Dans la langue classique,
« libéral » signifie d’abord « généreux
». Ce mot ne qualifie pas des idées ou des opinions, mais
des attitudes et des comportements. Le libéral, selon La Mothe
Le Vayer (au dix-septième siècle), n’est ni avare
ni prodigue. Il ne dilapide pas son argent, ses efforts et son temps,
il ne les rationne pas non plus. Il ne s’en sert pas à son
seul profit, il les dépense à bon escient pour aider efficacement
les autres.
L’histoire humaine s’est trouvée sans
cesse mêlée à la question religieuse. Personne n’a
pu se « passer d’un poème, d’un grand récit,
d’un songe collectif, d’une étincelle d’ailleurs
» (R. DEBRAY, Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob,
2003, p. 296), pour véritablement vivre et pas seulement subsister.
Les récits religieux touchent donc toujours les hommes profondément
car ils expriment des questions vitales et indiquent les voies de leur
résolution. Et nul ne saurait ignorer ou pire, éradiquer
le culte d’un lieu ou d’un peuple, sans risquer de blesser
la culture où il s’enracine.
Naissance de la laïcité
L’histoire de
notre pays a dû assumer cette réalité. Parmi les
étapes récentes qui ont conduit à la situation
actuelle, il en est deux décisives : la première est ce
grand mouvement d’idées issu des Lumières, dont les
marqueurs historiques sont la Révolution de 1789, et le Concordat
de 1801. L’autre est un débat national qui commence dans
les années 1880 et aboutira à la promulgation de la loi
de 1905. Ainsi, de l’instauration de la République laïque
à la séparation des Églises et de l’État,
la société française a su franchir deux «
seuils » de laïcité sans mettre en péril ni
son unité ni ses principes.
Rappeler ici l’attachement du protestantisme à
la laïcité, que nul ne peut mettre sérieusement en
doute, permet de redire d’autant plus librement combien la conception
française des rapports Églises-État exprimée
dans la loi de 1905 comporte une idée restrictive de l’exercice
de la religion, et combien elle mérite quelques adaptations.
Le « point aveugle »
Il s’agit alors,
dans la réflexion, de ne pas être dogmatique, ni d’un
côté ni de l’autre, que l’on se réclame
d’une religion ou que l’on se dise athée ou agnostique.
J’aimerais évoquer, comme dans un dialogue respectueux,
ce que je crois être le point aveugle dans le regard du défenseur
d’une laïcité idéale. D’une part, celui
qui pense que les deux étapes évoquées ici –
1789/1801-1905 – sont les seules importantes car elles auront permis
d’écrire les principes universels de la République…
comme s’il n’y avait rien à « voir » en
arrière d’elles… ou en avant ! D’autre part, celui
qui pense aussi que la meilleure façon de défendre les
valeurs auxquelles il est attaché – liberté, égalité,
fraternité, liberté de conscience… – consiste
à s’abstraire de toute culture, à dénier l’histoire,
et à en rester à un universalisme théorique. Comme
si, pour accéder à cet universel dont l’origine serait
une sorte d’immaculée conception sans aucun lien avec un
« avant » (la torah, les évangiles, ou l’histoire
complexe de tous ceux qui ont fait l’Europe, juifs, chrétiens,
musulmans, hétérodoxes, athées et agnostiques)
il fallait croire que c’est uniquement « à l’idéal
des Lumières, précédé et préparé
par l’humanisme rationaliste de toute la tradition philosophique,
que revient d’avoir construit le modèle politique et juridique
de l’égalité et des droits de l’homme »
(H. PENA-RUIZ, Qu’est-ce que la laï-cité ?, Paris,
Gallimard, 2003, p. 123, et aussi p. 251-252). Comme si, pour comprendre
et vivre cela, le musulman devait se dépouiller de l’islam,
le juif du judaïsme, le chrétien du christianisme…
Or n’est-ce pas précisément de l’intérieur
même de sa tradition que, depuis longtemps et de mille manières,
chacun a pu inventer, recomposer, construire patiemment, promouvoir
et s’approprier ces valeurs universelles de liberté, d’égalité,
de fraternité, de liberté de conscience, de laïcité
? N’est-ce pas plutôt de l’intérieur de sa tradition
mais aussi dans l’espace d’une société, c’est-à-dire
en respectant les options de ses membres que chacun se trouve appelé
à prendre sa part dans le débat concernant les valeurs
de la vie, les choix à effectuer demain devant les défis
de ce monde – pauvreté, exclusion, questions éthiques,
choix économiques… – valeurs qu’il faut sans cesse
reformuler pour en vérifier ensemble la pertinence ?
Générer du lien social avec confiance
Ne revient-il donc
pas désormais à ce défenseur de la laïcité
de porter un regard critique sur sa propre quête, de reconnaître
la possibilité de prononcer une parole sur la religion autrement
qu’en terme menaçant, la soupçonnant « d’emprise
sur la sphère publique », au moment où les sociologues
évoquent, en parlant du christianisme, la religion de la «
sortie de la religion » ? N’est-ce pas à lui et à
chaque citoyen, de faire cohabiter par le débat les rêves
de chacun, pour le service de la liberté, de l’égalité
et de la fraternité, et par conséquent de générer
avec confiance du lien social, par l’écoute, la rencontre
et l’entraide, plutôt que de distiller la méfiance,
de durcir le ton par la loi, et de ne pas tout faire contre l’exclusion
sociale et culturelle ? L’intégration possible d’un
islam français sera à ce prix là, ainsi que la
pérennité de la laïcité qui saura assumer
tranquillement son point aveugle, mais qui osera aussi porter ses regards
sur les évolutions nécessaires. 
François
Clavairoly