Dans sa Somme Théologique
(questions 69-99) le théologien du XIIIe siècle Thomas
d’Aquin explique qu’après leur mort les âmes
siègent dans différentes « demeures » : l’enfer,
le purgatoire, le paradis. Ces lieux sont chronologiquement simultanés
et géographiquement distincts. Le sort final de la personne n’est
pas lié à une transformation de l’univers, mais il
est le résultat d’un parcours individuel d’un lieu
à un autre, du purgatoire au paradis ou d’une installation
en enfer pour l’éternité. Le Réformateur suisse
Pierre Viret au XVIe siècle fustigera déjà cette
représentation de l’au-delà en dénonçant
ces «remuements et transports d’âmes d’étage
en étages, de logis en logis».
La pastorale de la peur
Cette représentation spatiale de l’au-delà
a eu l’impact que l’on sait. Constitutif d’un imaginaire
tenace, cette représentation de l’après vie fut un
formidable moyen de promouvoir une véritable pastorale de la
peur consolidant l’autorité d’un clergé rendu
médiateur des conditions d’accès au paradis, à
travers notamment les indulgences et les messes pour les morts.
Ce thème de l’au-delà ne constitue
plus aujourd’hui, pour de nombreux chrétiens, un article
de foi normatif et structurant dans leur foi et l’expression qu’ils
en donnent. L’idée même d’un salut post-mortem
semble avoir perdu de sa saveur, de sa vitalité. Certains la
considèrent comme un mythe, au pire comme un reliquat de superstition.
Cette conception spatiale du salut serait nuisible, surchargeant de
croyances inopportunes le message des évangiles. Pire, elle le
rendrait peu crédible aux yeux de nos contemporains. La croyance
en l’au-delà semble avoir subi le destin de nombreux autres
articles ou éléments de la dogmatique chrétienne
: être passés du stade de la vérité intangible
et normative, à celui du vraisemblable optionnel, puis finalement,
dernier stade : celui d’intéressant pour celles et ceux
qui daignent… s’y intéresser encore.
Ce destin s’accompagne au niveau de la foi d’une
rationalisation du croire et d’un certain désenchantement.
Croire ce que nul ne peut expérimenter ni raconter est devenu
insatisfaisant, voire impossible. La foi semble dès lors toujours
plus impatiente de raison, d’explications et de savoir. C’est
la nature même du croire qui se trouve alors transformée.
Là où traditionnellement nous opposions, à juste
titre, croire et savoir, il semblerait aujourd’hui que le croire
ne tienne que s’il se trouve conforté par un système
explicatif, voire par un savoir qui lui donnerait une raison et donc…
raison.
Un Dieu mémoire de l’humanité
Toute caduque qu’elle soit pour beaucoup d’esprits
rationnels, devrions-nous pour autant renoncer à la croyance
en la vie éternelle ? Relevons déjà que l’Évangile
lui-même, à travers ses innombrables récits de miracles
et de guérisons, laisse la part belle au surnaturel, à
la démesure et au merveilleux, bref à tout ce qui dérange
ces mêmes esprits rationnels. L’Évangile met ici en
question nos définitions souvent très sages et minimalistes
de la résurrection (la résurrection, c’est d’être
chaque matin remis debout), du salut (le salut, c’est la santé).
C’est sans doute pour faire le poids face au scandale de la mort
que se trouve convoquée l’intensité spectaculaire
de la prédication de Jésus.
Croire en la vie éternelle, ne serait-ce pas croire
que tout ce que nous sommes et que tout ce que nous avons été
ne se perd jamais en Dieu ? Dieu serait dans cette perspective la grande
mémoire de l’humanité et du cosmos dans sa totalité.
Tout est intégré en Dieu car ce que nous sommes l’influence
et l’affecte.
Le théologien du Process, John Cobb, écrit
ceci : « Alors que l’âme humaine, ou la personnalité,
est une succession d’expériences, Dieu est un processus
sans fin d’intégration de tout ce qui arrive. Dieu est donc
toujours en train d’éprouver toutes les expériences
des créatures qui sont venues à l’existence. Alors
que, pour nous, éprouver de manière forte certaines de
ces expériences signifie en exclure beaucoup d’autres, pour
Dieu ce type d’exclusion n’est pas nécessaire. Alors
que le processus temporel se caractérise par la substitution
constante d’un ensemble d’accomplissements par un autre, Dieu
éprouve tout ce qui a été dans la plénitude
de son immédiateté. Et donc, ce qui est passé dans
le monde vit sans fin en Dieu, ce qui est perdu dans le monde est vivant
en Dieu. »
La présence et l’action de Dieu dans le monde
sont en partie déterminées par la réponse que nous-même
avons préalablement donnée à cette présence
et à cette action.
Imaginons le cas d’un homme qui participe à
un culte et qui est touché par la prédication ou par tel
ou tel élément de la liturgie. En répondant positivement
à l’Évangile, cet homme peut être conduit à
repenser sa propre vie ; le récit qu’il peut se faire de
sa propre existence se trouve alors transformé. L’Évangile
pénètre son passé à travers la réponse
présente que la personne fait de l’écoute de cet
Évangile. Le Christ devient alors une part de son passé
personnel. Dire de Dieu qu’il réagit à ce que nous
sommes, revient, dans ce cas précis, à dire que Dieu est
lui-même affecté par la réponse de cet homme, c’est
ainsi que celui-ci se trouve intégré en Dieu et qu’à
travers ce jeu d’intégrations réciproques, de nouvelles
possibilités d’existence sont offertes tout autant à
l’homme qu’à Dieu. Désormais, les choses seront
différentes, car non seulement l’homme réagira autrement
à l’annonce de l’Évangile mais Dieu lui-même
évoquera pour lui autre chose et se révèlera ainsi
autrement pour lui.
L’éternité est précisément
cette part de nous-même qui se trouve intégrée en
Dieu et qui, en partie, détermine en retour l’action et
la présence de Dieu.
Nécessaire utopie
L’action salvatrice de Dieu se confond avec son
action dans le monde. Cette action entend promouvoir un monde «
en Christ », un monde qui tire son identité de la présence
créatrice de Dieu, un monde constamment transformé et
ouvert vers l’avenir. La finalité du salut ne viserait donc
pas la constitution d’un monde fini, parvenu à son accomplissement.
L’image du Royaume de Dieu ne sert pas à nourrir la promesse
d’un monde parfait, mais bien plutôt à stimuler l’activité
transformatrice de chacune et de chacun. L’image du « Royaume
de Dieu » relève ainsi d’une dimension utopique et
dynamique. Elle désigne une sorte de « non-lieu »
devant rester irréel pour précisément nous motiver
toujours plus. Dans ce sens, l’accomplissement du « Royaume
» serait la contradiction même de ce que vise le salut :
un monde fini, sans perspective autre que son propre maintien en l’état.
De même que l’action de Dieu transgresse les
frontières habituelles entre les mondes végétal,
minéral, humain et animal, de même l’activité
du salut s’applique à la totalité du réel.
Chacune de ses composantes, à travers les transformations créatrices
dont elle est objet, est travaillée par l’action salvatrice
de Dieu.
Ce qui nous a fait vivre, ce qui a structuré notre
existence, ce qui nous a tenus nous dépasse et nous survivra.
Ce qui est divin pour nous ne meurt pas, nous survit et relève
de l’éternité. Ce qui a tenu Jésus, ce qui
a motivé son ministère, ce qui a profondément structuré
son existence, ce pourquoi il est mort, lui a survécu. C’est
cette part de divin, de spirituel, d’immatériel qui subsiste,
malgré tout, dans un au-delà et une éternité
qui nous saisit plus que nous ne la saisissons.
Nos propos rappellent l’extrait de cette prière
retrouvée dans les papiers du pasteur Charles Wagner (1852-1918),
après sa mort. « Et de ce que j’aurai été,
moi, pauvre apparence, ignorée de moi-même et réelle
en toi seul, tu feras ce que tu voudras. Ta volonté est mon espérance,
mon lendemain, mon au-delà, mon repos et ma sécurité.
Car elle est vaste comme les cieux et profonde comme les mers ; les
soleils n’en sont qu’un pâle reflet et les plus hautes
pensées des hommes n’en sont qu’une lointaine image.
En toi je me confie. À toi je remets tout. » (Charles WAGNER,
Devant le témoin invisible, 1918). 
Raphaël
Picon