« Plaisir de lire, joie de relire »,
disait Jules Renard. Dans une série d’articles, A. Gounelle
présente des livres qu’il aime, et qu’on trouve encore
en librairie. Ceux qui le connaissent ne s’étonneront
pas qu’il commence par Tillich, dont il est un spécialiste
et dont il a traduit en français plusieurs ouvrages.
Le courage d’être de Paul Tillich
Je me souviens de ma
découverte de ce livre. Je l’avais pris dans un train pour
occuper de longues heures de voyage (le TGV n’existait pas encore).
Je devais changer à Avignon, et ce que je lisais m’a tellement
absorbé que j’ai failli (c’est bien la seule fois de
ma vie) oublier de descendre pour ma correspondance. Pourtant, il s’agit
d’un livre plutôt austère. Il présente ce paradoxe
: il contient quelques pages qui sont parmi les plus difficiles que
Tillich ait écrites, et aucun de ses ouvrages n’a eu autant
de succès et de retentissement. Plus de cinquante ans après
sa parution, il n’a rien perdu, en tout cas pour moi, de sa fascination.
Il se fonde sur une expérience toute simple :
la vie demande des efforts et des combats continuels. Chaque jour, nous
travaillons et luttons contre nous-mêmes, contre les autres, contre
le cours des événements. Nous sommes continuellement agressés.
Sur le plan physique, par la maladie et la mort ; nous ne maintenons
notre existence qu’à condition de l’entretenir, et,
un jour, inéluctablement, elle nous échappera. Sur le
plan moral, par la faute ou la culpabilité ; nous avons plus
ou moins conscience de ne pas être et de ne pas faire ce que nous
devrions, de n’être pas à la hauteur. Sur le plan
spirituel (c’est-à-dire en ce qui concerne le sens), par
l’absurdité ou le non-sens ; la modernité augmente
notre impression de mener une vie de fou dans un monde déboussolé.
La mort, la faute et l’absurde, voilà les trois formes principales
que prend ce que Tillich appelle le « non-être »,
par quoi il faut entendre non pas le vide, le manque, ou l’absence
d’être, mais ce qui agresse notre être et essaie de
le dégrader avant de le détruire.
Et pourtant, nous vivons ; jour après jour, nous
affrontons ces forces négatives, nous leur résistons,
nous ne les laissons pas nous submerger. Vivre demande du courage, le
courage de ne pas s’abandonner, de ne pas démissionner,
d’aller de l’avant, ce que Tillich appelle « le courage
d’être ». D’où vient ce courage ? Pas de
nous-mêmes et pas non plus de la collectivité. L’individualité
et la communauté ne sont certes pas négligeables et nous
puisons en elles des ressources, mais elles sont limitées et
insuffisantes. Plus profondément, ce courage s’enracine
dans une transcendance, il vient d’ailleurs, de Dieu.
N’imaginons cependant pas, avec une religion sincère
mais simpliste, que Dieu verse en nous ce courage comme une pompe à
essence verse du carburant dans un réservoir d’automobile.
Il faut penser Dieu autrement (sinon la foi ne résistera pas),
non pas comme extérieur à nous, ni comme identique à
nous, mais comme cette puissance d’être, cette puissance
pour la vie, qui nous habite et agit en nous sans se confondre avec
nous. Il faut penser Dieu « au-dessus de Dieu » c’est-à-dire
au-delà des doctrines, des images et des rites qui servent à
l’exprimer et qui n’ont de vérité et de puissance
que si on y voit des symboles de cet Ultime qui nous dépasse,
tout en demeurant en nous.
Dans mon train en 1967, je lisais une traduction due
au Père Chapey, qui devait devenir plus tard un ami personnel
; il n’a jamais cessé de se battre, en particulier contre
la torture et pour un christianisme intelligent. En 1999, une autre
traduction (Cerf, Labor et Fides, Presses de l’Université
de Laval) a été publiée par un de mes anciens étudiant
québécois, J. P. LeMay, qui, après que la faillite
de l’entreprise où il travaillait l’ait mis sur le
pavé avec femme et enfants, a entrepris des études de
théologie qu’il a poursuivies jusqu’au doctorat. Le
courage d’être, qui en dernière analyse se confond
avec la foi, est une expérience avant d’être cette
réflexion que Tillich mène avec beaucoup de rigueur intellectuelle,
avec un sens spirituel aigu, et en s’appuyant sur une culture étendue
(le livre fourmille d’analyses historiques éclairantes et
d’allusions à la littérature et à la peinture).

André
Gounelle