logo d'Évangile et Liberté

Numéro 173 - janvier 2004
( sommaire )

Cahier

Quand l'architecture donne à réfléchir à un théologien

Le titre de cet article pourrait être plus simple : « Architecture et théologie. » Je lui donne à dessein un tour plus essayiste qu’académique. Quoi qu’il en soit, on voudra bien prêter attention à l’ordre des mots : l’architecture vient ici en premier, la théologie en second. C’est-à-dire que, comme j’ai tenté de le faire pour le théâtre 1, je vais essayer de partir de l’architecture pour arriver à la théologie et me demander ce que la théologie, ou plus exactement un théologien parmi d’autres, peut bien apprendre de sa fréquentation de l’architecture, et non l’inverse. Et puis, pour éviter toute méprise, je précise qu’il s’agit ici de l’architecture en général ou, si l’on préfère, du fait architectural, et non de la seule architecture religieuse, l’architecture des édifices destinés au culte n’étant à tout prendre qu’un cas particulier dans un ensemble plus général. Je n’exclurai pas les églises ou les temples de ma tentative de réflexion, mais je ne fixerai pas non plus mon attention sur eux.

À contresens des habitudes

Jiri Kroha : Vision architecturale

Jiri Kroha : Vision architecturale

En me proposant ce thème-là de réflexion, on m’a incité, peut-être sans s’en rendre compte, à me prendre moi-même à rebrousse-poil, et j’en suis très reconnaissant. Dans mon livre sur l’architecture des temples protestants 2, je suis parti de l’idée que l’architecture de ces édifices a par elle-même beaucoup à nous dire, indépendamment de tout ce que les théologiens peuvent affirmer quant aux critères ou consignes qu’elle devrait respecter. J’ai effectivement beaucoup appris théologiquement de la fréquentation de ces ensembles architecturaux. Mais, rétrospectivement, je dois reconnaître que je n’ai pu éviter de souscrire à ma manière à la célèbre formule selon laquelle « die Liturgie ist die Bauherrin der Kirche » – la liturgie est le maître de l’ouvrage : c’est elle qui dicte le programme d’un temple ou d’une église à construire.

Même remarque à propos des images : leur fréquentation oblige fort heureusement à rompre délibérément avec le simplisme qui découle trop souvent de la remarque selon laquelle la religion biblique serait une religion de l’ouïe et non de la vue – un simplisme que je rencontre dans des traités de théologie aussi bien que dans des prédications ; néanmoins vient toujours le moment où, entre beaucoup d’images possibles, il faut bien choisir, et le cheminement va alors bel et bien de la théologie aux images, et non des images à la théologie.

Performance contre statisme ?

Dans les deux cas, architecture et images (dessin, peinture, photo, sculpture), nous avons affaire à des formes d’art subsistant indépendamment du moment où des amateurs d’art en prennent connaissance. Cela ne signifie pas que ce moment soit sans importance. Mais, abstraction faite de performances comme celles d’un Beuys, l’architecture, la peinture ou la sculpture ne sont justement pas des arts « de la performance », comme le sont la musique, la danse ou le théâtre. Or, au gré de mes itinérances dans les différents domaines de l’art, mais aussi dans celui de l’homilétique et de la liturgique 3, j’ai bien dû finir par me rendre compte que mon intérêt pour l’architecture (ou pour la peinture) est articulé à mon intérêt, voire à ma passion, pour les arts de la performance, et lui est donc pour ainsi dire subordonné.

Dans mon esprit, mais sans que j’en sois toujours suffisamment conscient, il allait presque de soi que, en dépit des difficultés de l’opération, je cherche à aborder la théologie (ou la religion, ou le christianisme) à partir du théâtre ou, plus sommairement, à partir de la musique 4. Car à mes yeux, le christianisme est par excellence une religion de la performance, ou devrait l’être, et ces arts de la performance sont susceptibles de nous apprendre beaucoup sur lui. Mais est-il possible, nécessaire, opportun, d’emprunter la même démarche à propos de l’architecture ? Que puis-je bien apprendre théologiquement d’une forme d’art comme l’architecture que sa permanence et son statisme empêchent presque par définition d’être un art de la performance ? Considérée sous cet angle, l’architecture n’aurait en effet de raison de nous intéresser que par ricochet, quand par exemple elle sert à abriter les performances d’autres formes d’art qui, comme la musique, la danse ou le théâtre, n’existent réellement qu’au moment où elles ont lieu, tandis qu’un édifice construit existe même indépendamment de l’usage qu’on en fait.

Paul Tillich, la peinture et l’architecture

Je viens de mettre dans le même panier, parce qu’on peut les qualifier de « statiques », l’architecture d’une part, la peinture et la sculpture d’autre part. Mais c’est aller trop vite en besogne. L’architecture me semble en effet dénoter quelque chose de spécifique qu’on ne retrouve pas dans les autres formes d’art. Ce sont des recherches sur la manière dont Paul Tillich parle des différentes formes d’art qui m’ont conduit à m’en rendre compte. Dans ses ouvrages, Tillich ne s’occupe quasiment que de peinture et d’architecture. Mais il n’en parle pas de la même manière, pour la simple et bonne raison qu’il ne le peut pas.

En peinture, Tillich donne la préférence à l’expressionnisme allemand, ou à une œuvre comme le Guernica de Picasso, dans la mesure où cette forme-là de peinture correspond à ce sur quoi il entend insister théologiquement, à savoir les fissures et les absurdités de l’existence. Une brève citation du Courage d’être suffit à restituer la tonalité de sa pensée sur ce point : « La combinaison de l’expérience de l’absurde et du courage d’être soi donne la clé de l’évolution des arts plastiques depuis le tournant du siècle. Dans l’expressionnisme et le surréalisme, les structures apparentes de la réalité sont disloquées. […] Les structures organiques de la vie sont découpées en morceaux pour être ensuite recomposées arbitrairement […] : les membres se trouvent dispersés et les couleurs, séparées de leur support naturel 5. » Aux yeux de Tillich, donc, une œuvre d’art digne de ce nom ne peut aujourd’hui se permettre d’être apaisante ou reposante ; elle se doit de perturber ceux qui la contemplent, en d’autres termes d’agir sur eux à l’égal d’une performance.

Architecture et « préoccupation ultime »

Fait significatif, Tillich ne peut justement pas tenir le même discours à propos de l’architecture. Dans l’introduction à un livre des Américains Albert Christ Janer et Mary Mix Foley sur L’architecture religieuse moderne 6, il déplore vivement que « les dirigeants ecclésiastiques protestants ne se rendent pas compte de la force expressive des styles artistiques » et « ne perçoivent pas l’impact du passé catholique-romain dans le contraste entre le symbolisme de l’édifice et le symbolisme de ce qui a lieu lors d’un culte protestant 7. » Et pourtant, selon lui, « une architecture authentiquement protestante est aujourd’hui possible, peut-être pour la première fois dans notre histoire 8 ». Seulement il n’en voit pas d’exemples dignes d’être signalés. Il se contente d’un souhait qui a toutes les apparences d’un vœu pieux : « La seule solution réside dans l’inspiration créatrice de l’architecte quand il tient compte des demandes objectives propres à une situation particulière et est animé du désir d’exprimer quelque chose d’important 9. »

Or Tillich, on le sait, considère comme « important » ce qui est en relation étroite avec « notre préoccupation ultime de la Réalité ultime 10. » Seulement voilà : comment exprimer cette préoccupation-là dans des formes architecturales ? Faute d’être lui-même architecte, Tillich doit se contenter de quelques remarques sur les vitraux, sur la lumière ou sur la prétendue vacuité des espaces cultuels protestants. Comment en effet éviterait-il de se contredire s’il tenait sur l’architecture des propos identiques à ceux qu’il tient sur la peinture ? On voit mal comment il pourrait rendre compte du caractère ultime de ce qui est infini en se référant à la finitude d’un édifice et à tout ce qui, en lui, doit répondre à des critères d’habitabilité.

C’est ce dont Adolf Loos, un grand architecte allemand contemporain de Tillich, était profondément persuadé : « L’œuvre d’art veut arracher les hommes à leur confort. La maison doit servir au confort. L’œuvre d’art est révolutionnaire, la maison est conservatrice 11. » Loos, ici, se fait de toute évidence une conception de l’œuvre d’art fort proche de celle de Tillich. Mais il parle trop modestement de son propre travail : dans sa discipline, lui aussi est un artiste, et telle qu’il la pratique, l’architecture, malgré ce qu’il en dit, est indubitablement un art. Mais si elle l’est, cela signifie alors que, très différentes l’une de l’autre, peinture et architecture demandent à être appréciées en fonction de critères différents eux aussi. Il y a, il est vrai, des architectures tourmentées ; mais ce ne sont pas toujours les meilleures. L’architecture est à cet égard au premier chef un art jouant sur ce qui est stable, abritant, rassurant – des qualités qui peuvent se retrouver dans d’autres formes d’art, mais qui n’en constituent pas avec autant de nécessité l’une des caractéristiques majeures.

La maison d’Adam dans le Paradis terrestre

Pourquoi, en effet, les hommes construisent-ils, ou plus exactement, pourquoi les premiers hommes ont-ils construit ? La réponse semble s’imposer : pour s’abriter des intempéries et se préserver d’autres dangers encore, et non pour s’y exposer. Quelle que soit la culture ou la religion, il semble bien que les temples eux-mêmes assurent en général cette fonction préservatrice, que ce soit sous un angle défensif, comme dans le cas des églises fortifiées du haut Moyen Âge, ou pour se préserver autant que faire se peut des incursions du divin dans le train-train quotidien en délimitant par la construction d’un temple l’espace réservé à la divinité. Mais gardons-nous de succomber à un point de vue trop terre-à-terre.

Dans un essai très suggestif intitulé Adam’s House in Paradise 12, Joseph Rykwert montre que, au travers des siècles, mais essentiellement dès le XVIIIe, on a cherché à répondre à ces deux questions : comment la première maison de l’homme était-elle, et à quel but répondait-elle ? Les uns partent de l’idée que cette première construction devait bel et bien répondre à des fins strictement utilitaires ; les autres pensent au contraire que le premier homme, par cette entreprise constructive, répondait à des motivations essentiellement symboliques.

La réponse à des questions de cet ordre sera toujours conjecturale. En fait, il semble bien que, construisant des maisons pour y habiter, les hommes ont dès les origines répondu à des motivations à la fois symboliques et utilitaires. Ces deux aspects des premières entreprises architecturales de l’humanité sont indissociables, aujourd’hui comme hier. L’habitat construit, même lorsqu’il est seulement une tente de nomades, fait intimement partie de la manière humaine d’être au monde. C’est en construisant des maisons, même très sommaires, que les humains accèdent à la possibilité de prendre concrètement conscience du monde qui les entoure. La limitation construite de l’espace est par excellence un moyen de se situer dans l’infini spatial dont on est entouré. C’est aussi une manière de dire qui l’on est, de se situer par rapport à autrui, d’affirmer, de protéger ou de travestir son identité.

Architecture et religion : des complémentaires

L’architecture, en d’autres termes, aide à vivre et elle aide à dire. Voilà déjà qui nous rapproche beaucoup de la théologie, pas toujours de ce qu’elle est, mais de ce qu’elle devrait être. Dans le meilleur des cas, il faudrait qu’elle soit habitable, non seulement pour les théologiens, mais pour monsieur-et-madame-tout-le-monde, et que ces premiers intéressés puissent s’y reconnaître, qu’elle les aide à se situer dans le monde, par rapport aux autres, par rapport à eux-mêmes et par rapport à ce à quoi nous renvoie le mot Dieu. Et pourquoi ne pas imaginer que les premiers humains ont échafaudé leurs premiers éléments de théologie, ou en tout cas de religion, dans le même mouvement où ils édifiaient leurs premiers abris, leurs premières maisons, leurs premiers sanctuaires ? Et pourquoi, alors, ne pas aller jusqu’à postuler que théologie et architecture sont peut-être allées de pair dès les origines ?

Si c’était le cas, cela impliquerait qu’elles se constituent selon des modes identiques, qu’il y a une parenté entre l’édification d’une maison et celle d’une théologie. Mais si cette parenté existe, est-elle souhaitable et faut-il toujours la reconduire ? Dans mon opuscule sur la musique (Labor et Fides), je me suis empressé de tirer parti d’une remarque de Schleiermacher (théologien protestant allemand mort en 1834) qui regrettait de voir la théologie adopter des démarches relevant de la géométrie ou de l’architecture plutôt que de la musique et de ses polyphonies. J’en suis maintenant à me dire que le problème ne doit pas être posé en termes d’alternative, mais de complémentarité, et je me contente de le formuler ainsi : il faudrait que la théologie soit suffisamment bien construite pour que ses polyphonies puissent s’y faire entendre sans être ni étouffées ni victimes d’échos pervers.

L’art architectural et ses particularités

 

Hassan Fathy : Villa Stoppelaere, Louksor, Égypte. DR

Hassan Fathy : Villa Stoppelaere, Louksor, Égypte. DR

Venons-en maintenant à une particularité de l’architecture qui, dans notre contexte, fait justement sa singularité : elle est un art obligé d’inclure dans son projet toutes sortes de choses qui n’ont rien de spécifiquement artistique. Le peintre, il est vrai, doit lui aussi tenir compte des limites que lui imposent les moyens techniques auxquels il recourt, voire des contraintes que peuvent représenter pour lui les attentes de ses mandants ; les peintres qui, jadis, recevaient commande d’un retable pour une église, d’un tableau en pied pour les salons du prince ou du portrait d’ensemble d’une corporation ont bien dû se soumettre aux exigences du genre ; mais cela ne les a pas empêchés, le cas échéant, d’avoir du génie. Même remarque pour la musique : un compositeur doit tenir compte de la tessiture des chanteurs, des possibilités techniques des différents instruments, des conditions dans lesquelles une œuvre pourra être exécutée. Idem encore avec le théâtre, où les problèmes de financement ont un caractère endémique et lancinant.

Avec l’architecture, cet état de fait prend des proportions que ne connaît aucune autre forme d’art, dans la mesure précisément où un édifice, quel qu’il soit, est toujours tributaire d’exigences techniques plus ou moins contraignantes et qui ne permettent pas de faire n’importe quoi : son architecte doit faire droit à des normes d’utilisation et de sécurité, à des règlements d’urbanisme et de construction qui, à première vue, sont autant d’entraves à sa libre imagination.

La splendeur des contingences

 

Giavanni Antonio Dosio : La Panthéon de Rome. DR

Giavanni Antonio Dosio : La Panthéon de Rome. DR

N’allons toutefois pas mettre toutes les difficultés de réalisation sur le dos des réglementations : bien avant qu’elles existent sous la forme que nous leur connaissons et avant même qu’il y ait des architectes au sens actuel de ce mot, une réussite architecturale a toujours été le résultat d’un bon équilibre entre tous les éléments qui entrent en composition.

Il y a quelques mois, à Lausanne, a eu lieu une exposition de maquettes de belles maisons rurales traditionnelles du Pays de Vaud. Une bonne partie d’entre elles semblent avoir été construites sans le concours d’un architecte, mais avec le savoir-faire des artisans de l’endroit. C’est étonnant de voir comme la beauté de ces édifices procède de la judicieuse répartition des différentes fonctions qu’ils devaient assumer, en tenant compte de la pente du terrain, de son emplacement par rapport à l’exploitation agricole, de l’orientation par rapport au soleil, de la nécessité de bien se protéger des intempéries, des facilités d’accès aussi bien pour les humains que pour le bétail ou pour les chars d’affouragement, sans oublier les sanitaires, l’approvisionnement en eau et même la décoration.

D’autres édifices appellent une énumération toute semblable, par exemple dans le cas d’un théâtre ou d’une salle de concert. Il faut qu’ils soient bien situés dans le tissu urbain, que leur façade ait une prestance de nature à bien annoncer la nature du bâtiment, que les facilités d’accès, voire de parcage des voitures, soient bien conçues, à quoi s’ajoutent : les problèmes de circulation interne et d’évacuation en cas de sinistre, l’éclairage, l’acoustique, les couleurs, le choix et la disposition des sièges, la scène et ses fonctions annexes, les loges, les ateliers et magasins de costumes et de décors, les locaux administratifs, les problèmes de chauffage et d’aération, sans oublier les problèmes d’entretien et d’amortissement.

Juger sur pièces

De tout cela, on ne peut évidemment juger ni sur plans, ni sur la foi de reportages photographiques : il faut aller et venir dans ces édifices, les jauger au plaisir ou aux inconvénients qu’on en ressent, tester leur efficacité, apprécier à l’usage leur implantation dans le paysage. Les plus beaux discours, les plus belles explications ne pallieront jamais leurs défauts. Par exemple, à Lyon, on fait grand cas de la verrière semi-cylindrique dont Jean Nouvel, un des grands architectes du moment, a surmonté le bâtiment de l’opéra ; mais allez demander ce qu’ils en pensent aux employés qui doivent travailler sous cette verrière en été : pour eux, c’est une catastrophe. N’en déplaise aux esthètes qui louent cette intervention sur une ancienne structure, ce sont ces employés qui ont raison.

L’architecture, donc, nous apprend le poids, la nécessité, l’utilité et même la beauté des contingences. Il ne suffit pas de dessiner une belle façade derrière laquelle on organise tant bien que mal l’espace à disposition, comme on le faisait dans les débuts de l’Ecole des Beaux-Arts, sans tenir compte, par exemple, des inconvénients qui pouvaient en résulter pour le personnel de service. Il faut tenir compte de tout, jusque dans les détails de finition. Bel exemple pour les théologiens. Eux aussi sont tributaires de nombreuses contingences : celles du langage, mais aussi des capacités de compréhension des auditoires auxquels ils s’adressent, des moyens de diffusion de leur pensée, des conditions matérielles, voire familiales dans lesquelles ils travaillent, etc. La théologie, n’en déplaise à ceux qui voudraient en faire une science divine, est contingente, humaine, terrestre, limitée dans ses moyens d’expression, tributaire de beaucoup de petitesses humaines ; mais c’est peut-être aussi ce qui fait son intérêt et, pourquoi pas, sa beauté.

Quelque chose se passe pourtant…

J’ai fortement insisté sur le fait que l’architecture n’est pas à proprement parler un art de la performance. Il n’en reste pas moins que, au moment où je visite une ville, un monument, un palais, un musée, une maison particulière, quelque chose se passe qui tient à ma présence dans ce lieu-là et aux impressions que j’en ressens. C’est évidemment très subjectif, mais l’architecture ne peut pas être considérée comme un art si n’a pas lieu cet échange, différé il est vrai, entre l’architecte et le récepteur de son œuvre que je deviens au moment où j’en prends connaissance concrètement, voire physiquement.

La beauté d’un édifice, ou plus exactement sa pertinence, se situe moins dans l’édifice lui-même que dans la relation qui s’établit entre lui et moi, ou entre lui et toute une collectivité. Je ne puis mieux faire qu’évoquer à grands traits ma visite de quelques édifices ou ensembles construits, avec chaque fois une ou deux remarques que ces visites m’inspirent à propos de la théologie.

En visitant quelques villes

La visite de Prague, surtout celle de ses rues, me laisse un grand souvenir. Il est vrai que, dans le domaine de l’architecture civile, j’aime le style baroque et l’Art nouveau (ou Jugendstil). J’ai été très sensible au fait que les édifices de différentes époques sont venus s’ajouter les uns aux autres sans que les nouveaux venus anéantissent leurs prédécesseurs. Et puis, ces édifices ne sont pas devenus une sorte de mausolée urbain ; on continue à y vivre, à y faire des affaires, à les adapter aux exigences de nouveaux modes de vie. La visite de Leipzig, qui a maintenant retrouvé son allant de jadis et beaucoup de pimpant, me laisse la même impression. Voilà des paradigmes dont la théologie pourrait s’inspirer : on ne refait pas tout à neuf et de fond en comble, mais on ne se fixe pas non plus sur les réalisations d’une époque passée.

Tout autre, l’impression qui se dégage de la visite de villes ou de bourgades médiévales comme Carcassonne, Locronan, Pérouges ou Gruyères, où j’avoue m’être pourtant promené avec plaisir : elles ont été purgées de toutes les excroissances que les siècles y avaient ajoutées et l’on n’a laissé subsister que ce que l’on tient pour authentiquement médiéval, dût-on, comme le faisait Viollet-le-Duc, donner à ces édifices une allure encore plus médiévale qu’ils ne l’eurent jamais. Mais tout cela est finalement trop propre, trop léché, trop visiblement asservi aux exigences du tourisme contemporain. Ces cités-là ne vivent plus, elles sont exploitées à des fins étrangères à leur destination première. Si seulement il pouvait n’en être jamais de même avec la théologie ! J’en suis à préférer une théologie aux ruelles un peu délabrées, avec quelques immondices peu ragoûtantes, à une théologie trop bien léchée, trop bien ordonnée et si bien aseptisée qu’elle finit par n’avoir plus de goût ni d’odeur ni rien de quelque peu artistique.

Le pire, dans le genre, ce sont les villages de vacances construits de toutes pièces pour être pittoresques et répondre, pense-t-on, au besoin de dépaysement des citadins en vacances. C’est artificiel de part en part, sans lien réel avec un cadre de vie digne de ce nom. Ils n’aident même pas à se situer dans l’existence et par rapport au monde. Ils permettent tout au plus un moment de « divertissement », au sens pascalien de ce terme et sans même en avoir toute la profondeur. C’est de l’architecture-gadget, tout comme existe aussi, hélas, de la théologie-gadget, sans rien d’artistique.

<i>&Eacute;glise Sant'Andrea &agrave; Mantoue par Leon Battista Alberti</i>
Église Sant'Andrea à Mantoue par Leon Battista Alberti
<i>Cit&eacute; HLM, banlieue parisienne</i>
Cité HLM, banlieue parisienne
<i>Biblioth&egrave;que de la Hoffburg &agrave; Vienne</i>
Bibliothèque de la Hoffburg à Vienne

Architectures de la violence

Que dire, alors, des HLM de banlieue construites dans les années 1950-1960, en France comme ailleurs en Europe – de véritables cages à lapins, qui en ont toute la laideur et même toutes les odeurs ? Cette architecture-là n’est pas seulement concentrationnaire, elle est violente et méprisante. Elle expose à sa violence permanente ceux qui doivent se contenter d’y avoir leur logement, et elle les méprise, parce qu’elle part du principe que c’est assez bon pour eux. Les architectes qui consentent à concevoir de tels ensembles sèment en réalité des graines de violence, de révolte et de mépris, et le résultat de leur entreprise est plus grave, dans son ordre, que la mauvaise musique ou la mauvaise peinture dans le leur. Parce qu’on peut toujours se passer de mauvaise musique ou de mauvaise peinture, tandis que des gens sont bien obligés d’habiter dans ces immeubles-là, sans rien pouvoir y changer.

Je frémis à l’idée que l’on pourrait aussi avoir une théologie de HLM, et ce me semble être le cas quand on en vient à penser par exemple que telle ou telle forme de christianisme est bien assez bonne pour le populaire, ou même que le populaire en a besoin. Non, lui aussi a besoin d’une bonne théologie, comme il a besoin d’une bonne architecture qui réponde à ses besoins symboliques ou identitaires aussi bien qu’à ses exigences les plus prosaïques, sinon c’est une théologie violente, même si elle se prétend pacifiste.

Et l’ultra contemporain ?

Quant à l’architecture résolument novatrice, voire futuriste, qui prévaut par exemple dans les nouveaux quartiers de Berlin, en particulier au Potsdamerplatz, avec son étonnant bâtiment Sony, elle me surprend, m’éblouit et souvent me séduit. Mais je ne puis éviter de me demander si elle va tenir le coup, c’est-à-dire si elle ne va pas devenir très vite « altmodisch », comme on disait jadis, et si l’on aura longtemps plaisir à s’y rassembler. N’en sera-t-il pas d’elle comme de certaines théologies, par exemple celle dite « de la mort de Dieu », qui retiennent subitement l’attention des milieux soucieux d’être à la page, mais pour un temps seulement, avant de sembler terriblement datées, faute justement d’avoir une relation suffisamment approfondie avec les théologies qui ont fait leurs preuves dans la durée et dans lesquelles les gens persistent à se reconnaître ?

A l’intérieur des édifices

Passons à la perception des espaces intérieurs. Je visite toujours avec délectation les grandes bibliothèques baroques, qu’elles soient à Saint-Gall, à Prague, à Coimbra ou ailleurs encore. Ce sont des lieux de haute culture, et en même temps d’une culture luxueuse. Je m’extasie devant la gestion très travaillée de leur volumétrie, devant leurs boiseries, leurs fresques, leurs rayons d’ouvrages anciens. Mais, à supposer que cela soit possible, aurais-je envie d’y travailler ? J’en doute. Il en est d’elles comme de certaines théologies du XVIIIe siècle auxquelles il m’arrive de m’intéresser, mais surtout pour tenter de mieux discerner d’où nous venons : nous avons raison de les inclure dans nos itinéraires de visites, mais elles ne modèlent plus les espaces, les images, les senteurs dans lesquels nous avons besoin de nous mouvoir aujourd’hui.

Ou bien j’aime à visiter l’intérieur de maisons particulières entièrement dessinées par de grands architectes, depuis le bâtiment lui-même jusqu’aux meubles qui s’y trouvent et aux tissus qui les garnissent : par exemple l’une des villas que des architectes du mouvement Jugendstil avaient construites et entièrement équipées à la Mathildenhöhe de Darmstadt, ou l’une des villas de style « prairie » réalisées par Frank Lloyd Wright aux Etats-Unis. On aurait envie d’y vivre, et l’on se demande en même temps si l’on y serait vraiment chez soi ou si, à la longue, on n’aurait pas le sentiment d’y être comme les invités permanents d’un hôte, en l’occurrence l’architecte concepteur, qui, du fait même de l’entière cohérence stylistique de ce qu’il a conçu, oblige à vivre dans son univers à lui plutôt que dans le nôtre.

Enfant des villes, j’ai presque toujours vécu en appartement, et j’en arrive à la conclusion que le plus grand service à me rendre est de me proposer, quand j’en ai besoin, un appartement aux apparences des plus neutres. Comme, dans ce cas, je ne puis rien changer aux murs, aux portes, aux fenêtres ou aux éventuelles moulures du plafond, cette neutralité seule peut me permettre d’y apposer mon propre cachet architectural, avec mes tableaux, les meubles de mon choix, par exemple des meubles de famille, le tout dans la disposition qui me conviendra le mieux. Car c’est bel et bien un art que de savoir mettre sa marque dans un espace locatif. Ne devrions-nous pas également laisser les gens être des artistes de leur théologie particulière qu’ils devraient pouvoir se façonner, ou s’installer dans le cadre d’une théologie collective qui, considérée sous cet angle, devrait à son tour conserver un certain coefficient de neutralité, ou en tout cas une très large marge de li-berté ?

En visite dans le Jugendstil

Le cas des théâtres ou des restaurants Art nouveau dans lesquels j’aime aussi à me trouver me conduit à une réflexion toute différente, dans la mesure précisément où ce sont des lieux de vie publique ou collective. On n’y passe pas toute sa vie, on ne leur demande pas de fonction identitaire, seulement symbolique. Là, j’apprécie l’unité du style, quand l’agencement des volumes, la présence des vitraux, s’il y en a, la forme des meubles, le choix des tissus constituent un tout.

Lors d’un bref séjour à Prague, nous sommes allés trois fois nous restaurer à la brasserie de la Maison du Peuple, par simple plaisir de nous trouver dans ce lieu où, dit-on, les artistes et les milieux intellectuel de l’entre-deux-guerres aimaient se rencontrer. Dans un espace comme celui-là, si intégralement Jugendstil, on a vraiment le sentiment de se trouver quelque part. C’est aussi l’impression que devrait laisser notre théologie quand elle est à usage collectif : qu’elle soit un lieu assez caractérisé, mais tout destiné aux rencontres, aux échanges d’idées, ou même à rester seul dans son coin devant une chope de bière quand on n’a pas envie d’être dérangé dans sa rêverie – car la théologie a aussi besoin de rêveurs impénitents se laissant emporter sur les volutes en coup de fouet qu’ont tracées des artistes comme Alphonse Mucha.

<i>Charles R. Mackintosh : int&eacute;rieur d'une villa. DR.</i>
Charles R. Mackintosh :
intérieur d'une villa. DR.
<i>D&ocirc;me dela tour Sony, Berlin</i>
Dôme dela tour Sony, Berlin
<i>Brasserie Pilzen de la Obecni Dum &agrave; Prague</i>
Brasserie Pilzen de la Obecni Dum à Prague

 

L’histoire contre la géographie ?

Reste à en découdre avec un contraste sur lequel Laurent Gagnebin attire volontiers l’attention 13 et que Paul Tillich avait déjà signalé : le catholicisme s’attache avec prédilection à des lieux, le protestantisme à des événements ou, dans les termes de Gagnebin, le catholicisme est attaché à une « géographie du salut » là où le protestantisme préfère une « histoire du salut. » Or l’architecture opère sur des espaces et des lieux, bien davantage que sur une histoire ou des événements. Serait-elle alors insidieusement catholique dans la structure profonde des démarches qu’elle suppose ?

Sa fréquentation et les incidences qu’elle peut avoir en théologie incitent bien plutôt à remettre en question cette opposition de l’histoire et de la géographie. L’être humain ne peut pas avoir d’histoire s’il n’a pas un ou plusieurs lieux lui permettant de se repérer par rapport à lui-même, aux autres et à Dieu. Les espaces architecturaux, s’ils sont bien conçus, ne sont-ils pas justement faits pour que l’histoire, et même une histoire du salut, si l’on tient à cette expression pleine de pièges, puisse s’y dérouler ?

Ce qui me conduit à me demander si la théologie est aussi événementielle que nous affectons souvent de le penser, surtout du côté protestant. Même quand elle intègre la notion d’événement dans son projet, elle reste généralement aussi statique et localisée que peut l’être l’œuvre d’un architecte. Et si nous songeons à la foi vécue, elle ne peut être événementielle de part en part ; pour tenir dans la durée, elle doit aussi se montrer spatiale, pour ne pas dire sédentaire pour une bonne part, donc localisée, attachée à certains lieux, même si elle ne les tient pas pour sacrés. Il faut seulement que ces lieux, ces espaces, ces constructions théologiques se prêtent à des performances, à des histoires en train de se passer. Pourvu qu’alors le théologien, dans cette tâche d’architecte, sache aussi se montrer un artiste ! C’est ce que Schleiermacher attendait de lui quand il le qualifiait de « virtuose. »

Un art du provisoire et de l’inachevé ?

Ici, attention ! Se montrer artiste ou « virtuose » en matière d’architecture théologique, ce n’est pas nécessairement donner lieu à de somptueux édifices comme ceux que les grands de ce monde aiment faire édifier en mémoriaux de leur passage sur terre. Faire de la théologie une sorte de nouveau Saint-Pétersbourg, de nouveau Palais Garnier ou de nouvelle Bibliothèque de France reviendrait à la trahir, surtout en perspective évangélique. De toute manière, les belles architectures ne sont pas nécessairement grandioses et somptueuses. Il est des édifices fort modestes, parfois inachevés faute de moyens, qui pourtant parlent fort, architecturalement parlant.

Je reste très attentif, à cet égard, à une remarque de William Hamilton, l’une des célébrités, fort passagère d’ailleurs, de la « théologie de la mort de Dieu », dans son livre au titre trop ambitieux The New Essence of Christianity 14 : reprenant à son compte une expression populaire américaine, il constate que notre théologie n’est jamais qu’une bâtisse dotée de huit fenêtres, mais avec seulement six contrevents pour les obturer, ce qui fait qu’elle est toujours traversée de courants d’air.

Et si des bâtisses de cet ordre étaient justement le type d’architecture qui convient à la théologie, celui qui est le plus apte à la rendre convaincante ? Je laisse la question ouverte, mais à mon sens une modeste chapelle provisoire, faite de la transformation d’une baraque de chantier, sera toujours mieux adaptée à l’expression des valeurs évangéliques que les splendeurs triomphalistes de Saint-Pierre de Rome ou de je ne sais quel temple protestant dont l’architecture exprime une évidente volonté de prestige. feuille

Bernard Reymond

<i>Villa M&uuml;ller, rue Stresovicka &agrave; Pragues (18e arrt)</i>
Villa Müller, rue Stresovicka à Pragues (18e arrt)
<i>Maison Tzara, avenue Junot &agrave; Paris (18e arrt)</i>
Maison Tzara, avenue Junot à Paris (18e arrt)

 

1. Voir mon livre Théâtre et christianisme, Genève, Labor et Fides, 2002.

2. Voir L’architecture religieuse des protestants, Genève, Labor et Fides, 1996.zz

3. Voir en particulier mon livre De vive voix. Oraliture et prédication, Genève, Labor et Fides, 1998.

4. Voir mon livre Le protestantisme et la musique Genève, Labor et Fides, 2002.
5. Le courage d’être, Paris, Cerf, 1999, p. 116.

6. CHRIST JANER Albert et FOLEY Mary Mix, Modern Church Architecture — A Guide to the Form and Spirit of 20th Century Religious Buildings, New York/Toronto/London, McGraw-Hill, 1962.

7. On Art and Architecture, New York, Crossroad, 1989, pp. 214-215.

8. Ibid. p. 215.

9. Ibid. p. 220.

10. « Our ultimate concern for Ultimate Reality », ibid. p. 224.

11. LOOS – Adolf Loos, Bruxelles, Mardaga, 1985, sans pagination.

12. RYKWERT Joseph, Adam’s House in Paradise, New York, MOMA, 1972

haut

Merci de soutenir Évangile & liberté
en vous abonnant :)

 


Accueil

Pour s'abonner

Rédaction

Soumettre un article

Évangile & liberté

Courrier des lecteurs

Ouverture et actualité

Vos questions

Événements

Liens sur le www

Liste des numéros

Index des auteurs


Article Précédent

Article Suivant

Sommaire de ce N°


Vous pouvez nous écrire vos remarques, vos encouragements, vos questions