en s’attachant à sa personne et en l’aimant. Quelques sentences recueillies d’après les souvenirs de ses auditeurs, et surtout son type moral et l’impression qu’il avait laissée, furent ce qui resta de lui. Jésus n’est pas un fondateur de dogmes, un faiseur de Symboles ; c’est l’initiateur du monde à un esprit nouveau....

Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l’appeler divine... En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature.

Ainsi oscille la description de la figure de Jésus. Du Dieu qui enseigne ou qui souffre d’un Robert de Boron, au Dieu qui est au centre de l’aventure humaine de Jean Calvin, au Dieu qui expire par l’effet de la colère de son Père dont le portrait le plus douloureux est chez Bossuet, on passe avec Renan à l’homme-modèle, débarrassé des attributs qui l’ont distrait de la condition humaine.

En réalité, ces contradictions sur ce qui est au centre de la foi chrétienne sont de tous les temps. On les rencontre dès l’époque des croisades.

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Adorer Jésus

Plutôt que de décrire la personne même de Jésus ou sa vie, certains écrivains tentent d’exprimer simplement leur adoration pour ce « Maître exceptionnel », ce « Fils de Dieu » qui est notre Sauveur. Il a souffert sous Ponce Pilate est la manière de dire, dans l’un de nos Credo, l’enracinement dans l’histoire humaine de cette Incarnation divine. Ce n’est plus vraiment la personne que les écrivains retiennent alors, mais l’événement qui a transformé, sauvé l’humanité.

Bien des caractères de ce Dieu incarné suscitent l’adoration. L’apparition d’un être divin sur terre comme « fils d’une femme » selon l’expression de Paul, c’est un mystère difficile à dire.

Georges Rouault (1871-1958), La Fuite en Égypte (Mer sombre).

Georges Rouault (1871-1958), La Fuite en Égypte (Mer sombre). Photo CNAC/MNAM Dist. RMN - © Bertrand Prévost.

 

Pour commencer, citons saint Bernard dont l’Église catholique a fait un de ses plus grands docteurs. L’abbé de Clairvaux a une dévotion profonde pour ce Seigneur au sens un peu féodal, en qui il voit le centre de sa foi. Voici un passage d’un de ses Sermons sur le Cantique des Cantiques :

Qui donc, à l’évocation de ce nom salutaire, est resté dans l’endurcissement de son cœur, la torpeur de sa paresse, la rancœur de son esprit, la langueur de l’ennui ? Si la source des larmes est tarie, à la seule invocation de Jésus, ne jaillit-elle pas avec plus d’abondance, ne coule-t-elle pas avec plus de douceur ?

Marguerite de Navarre, vers 1530, montre aussi une tendance certaine au mysticisme dans son Cantique de la Nativité :

Ô mon enfant ! est-il vrai que je vois
Ce que longtemps tant désiré j’avois,
Dieu avec nous, vérité, vie et voie
En corps mortel
Foi là-dessous me le montre immortel ;
Car, quant au corps, mon Fils, je vous vois tel
Qu’un autre enfant.

Plus moderne se trouve être la notion d’un Dieu caché, que l’homme peine à trouver en dehors des effusions mystiques dont le souvenir coule difficilement dans les mots de notre langue. Ainsi Blaise Pascal tente-t-il d’expliquer ce que d’autres hésitent à dire et il atteint des sommets dans l’adoration extatique du mystère divin. En 1656, dans une Lettre à Mademoiselle de Roannez, il développe cette idée d’un Dieu qui se cache aux hommes, ce qui a été sa propre expérience que seule l’adoration de l’hostie finit par satisfaire :

Dieu se cache ordinairement et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager à son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon… Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre jusqu’à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité... Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses Apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie.... Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques...

Au siècle des Lumières, Jean-Jacques Rousseau dit au contraire que l’homme doit rester humble devant ce qu’il ne peut comprendre. L’intuition et le cœur ouvrent seules certaines portes à la pensée adorante et mystique (Émile ou l’éducation, 1762) :

Je vous avoue aussi que la majesté des Écritures m’étonne, la sainteté de l’Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe, qu’ils sont petits près de celui-là ! Se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait histoire ne soit qu’un homme lui-même ?...

Que faire au milieu de toutes ces contradictions ?… respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s’humilier devant le grand Être qui seul sait la vérité.

Lamartine, au siècle suivant, veut tenter, dans la vie de la cité cette fois, une mise en accord entre la foi, empreinte d’un peu de mysticisme et la raison qui repousse de tels cheminements. Le poète appelle cette raison à reconnaître la valeur éternelle du Fils de Dieu et son rôle inégalable dans les débats de la vie, notamment de la vie politique (1829, Les harmonies poétiques et religieuses) :

Ô toi qui fis lever cette seconde aurore,
Dont un second chaos vit l’harmonie éclore,
Parole qui portais, avec la vérité,
Justice et tolérance, amour et liberté :
Règne à jamais, ô Christ, sur la raison humaine,
Et de l’homme à son Dieu sois la divine chaîne !

Plus Dieu est senti comme un Être suprême inaccessible, plus Jésus, par contrecoup prend davantage figure d’humanité, étant l’exemple de l’homme qui souffre, abandonné. Beaucoup de nos poètes dits romantiques ont été séduits par cette figure d’un Christ humain et douloureux ; ils lui comparent la destinée dramatique du poète et du génie.

Assez proche de nous puisqu’il écrit au XXe siècle, est le jésuite Pierre Teilhard de Chardin dont la pensée originale et flamboyante s’exprime tantôt sur un mode poétique tantôt sur un mode scientifique. Son œuvre cherche une réconciliation entre foi et raison. Dieu ne cesse de descendre vers les créatures pour les élever vers lui, l’histoire humaine étant celle de la construction universelle du corps mystique du Christ à la fin des temps, qui doit aboutir au point Oméga de l’univers en évolution. Dans une de ses dernières œuvres, Le milieu divin, parue en 1957, après sa mort, Teilhard, écrit :

Un jour, nous annonce l’Évangile, la tension lentement accumulée entre l’Humanité et Dieu atteindra les limites fixées par les possibilités du monde. Alors ce sera la fin. Comme un éclair jaillissant d’un pôle à l’autre, la Présence silencieusement accrue du Christ dans les choses se révélera brusquement. Rompant tous les barrages où la contenaient, en apparence, les voiles de la Matière et l’étanchéité mutuelle des âmes, elle envahira la face de la Terre.

Totalement différent par son verbe poétique et mystique, est le poète Charles Péguy qui a connu un grand succès dans les années entourant la guerre de 1914-18 où il est tombé. Aisé à entendre et à comprendre, il a soulevé bien des enthousiasmes. Il nous ramène aux adorations du Moyen Âge, en particulier à celles d’un Jésus dans ces deux moments de sa Nativité et de sa Passion. Nous proposons ici, à travers Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1911), cette évocation inattendue de la nuit où le corps de Jésus est déposé au sépulcre. De cet échec du Dieu incarné, Péguy fait un moment de pure beauté :

Nuit, tu es sainte, Nuit, tu es grande, Nuit, tu es belle.
Nuit au grand manteau.
Nuit, je t’aime et je te salue et je te glorifie et tu es ma grande fille et ma créature.
Ô belle nuit, nuit au grand manteau, ma fille au manteau étoilé
Tu me rappelles, à moi-même tu me rappelles ce grand silence qu’il y avait
Avant que j’eusse ouvert les écluses d’ingratitude.
Et tu m’annonces, à moi-même tu m’annonces ce grand silence qu’il y aura
Quand je les aurai fermées.

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Rencontrer Jésus

À partir de la Renaissance et surtout à partir du XIXe siècle, le climat des œuvres littéraires s’est écarté d’une simple paraphrase des Écritures et a introduit des éléments personnels. La recherche tâtonnante de l’esprit humain s’est tournée vers le sens de la vie terrestre de Jésus. C’est le deuxième thème, « adorer » que nous venons de traiter.

Il y a donc Jésus dans sa vie parmi les hommes, avec ses miracles, avec ses rencontres sur les chemins de Palestine, au puits de Jacob, devant la femme adultère, à Béthanie, à Emmaüs. Là se découvre le visage de cet Autre par excellence, de cet homme qui est notre prochain et en qui nous reconnaissons le Maître que nous cherchons. Le christianisme est en effet d’abord la religion du face-à-face personnel avec Dieu.

Cette rencontre, beaucoup se mettent à la faire dans l’autre homme, celui dont la misère nous émeut. Alors nous découvrons une manière toute nouvelle de parler de Jésus, assez présente à partir du XIXe siècle. Il se trouve en effet une sorte de progression dans la façon dont nos lettres décrivent la figure de Jésus-homme. Elles disent le contenu de la foi tel qu’elles le déduisent des évangiles et non point tel que le magistère de l’Église le ressasse depuis deux mille ans.

À certains, Jésus reste lointain. C’est une « idée » au sens de Platon, ce n’est pas véritablement un être de chair et de sang. La Bible nous en a parlé si peu et, peut-on prétendre parfois, si insuffisamment. Nos lettres modernes découvrent cependant une autre épaisseur à la personne de Jésus qui la rend singulièrement plus proche, plus admirable. Dans la ligne de la parabole dite du Jugement Dernier (Mt 25), Jésus apparaît dans la figure de tout être humain rencontré, aidé, aimé, sauvé.

Cette vision de Jésus débute de façon encore balbutiante chez Chateaubriand en 1801 (Génie du Christianisme) :

Jésus-Christ apparaît au milieu des hommes, plein de grâce et de vérité, l’autorité et la douceur de sa parole entraînent. Il vient pour être le plus malheureux des mortels et tous ses prodiges sont pour les misérables... C’est en marchant dans les campagnes qu’il donne ses leçons. En voyant les fleurs d’un champ, il exhorte ses disciples à espérer dans la Providence qui supporte les faibles plantes et nourrit les petits oiseaux...

Son caractère était aimable, ouvert et tendre ; sa charité sans bornes. L’Apôtre nous en donne une idée en deux mots : « Il allait faisant le bien. »

Trente ans plus tard (1833), Lamennais (Paroles d’un croyant) en vient à cette idée que le peuple, dont il se sentira le représentant, est la figure même de Jésus. Il l’exprime en des accents modernes qui annoncent la théologie de la libération :

Qui est-ce qui se pressait autour du Christ pour entendre sa parole ? Le peuple.
Qui est-ce qui le suivait dans les montagnes et les lieux déserts pour écouter ses enseignements ? Le peuple.
Qui voulait le choisir comme roi ? Le peuple.
Qui étendait ses vêtements et jetait devant lui des palmes en criant Hosannah, lors de son entrée à Jérusalem ? Le peuple...

Au XXe siècle, François Mauriac, avec la véhémence incisive dont il avait coutume dans ses polémiques, affirme en 1958 (Le fils de l’homme) d’une façon qui en a choqué beaucoup :

Quelles que soient nos raisons et nos excuses, après dix-neuf siècles de christianisme, le Christ n’apparaît jamais dans le supplicié aux yeux des bourreaux d’aujourd’hui, la Sainte Face ne se révèle jamais dans la figure de cet Arabe sur lequel le commissaire abat son poing. Que c’est étrange qu’ils ne pensent jamais, surtout quand il s’agit d’un de ces visages sombres aux traits sémitiques, à leur Dieu attaché à la colonne et livré à la cohorte, qu’ils n’entendent pas, à travers les cris et les gémissements de leur victime, sa voix adorée : « C’est à Moi que vous le faites ! »

Dans le même sens, plaçons une homélie fictive de Léon Bloy (1897), commentant la parabole du débiteur impitoyable (La femme pauvre) :

Mais que penser de ceux-ci qui ne connurent jamais la pitié, qui sont incapables de verser des larmes et qui ne se croient pas impies ? Et que penser enfin de ceux-là qui rêvent la vie éternelle, en bras de chemise et en pantoufles, au coin du feu de l’enfer ?...

Je vous ai parlé des locataires pauvres dont cette paroisse est suffisamment approvisionnée et qui tremblent déjà en songeant à ce que vous pouvez leur faire souffrir demain. Ai-je parlé à une seule âme véritablement chrétienne ? … Ah ! Que ne puis-je... vous donner l’inquiétude salutaire, la sainte peur de trouver votre Rédempteur parmi vos victimes ?

Au-delà de ces écrits polémiques, des textes résolument poétiques véhiculent les mêmes idées. Ainsi en est-il dans Trois Contes de Gustave Flaubert (1877). L’un d’eux s’intitule La légende de saint Julien l’Hospitalier. Le saint étreint à sa demande instante un lépreux qu’il a croisé sur sa route et découvre que c’est le Christ qu’il a embrassé.

Si le cycle de Noël et la vie de Jésus de Galilée sont relativement absents de nos grands auteurs, la riche littérature populaire fait équilibre.

 

Et comment oublier la figure christique de Jean Valjean, homme écartelé entre le souhait de sauver un innocent en se dénonçant et le désir de conserver la position qu’il a honnêtement acquise (1862, Les Misérables) ?

Ainsi se débattait sous l’angoisse cette malheureuse âme. Dix-huit cents ans avant cet homme infortuné, l’être mystérieux en qui se résument toutes les saintetés et toutes les souffrances de l’humanité, avait aussi, lui, pendant que les oliviers frémissaient au vent farouche de l’infini, longtemps écarté de la main l’effrayant calice...

De l’angoisse décrite par Victor Hugo, on aboutit à l’attente confuse, à l’impatience et à l’espoir à travers Rimbaud (Une saison en enfer, 1873) :

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, et adorer – les premiers ! – Noël sur la terre ? Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.

Il faudrait ici citer également Le journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos (1936). Les plus incroyants de nos écrivains récents, les Malraux ou les Camus, disent aussi que voir la figure de Jésus dans sa présence au sein de l’humanité, dans son apparent échec sur la Croix est indispensable à la pensée existentielle de l’homme.

Et pour terminer sur un registre inattendu de notre littérature, nous n’oublierons pas les chansonniers qui ont connu, il y a une centaine d’années, un indéniable succès.

Tel Charles de Sivry chantant « Jésus s’habille en pauvre », ou Jehan Rictus qui, en 1897, dans Les soliloques du pauvre chante en argot au « Chat Noir » :

Si qu’y r’viendrait, si qu’y r’viendrait...
ça s’rait p’têt’ moi qui yi dirait
Les mots qui s’raient l’pus nécessaire

Avec cette dernière vision de Jésus, une sorte de boucle s’achève qui conduit à une vue élargie, plus raisonnée, moins dépendante d’un enseignement ancien transmis d’en haut, plus belle, plus poétique du rôle du Fils de l’Homme sur cette terre.

Beaucoup des textes présentés restent centrés sur la Passion du Christ, ce qui s’explique au point de vue théologique, mais souligne le caractère que d’aucuns peuvent juger morbide d’un certain christianisme. Si le cycle de Noël et la vie de Jésus en Galilée sont relativement absents de nos grands auteurs, la riche littérature populaire fait équilibre (voir la Bible des Noëls de Poulaille).

En définitive, il a fallu bien des siècles pour que la pensée sur Jésus s’approfondisse et s’embellisse tout en restant dans la fidélité aux évangiles. Partie du mystère de l’incarnation d’un Dieu dans une Vierge et de son sacrifice, la pensée de nos écrivains s’est intéressée finalement à un autre mystère, la présence de Jésus en chacun de nous, en chacun de nos frères. Autre mystère, certes, mais infiniment plus mobilisateur que celui du cœur sanglant du Christ médiéval de bien des églises, plus mobilisateur et, disons-le, plus réconfortant et plus joyeux. feuille

Bernard Félix

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