Il n’est pas dans
mes intentions de me complaire dans le « labyrinthe » du
dogme, comme disait Calvin qui n’a pas toujours suivi cette consigne
de prudence. La littérature concernant l’élaboration
du dogme de la Trinité est très vaste et se confond avec
l’histoire de l’Église dès les premiers siècles.
Cette histoire, celle des Conciles, est loin d’être exemplaire
et les plus grands penseurs du monde chrétien ont contribué
à l’édification de cette immense structure qui perdure,
mais à quel prix !
Le dogme fondamental que partage toute la chrétienté
repose sur la confession de Pierre : « Tu es le Christ, le Fils
du Dieu vivant » (Mt 10,16 ; Mc 8,29 ; Lc 9,20 ; Jn 6,68-69).
Cette confession s’est trouvée comme amplifiée après
la Résurrection et l’événement de Pentecôte.
Très vite est apparue la nécessité d’établir
l’origine divine de Jésus-Christ, « verbe suréternel
» (sic), « vrai Dieu, vrai homme », « mort sur
la croix », « pour le Salut du monde » ; puis il fallut
démontrer la divinité du St Esprit ; à ce sujet,
le traité de St Basile (Père de l’Église et
évêque de Césarée, 329-379) est incontournable.
Par la suite, le problème de la Procession de l’Esprit par
rapport au Père et au Fils (l’Esprit vient-il du Père
et/ou du Fils ?) a provoqué la séparation de l’Église
d’Orient et de l’Église d’Occident du fait du
Magistère infaillible de Rome. Au cours de l’élaboration
du dogme, la spéculation théologique, étayée
par les concepts métaphysiques conçus par le monde grec,
l’a emporté sur la prudence et la réserve. Ce désir
de connaître, de pénétrer dans l’intimité
même de Dieu frôle l’indécence (Lv 18,7). La
vérité supposée n’est sans doute qu’un
reflet trompeur de la Vérité divine. On fit bientôt
appel aux témoignages des Grands Mystiques et, sur la base essentielle
des écrits attribués à Jean, à « l’Inhabitation
» (présence) (Jn 14,10-11, 20) des Trois Personnes chez
le croyant au bénéfice d’une grâce exceptionnelle.
Bien sûr, on a exploité la Bible pour soutenir telle ou
telle thèse contradictoire. Le moins qu’on puisse dire,
c’est qu’il s’agit souvent d’une lecture orientée,
forcée, depuis l’apparition aux chênes de Mamré
(Gn 18,1-2) jusqu’à l’Apocalypse, sans oublier les
deux textes majeurs, à savoir le baptême de Jésus
(Mt 3,16-17) et l’envoi aux Nations (Mt 28,19). Enfin, chacun sait
que l’expression même de « Trinité » n’est
pas biblique.
Le malaise
Comment vivre sa foi sous la pesanteur du dogme ? Comment l’annoncer
sans se sentir mal à l’aise, sans débiter une série
de clichés, de vérités convenues auxquelles on
n’adhère pas ? Beaucoup sont tourmentés par des scrupules.
Calvin le signale clairement (Institution de la religion chrétienne
de 1560, I, XIII, 21). Pour échapper à ce mal-être,
ils trouvent une issue fallacieuse en s’effaçant devant
le Magistère de l’Église au risque de rétablir
une certaine sacralisation du ministre. Par rapport au dogme en général
et particulièrement avec la Trinité, le croyant se trouve
à un moment ou à un autre en porte-à-faux. «
L’Inquisiteur » se réjouira car il aura cherché
et trouvé le maillon faible ; la réponse sera qu’en
présence de ce Mystère « ineffable », «
insaisissable », « adorable », il convient d’abdiquer
toute raison, tout orgueil, en résonance avec ce propos de St
Augustin sur le Prologue de l’évangile de Jean : «
Le Verbe était Dieu… si tu ne peux arriver à le comprendre,
attends de grandir : c’est une nourriture trop forte pour toi.
»
Ces porte-à-faux ci-dessus ne sont pas la manifestation récurrente
d’une foi à éclipses ; ils apparaissent sous la contrainte
du dogme et sont la signature de la condition humaine. Jésus
lui-même a vécu l’épreuve du doute qui accompagne
la conscience jusqu’à la mort et qui est comme l’ombre
de la foi. Que nous soyons toujours sous la menace d’une dérive
dogmatique susceptible d’être relevée par l’Inquisiteur
est une évidence.
Calvin et Barth
Jean Calvin ne s’intéressait pas spécialement au
« Mystère trinitaire » jusqu’au jour où
Caroli et Servet l’attaquèrent ; on sait la violence de
la réaction du Réformateur. Dans l’Institution de
la religion chrétienne de 1541, Calvin traite de la Trinité
au chapitre qu’il consacre à la Foi. Restant dans le registre
traditionnel, il conclut : « Un seul Dieu qu’il ne faille
entendre unité en l’Essence divine : quand elle nomme trois,
qu’il ne faille considérer trois propriétés
diverses. » (Un seul Dieu, à savoir Unité en l’Essence
divine ; quand l’Écriture en nomme trois, il faut comprendre
trois propriétés différentes.) Quelle imprudence
!
L’Inquisiteur, en la personne de Karl Barth, jugera : «
Calvin n’était pas antitrinitaire (sic), mais on ne peut
être satisfait des déclarations qu’il donne sur la
Trinité, les Personnes de la Trinité sont plus que des
qualités en Dieu. Calvin était suspecté d’être
adhérent à un mouvement qui confond les trois Personnes.
Je ne pourrais le défendre de cette accusation. » (Confession
de Foi de l’Église, Neuchâtel, 1946, p. 17). J’ajouterai
cette tentative d’ « explication » du Réformateur
qui est loin d’éclairer le problème : dans l’Institution
de la religion chrétienne de 1560 (I.C.I. XIII. 6), il assimile
les trois Personnes à des « Résidences » en
« l’Essence divine ».
La liberté
Il y a comme une hiérarchie dans la dogmatique et le dogme
trinitaire en est une pièce maîtresse. Supprimons-la et
une grande partie de l’édifice s’écroule. Cependant,
j’estime fondamentale la liberté d’appréciation
qui fait que l’homme tient debout devant le « Dieu vivant
» sans avoir à rougir ; cette liberté apportée
par Jésus, proclamée par l’Évangile, qui permet
à l’intelligence et au cœur de s’ouvrir au monde
et à la vie en Christ ; cette liberté que toutes les Églises
ont plus ou moins accaparée, à un moment ou à un
autre de leur histoire. Cela signifie que l’approche du Mystère
divin a ses limites et que tout disciple de Jésus-Christ, en
réponse à l’appel qu’il a reçu de Celui-ci,
peut et doit vivre sa vie en Christ selon des modalités qui lui
sont propres, sans craindre d’être mis, ou de se sentir mis,
au ban de l’Église.
Quant à ceux qui s’érigent en Juges et en Gardiens
du Temple, je me permets de leur rappeler ce mot toujours actuel d’Origène
(Théologien chrétien né à Alexandrie au
IIe siècle) : « Beaucoup sont dehors qui paraissent dedans
et beaucoup sont dedans qui paraissent dehors. » L’Église
« invisible », connue de Dieu seul, n’est pas enfermée
dans la dogmatique. Cela signifie que l’appréciation du
dogme trinitaire ne doit, en aucune façon, être source
de scrupules, voire de culpabilité aliénante. Le terrible
monologue du « Grand Inquisiteur » de Dostoïevski n’est
pas, hélas, une simple fiction. Cela signifie enfin qu’il
est urgent de prendre en compte le fossé qui s’élargit
entre un enseignement figé et un monde en pleine évolution.
On ne peut pas plus conserver une dogmatique et plus particulièrement
un dogme trinitaire – aussi respectable qu’il soit comme fruit
d’une longue et riche tradition – que maintenir le système
de Ptolémée par rapport à celui de Copernic et
continuer à le faire aujourd’hui, en face des avancées
de l’astrophysique. Nous sommes entrés dans un nouveau mode
de pensée, dans une manière nouvelle de concevoir le Réel.
Les prochaines générations – on perçoit déjà
quelques signes – très marquées par l’informatique,
les théories quantiques et leurs conséquences cosmologiques
– pour ne citer que ces disciplines – risquent fort d’être
de plus en plus réfractaires au dogme traditionnel.
Camille
Jean Izard