Le titre de cet article
pourrait être plus simple : « Architecture et théologie.
» Je lui donne à dessein un tour plus essayiste quacadémique.
Quoi quil en soit, on voudra bien prêter attention à
lordre des mots : larchitecture vient ici en premier, la
théologie en second. Cest-à-dire que, comme jai
tenté de le faire pour le théâtre 1, je vais essayer
de partir de larchitecture pour arriver à la théologie
et me demander ce que la théologie, ou plus exactement un théologien
parmi dautres, peut bien apprendre de sa fréquentation
de larchitecture, et non linverse. Et puis, pour éviter
toute méprise, je précise quil sagit ici de
larchitecture en général ou, si lon préfère,
du fait architectural, et non de la seule architecture religieuse, larchitecture
des édifices destinés au culte nétant à
tout prendre quun cas particulier dans un ensemble plus général.
Je nexclurai pas les églises ou les temples de ma tentative
de réflexion, mais je ne fixerai pas non plus mon attention sur
eux.
À contresens des habitudes
Jiri Kroha : Vision architecturale
|
En me proposant ce
thème-là de réflexion, on ma incité,
peut-être sans sen rendre compte, à me prendre moi-même
à rebrousse-poil, et jen suis très reconnaissant.
Dans mon livre sur larchitecture des temples protestants 2, je
suis parti de lidée que larchitecture de ces édifices
a par elle-même beaucoup à nous dire, indépendamment
de tout ce que les théologiens peuvent affirmer quant aux critères
ou consignes quelle devrait respecter. Jai effectivement
beaucoup appris théologiquement de la fréquentation de
ces ensembles architecturaux. Mais, rétrospectivement, je dois
reconnaître que je nai pu éviter de souscrire à
ma manière à la célèbre formule selon laquelle
« die Liturgie ist die Bauherrin der Kirche » la
liturgie est le maître de louvrage : cest elle qui
dicte le programme dun temple ou dune église à
construire.
Même remarque à propos des images : leur
fréquentation oblige fort heureusement à rompre délibérément
avec le simplisme qui découle trop souvent de la remarque selon
laquelle la religion biblique serait une religion de louïe
et non de la vue un simplisme que je rencontre dans des traités
de théologie aussi bien que dans des prédications ; néanmoins
vient toujours le moment où, entre beaucoup dimages possibles,
il faut bien choisir, et le cheminement va alors bel et bien de la théologie
aux images, et non des images à la théologie.
Performance contre statisme ?
Dans les deux cas,
architecture et images (dessin, peinture, photo, sculpture), nous avons
affaire à des formes dart subsistant indépendamment
du moment où des amateurs dart en prennent connaissance.
Cela ne signifie pas que ce moment soit sans importance. Mais, abstraction
faite de performances comme celles dun Beuys, larchitecture,
la peinture ou la sculpture ne sont justement pas des arts « de
la performance », comme le sont la musique, la danse ou le théâtre.
Or, au gré de mes itinérances dans les différents
domaines de lart, mais aussi dans celui de lhomilétique
et de la liturgique 3, jai bien dû finir par me rendre compte
que mon intérêt pour larchitecture (ou pour la peinture)
est articulé à mon intérêt, voire à
ma passion, pour les arts de la performance, et lui est donc pour ainsi
dire subordonné.
Dans mon esprit, mais sans que jen sois toujours
suffisamment conscient, il allait presque de soi que, en dépit
des difficultés de lopération, je cherche à
aborder la théologie (ou la religion, ou le christianisme) à
partir du théâtre ou, plus sommairement, à partir
de la musique 4. Car à mes yeux, le christianisme est par excellence
une religion de la performance, ou devrait lêtre, et ces
arts de la performance sont susceptibles de nous apprendre beaucoup
sur lui. Mais est-il possible, nécessaire, opportun, demprunter
la même démarche à propos de larchitecture
? Que puis-je bien apprendre théologiquement dune forme
dart comme larchitecture que sa permanence et son statisme
empêchent presque par définition dêtre un art
de la performance ? Considérée sous cet angle, larchitecture
naurait en effet de raison de nous intéresser que par ricochet,
quand par exemple elle sert à abriter les performances dautres
formes dart qui, comme la musique, la danse ou le théâtre,
nexistent réellement quau moment où elles
ont lieu, tandis quun édifice construit existe même
indépendamment de lusage quon en fait.
Paul Tillich, la peinture et larchitecture
Je viens de mettre
dans le même panier, parce quon peut les qualifier de «
statiques », larchitecture dune part, la peinture
et la sculpture dautre part. Mais cest aller trop vite en
besogne. Larchitecture me semble en effet dénoter quelque
chose de spécifique quon ne retrouve pas dans les autres
formes dart. Ce sont des recherches sur la manière dont
Paul Tillich parle des différentes formes dart qui mont
conduit à men rendre compte. Dans ses ouvrages, Tillich
ne soccupe quasiment que de peinture et darchitecture. Mais
il nen parle pas de la même manière, pour la simple
et bonne raison quil ne le peut pas.
En peinture, Tillich donne la préférence
à lexpressionnisme allemand, ou à une uvre
comme le Guernica de Picasso, dans la mesure où cette forme-là
de peinture correspond à ce sur quoi il entend insister théologiquement,
à savoir les fissures et les absurdités de lexistence.
Une brève citation du Courage dêtre suffit à
restituer la tonalité de sa pensée sur ce point : «
La combinaison de lexpérience de labsurde et du courage
dêtre soi donne la clé de lévolution
des arts plastiques depuis le tournant du siècle. Dans lexpressionnisme
et le surréalisme, les structures apparentes de la réalité
sont disloquées. [
] Les structures organiques de la vie
sont découpées en morceaux pour être ensuite recomposées
arbitrairement [
] : les membres se trouvent dispersés et
les couleurs, séparées de leur support naturel 5. »
Aux yeux de Tillich, donc, une uvre dart digne de ce nom
ne peut aujourdhui se permettre dêtre apaisante ou
reposante ; elle se doit de perturber ceux qui la contemplent, en dautres
termes dagir sur eux à légal dune performance.
Architecture et « préoccupation ultime
»
Fait significatif,
Tillich ne peut justement pas tenir le même discours à
propos de larchitecture. Dans lintroduction à un
livre des Américains Albert Christ Janer et Mary Mix Foley sur
Larchitecture religieuse moderne 6, il déplore vivement
que « les dirigeants ecclésiastiques protestants ne se
rendent pas compte de la force expressive des styles artistiques »
et « ne perçoivent pas limpact du passé catholique-romain
dans le contraste entre le symbolisme de lédifice et le
symbolisme de ce qui a lieu lors dun culte protestant 7. »
Et pourtant, selon lui, « une architecture authentiquement protestante
est aujourdhui possible, peut-être pour la première
fois dans notre histoire 8 ». Seulement il nen voit pas
dexemples dignes dêtre signalés. Il se contente
dun souhait qui a toutes les apparences dun vu pieux
: « La seule solution réside dans linspiration créatrice
de larchitecte quand il tient compte des demandes objectives propres
à une situation particulière et est animé du désir
dexprimer quelque chose dimportant 9. »
Or Tillich, on le sait, considère comme «
important » ce qui est en relation étroite avec «
notre préoccupation ultime de la Réalité ultime
10. » Seulement voilà : comment exprimer cette préoccupation-là
dans des formes architecturales ? Faute dêtre lui-même
architecte, Tillich doit se contenter de quelques remarques sur les
vitraux, sur la lumière ou sur la prétendue vacuité
des espaces cultuels protestants. Comment en effet éviterait-il
de se contredire sil tenait sur larchitecture des propos
identiques à ceux quil tient sur la peinture ? On voit
mal comment il pourrait rendre compte du caractère ultime de
ce qui est infini en se référant à la finitude
dun édifice et à tout ce qui, en lui, doit répondre
à des critères dhabitabilité.
Cest ce dont Adolf Loos, un grand architecte allemand
contemporain de Tillich, était profondément persuadé
: « Luvre dart veut arracher les hommes à
leur confort. La maison doit servir au confort. Luvre dart
est révolutionnaire, la maison est conservatrice 11. »
Loos, ici, se fait de toute évidence une conception de luvre
dart fort proche de celle de Tillich. Mais il parle trop modestement
de son propre travail : dans sa discipline, lui aussi est un artiste,
et telle quil la pratique, larchitecture, malgré
ce quil en dit, est indubitablement un art. Mais si elle lest,
cela signifie alors que, très différentes lune de
lautre, peinture et architecture demandent à être
appréciées en fonction de critères différents
eux aussi. Il y a, il est vrai, des architectures tourmentées
; mais ce ne sont pas toujours les meilleures. Larchitecture est
à cet égard au premier chef un art jouant sur ce qui est
stable, abritant, rassurant des qualités qui peuvent se
retrouver dans dautres formes dart, mais qui nen constituent
pas avec autant de nécessité lune des caractéristiques
majeures.
La maison dAdam dans le Paradis terrestre
Pourquoi, en effet,
les hommes construisent-ils, ou plus exactement, pourquoi les premiers
hommes ont-ils construit ? La réponse semble simposer :
pour sabriter des intempéries et se préserver dautres
dangers encore, et non pour sy exposer. Quelle que soit la culture
ou la religion, il semble bien que les temples eux-mêmes assurent
en général cette fonction préservatrice, que ce
soit sous un angle défensif, comme dans le cas des églises
fortifiées du haut Moyen Âge, ou pour se préserver
autant que faire se peut des incursions du divin dans le train-train
quotidien en délimitant par la construction dun temple
lespace réservé à la divinité. Mais
gardons-nous de succomber à un point de vue trop terre-à-terre.
Dans un essai très suggestif intitulé Adams
House in Paradise 12, Joseph Rykwert montre que, au travers des siècles,
mais essentiellement dès le XVIIIe, on a cherché à
répondre à ces deux questions : comment la première
maison de lhomme était-elle, et à quel but répondait-elle
? Les uns partent de lidée que cette première construction
devait bel et bien répondre à des fins strictement utilitaires
; les autres pensent au contraire que le premier homme, par cette entreprise
constructive, répondait à des motivations essentiellement
symboliques.
La réponse à des questions de cet ordre
sera toujours conjecturale. En fait, il semble bien que, construisant
des maisons pour y habiter, les hommes ont dès les origines répondu
à des motivations à la fois symboliques et utilitaires.
Ces deux aspects des premières entreprises architecturales de
lhumanité sont indissociables, aujourdhui comme hier.
Lhabitat construit, même lorsquil est seulement une
tente de nomades, fait intimement partie de la manière humaine
dêtre au monde. Cest en construisant des maisons,
même très sommaires, que les humains accèdent à
la possibilité de prendre concrètement conscience du monde
qui les entoure. La limitation construite de lespace est par excellence
un moyen de se situer dans linfini spatial dont on est entouré.
Cest aussi une manière de dire qui lon est, de se
situer par rapport à autrui, daffirmer, de protéger
ou de travestir son identité.
Architecture et religion : des complémentaires
Larchitecture,
en dautres termes, aide à vivre et elle aide à dire.
Voilà déjà qui nous rapproche beaucoup de la théologie,
pas toujours de ce quelle est, mais de ce quelle devrait
être. Dans le meilleur des cas, il faudrait quelle soit
habitable, non seulement pour les théologiens, mais pour monsieur-et-madame-tout-le-monde,
et que ces premiers intéressés puissent sy reconnaître,
quelle les aide à se situer dans le monde, par rapport
aux autres, par rapport à eux-mêmes et par rapport à
ce à quoi nous renvoie le mot Dieu. Et pourquoi ne pas imaginer
que les premiers humains ont échafaudé leurs premiers
éléments de théologie, ou en tout cas de religion,
dans le même mouvement où ils édifiaient leurs premiers
abris, leurs premières maisons, leurs premiers sanctuaires ?
Et pourquoi, alors, ne pas aller jusquà postuler que théologie
et architecture sont peut-être allées de pair dès
les origines ?
Si cétait le cas, cela impliquerait quelles
se constituent selon des modes identiques, quil y a une parenté
entre lédification dune maison et celle dune
théologie. Mais si cette parenté existe, est-elle souhaitable
et faut-il toujours la reconduire ? Dans mon opuscule sur la musique
(Labor et Fides), je me suis empressé de tirer parti dune
remarque de Schleiermacher (théologien protestant allemand mort
en 1834) qui regrettait de voir la théologie adopter des démarches
relevant de la géométrie ou de larchitecture plutôt
que de la musique et de ses polyphonies. Jen suis maintenant à
me dire que le problème ne doit pas être posé en
termes dalternative, mais de complémentarité, et
je me contente de le formuler ainsi : il faudrait que la théologie
soit suffisamment bien construite pour que ses polyphonies puissent
sy faire entendre sans être ni étouffées ni
victimes déchos pervers.
Lart architectural et ses particularités
Hassan Fathy : Villa Stoppelaere,
Louksor, Égypte. DR
|
Venons-en maintenant
à une particularité de larchitecture qui, dans notre
contexte, fait justement sa singularité : elle est un art obligé
dinclure dans son projet toutes sortes de choses qui nont
rien de spécifiquement artistique. Le peintre, il est vrai, doit
lui aussi tenir compte des limites que lui imposent les moyens techniques
auxquels il recourt, voire des contraintes que peuvent représenter
pour lui les attentes de ses mandants ; les peintres qui, jadis, recevaient
commande dun retable pour une église, dun tableau
en pied pour les salons du prince ou du portrait densemble dune
corporation ont bien dû se soumettre aux exigences du genre ;
mais cela ne les a pas empêchés, le cas échéant,
davoir du génie. Même remarque pour la musique :
un compositeur doit tenir compte de la tessiture des chanteurs, des
possibilités techniques des différents instruments, des
conditions dans lesquelles une uvre pourra être exécutée.
Idem encore avec le théâtre, où les problèmes
de financement ont un caractère endémique et lancinant.
Avec larchitecture, cet état de fait prend
des proportions que ne connaît aucune autre forme dart,
dans la mesure précisément où un édifice,
quel quil soit, est toujours tributaire dexigences techniques
plus ou moins contraignantes et qui ne permettent pas de faire nimporte
quoi : son architecte doit faire droit à des normes dutilisation
et de sécurité, à des règlements durbanisme
et de construction qui, à première vue, sont autant dentraves
à sa libre imagination.
La splendeur des contingences
Giavanni Antonio Dosio : La
Panthéon de Rome. DR
|
Nallons toutefois
pas mettre toutes les difficultés de réalisation sur le
dos des réglementations : bien avant quelles existent sous
la forme que nous leur connaissons et avant même quil y
ait des architectes au sens actuel de ce mot, une réussite architecturale
a toujours été le résultat dun bon équilibre
entre tous les éléments qui entrent en composition.
Il y a quelques mois, à Lausanne, a eu lieu une
exposition de maquettes de belles maisons rurales traditionnelles du
Pays de Vaud. Une bonne partie dentre elles semblent avoir été
construites sans le concours dun architecte, mais avec le savoir-faire
des artisans de lendroit. Cest étonnant de voir comme
la beauté de ces édifices procède de la judicieuse
répartition des différentes fonctions quils devaient
assumer, en tenant compte de la pente du terrain, de son emplacement
par rapport à lexploitation agricole, de lorientation
par rapport au soleil, de la nécessité de bien se protéger
des intempéries, des facilités daccès aussi
bien pour les humains que pour le bétail ou pour les chars daffouragement,
sans oublier les sanitaires, lapprovisionnement en eau et même
la décoration.
Dautres édifices appellent une énumération
toute semblable, par exemple dans le cas dun théâtre
ou dune salle de concert. Il faut quils soient bien situés
dans le tissu urbain, que leur façade ait une prestance de nature
à bien annoncer la nature du bâtiment, que les facilités
daccès, voire de parcage des voitures, soient bien conçues,
à quoi sajoutent : les problèmes de circulation
interne et dévacuation en cas de sinistre, léclairage,
lacoustique, les couleurs, le choix et la disposition des sièges,
la scène et ses fonctions annexes, les loges, les ateliers et
magasins de costumes et de décors, les locaux administratifs,
les problèmes de chauffage et daération, sans oublier
les problèmes dentretien et damortissement.
Juger sur pièces
De tout cela, on ne
peut évidemment juger ni sur plans, ni sur la foi de reportages
photographiques : il faut aller et venir dans ces édifices, les
jauger au plaisir ou aux inconvénients quon en ressent,
tester leur efficacité, apprécier à lusage
leur implantation dans le paysage. Les plus beaux discours, les plus
belles explications ne pallieront jamais leurs défauts. Par exemple,
à Lyon, on fait grand cas de la verrière semi-cylindrique
dont Jean Nouvel, un des grands architectes du moment, a surmonté
le bâtiment de lopéra ; mais allez demander ce quils
en pensent aux employés qui doivent travailler sous cette verrière
en été : pour eux, cest une catastrophe. Nen
déplaise aux esthètes qui louent cette intervention sur
une ancienne structure, ce sont ces employés qui ont raison.
Larchitecture, donc, nous apprend le poids, la
nécessité, lutilité et même la beauté
des contingences. Il ne suffit pas de dessiner une belle façade
derrière laquelle on organise tant bien que mal lespace
à disposition, comme on le faisait dans les débuts de
lEcole des Beaux-Arts, sans tenir compte, par exemple, des inconvénients
qui pouvaient en résulter pour le personnel de service. Il faut
tenir compte de tout, jusque dans les détails de finition. Bel
exemple pour les théologiens. Eux aussi sont tributaires de nombreuses
contingences : celles du langage, mais aussi des capacités de
compréhension des auditoires auxquels ils sadressent, des
moyens de diffusion de leur pensée, des conditions matérielles,
voire familiales dans lesquelles ils travaillent, etc. La théologie,
nen déplaise à ceux qui voudraient en faire une
science divine, est contingente, humaine, terrestre, limitée
dans ses moyens dexpression, tributaire de beaucoup de petitesses
humaines ; mais cest peut-être aussi ce qui fait son intérêt
et, pourquoi pas, sa beauté.
Quelque chose se passe pourtant
Jai fortement
insisté sur le fait que larchitecture nest pas à
proprement parler un art de la performance. Il nen reste pas moins
que, au moment où je visite une ville, un monument, un palais,
un musée, une maison particulière, quelque chose se passe
qui tient à ma présence dans ce lieu-là et aux
impressions que jen ressens. Cest évidemment très
subjectif, mais larchitecture ne peut pas être considérée
comme un art si na pas lieu cet échange, différé
il est vrai, entre larchitecte et le récepteur de son uvre
que je deviens au moment où jen prends connaissance concrètement,
voire physiquement.
La beauté dun édifice, ou plus exactement
sa pertinence, se situe moins dans lédifice lui-même
que dans la relation qui sétablit entre lui et moi, ou
entre lui et toute une collectivité. Je ne puis mieux faire quévoquer
à grands traits ma visite de quelques édifices ou ensembles
construits, avec chaque fois une ou deux remarques que ces visites minspirent
à propos de la théologie.
En visitant quelques villes
La visite de Prague,
surtout celle de ses rues, me laisse un grand souvenir. Il est vrai
que, dans le domaine de larchitecture civile, jaime le style
baroque et lArt nouveau (ou Jugendstil). Jai été
très sensible au fait que les édifices de différentes
époques sont venus sajouter les uns aux autres sans que
les nouveaux venus anéantissent leurs prédécesseurs.
Et puis, ces édifices ne sont pas devenus une sorte de mausolée
urbain ; on continue à y vivre, à y faire des affaires,
à les adapter aux exigences de nouveaux modes de vie. La visite
de Leipzig, qui a maintenant retrouvé son allant de jadis et
beaucoup de pimpant, me laisse la même impression. Voilà
des paradigmes dont la théologie pourrait sinspirer : on
ne refait pas tout à neuf et de fond en comble, mais on ne se
fixe pas non plus sur les réalisations dune époque
passée.
Tout autre, limpression qui se dégage de
la visite de villes ou de bourgades médiévales comme Carcassonne,
Locronan, Pérouges ou Gruyères, où javoue
mêtre pourtant promené avec plaisir : elles ont été
purgées de toutes les excroissances que les siècles y
avaient ajoutées et lon na laissé subsister
que ce que lon tient pour authentiquement médiéval,
dût-on, comme le faisait Viollet-le-Duc, donner à ces édifices
une allure encore plus médiévale quils ne leurent
jamais. Mais tout cela est finalement trop propre, trop léché,
trop visiblement asservi aux exigences du tourisme contemporain. Ces
cités-là ne vivent plus, elles sont exploitées
à des fins étrangères à leur destination
première. Si seulement il pouvait nen être jamais
de même avec la théologie ! Jen suis à préférer
une théologie aux ruelles un peu délabrées, avec
quelques immondices peu ragoûtantes, à une théologie
trop bien léchée, trop bien ordonnée et si bien
aseptisée quelle finit par navoir plus de goût
ni dodeur ni rien de quelque peu artistique.
Le pire, dans le genre, ce sont les villages de vacances
construits de toutes pièces pour être pittoresques et répondre,
pense-t-on, au besoin de dépaysement des citadins en vacances.
Cest artificiel de part en part, sans lien réel avec un
cadre de vie digne de ce nom. Ils naident même pas à
se situer dans lexistence et par rapport au monde. Ils permettent
tout au plus un moment de « divertissement », au sens pascalien
de ce terme et sans même en avoir toute la profondeur. Cest
de larchitecture-gadget, tout comme existe aussi, hélas,
de la théologie-gadget, sans rien dartistique.
Église Sant'Andrea à Mantoue par Leon Battista Alberti
|
Cité HLM, banlieue parisienne
|
Bibliothèque de la Hoffburg à Vienne
|
Architectures de la violence
Que dire, alors, des
HLM de banlieue construites dans les années 1950-1960, en France
comme ailleurs en Europe de véritables cages à
lapins, qui en ont toute la laideur et même toutes les odeurs
? Cette architecture-là nest pas seulement concentrationnaire,
elle est violente et méprisante. Elle expose à sa violence
permanente ceux qui doivent se contenter dy avoir leur logement,
et elle les méprise, parce quelle part du principe que
cest assez bon pour eux. Les architectes qui consentent à
concevoir de tels ensembles sèment en réalité des
graines de violence, de révolte et de mépris, et le résultat
de leur entreprise est plus grave, dans son ordre, que la mauvaise musique
ou la mauvaise peinture dans le leur. Parce quon peut toujours
se passer de mauvaise musique ou de mauvaise peinture, tandis que des
gens sont bien obligés dhabiter dans ces immeubles-là,
sans rien pouvoir y changer.
Je frémis à lidée que lon
pourrait aussi avoir une théologie de HLM, et ce me semble être
le cas quand on en vient à penser par exemple que telle ou telle
forme de christianisme est bien assez bonne pour le populaire, ou même
que le populaire en a besoin. Non, lui aussi a besoin dune bonne
théologie, comme il a besoin dune bonne architecture qui
réponde à ses besoins symboliques ou identitaires aussi
bien quà ses exigences les plus prosaïques, sinon
cest une théologie violente, même si elle se prétend
pacifiste.
Et lultra contemporain ?
Quant à larchitecture
résolument novatrice, voire futuriste, qui prévaut par
exemple dans les nouveaux quartiers de Berlin, en particulier au Potsdamerplatz,
avec son étonnant bâtiment Sony, elle me surprend, méblouit
et souvent me séduit. Mais je ne puis éviter de me demander
si elle va tenir le coup, cest-à-dire si elle ne va pas
devenir très vite « altmodisch », comme on disait
jadis, et si lon aura longtemps plaisir à sy rassembler.
Nen sera-t-il pas delle comme de certaines théologies,
par exemple celle dite « de la mort de Dieu », qui retiennent
subitement lattention des milieux soucieux dêtre à
la page, mais pour un temps seulement, avant de sembler terriblement
datées, faute justement davoir une relation suffisamment
approfondie avec les théologies qui ont fait leurs preuves dans
la durée et dans lesquelles les gens persistent à se reconnaître
?
A lintérieur des édifices
Passons à la
perception des espaces intérieurs. Je visite toujours avec délectation
les grandes bibliothèques baroques, quelles soient à
Saint-Gall, à Prague, à Coimbra ou ailleurs encore. Ce
sont des lieux de haute culture, et en même temps dune culture
luxueuse. Je mextasie devant la gestion très travaillée
de leur volumétrie, devant leurs boiseries, leurs fresques, leurs
rayons douvrages anciens. Mais, à supposer que cela soit
possible, aurais-je envie dy travailler ? Jen doute. Il
en est delles comme de certaines théologies du XVIIIe siècle
auxquelles il marrive de mintéresser, mais surtout
pour tenter de mieux discerner doù nous venons : nous avons
raison de les inclure dans nos itinéraires de visites, mais elles
ne modèlent plus les espaces, les images, les senteurs dans lesquels
nous avons besoin de nous mouvoir aujourdhui.
Ou bien jaime à visiter lintérieur
de maisons particulières entièrement dessinées
par de grands architectes, depuis le bâtiment lui-même jusquaux
meubles qui sy trouvent et aux tissus qui les garnissent : par
exemple lune des villas que des architectes du mouvement Jugendstil
avaient construites et entièrement équipées à
la Mathildenhöhe de Darmstadt, ou lune des villas de style
« prairie » réalisées par Frank Lloyd Wright
aux Etats-Unis. On aurait envie dy vivre, et lon se demande
en même temps si lon y serait vraiment chez soi ou si, à
la longue, on naurait pas le sentiment dy être comme
les invités permanents dun hôte, en loccurrence
larchitecte concepteur, qui, du fait même de lentière
cohérence stylistique de ce quil a conçu, oblige
à vivre dans son univers à lui plutôt que dans le
nôtre.
Enfant des villes, jai presque toujours vécu
en appartement, et jen arrive à la conclusion que le plus
grand service à me rendre est de me proposer, quand jen
ai besoin, un appartement aux apparences des plus neutres. Comme, dans
ce cas, je ne puis rien changer aux murs, aux portes, aux fenêtres
ou aux éventuelles moulures du plafond, cette neutralité
seule peut me permettre dy apposer mon propre cachet architectural,
avec mes tableaux, les meubles de mon choix, par exemple des meubles
de famille, le tout dans la disposition qui me conviendra le mieux.
Car cest bel et bien un art que de savoir mettre sa marque dans
un espace locatif. Ne devrions-nous pas également laisser les
gens être des artistes de leur théologie particulière
quils devraient pouvoir se façonner, ou sinstaller
dans le cadre dune théologie collective qui, considérée
sous cet angle, devrait à son tour conserver un certain coefficient
de neutralité, ou en tout cas une très large marge de
li-berté ?
En visite dans le Jugendstil
Le cas des théâtres
ou des restaurants Art nouveau dans lesquels jaime aussi à
me trouver me conduit à une réflexion toute différente,
dans la mesure précisément où ce sont des lieux
de vie publique ou collective. On ny passe pas toute sa vie, on
ne leur demande pas de fonction identitaire, seulement symbolique. Là,
japprécie lunité du style, quand lagencement
des volumes, la présence des vitraux, sil y en a, la forme
des meubles, le choix des tissus constituent un tout.
Lors dun bref séjour à Prague, nous
sommes allés trois fois nous restaurer à la brasserie
de la Maison du Peuple, par simple plaisir de nous trouver dans ce lieu
où, dit-on, les artistes et les milieux intellectuel de lentre-deux-guerres
aimaient se rencontrer. Dans un espace comme celui-là, si intégralement
Jugendstil, on a vraiment le sentiment de se trouver quelque part. Cest
aussi limpression que devrait laisser notre théologie quand
elle est à usage collectif : quelle soit un lieu assez
caractérisé, mais tout destiné aux rencontres,
aux échanges didées, ou même à rester
seul dans son coin devant une chope de bière quand on na
pas envie dêtre dérangé dans sa rêverie
car la théologie a aussi besoin de rêveurs impénitents
se laissant emporter sur les volutes en coup de fouet quont tracées
des artistes comme Alphonse Mucha.
Charles R. Mackintosh :
intérieur d'une villa. DR.
|
Dôme dela tour Sony, Berlin
|
Brasserie Pilzen de la Obecni Dum à Prague
|
Lhistoire contre la géographie ?
Reste à en découdre
avec un contraste sur lequel Laurent Gagnebin attire volontiers lattention
13 et que Paul Tillich avait déjà signalé : le
catholicisme sattache avec prédilection à des lieux,
le protestantisme à des événements ou, dans les
termes de Gagnebin, le catholicisme est attaché à une
« géographie du salut » là où le protestantisme
préfère une « histoire du salut. » Or larchitecture
opère sur des espaces et des lieux, bien davantage que sur une
histoire ou des événements. Serait-elle alors insidieusement
catholique dans la structure profonde des démarches quelle
suppose ?
Sa fréquentation et les incidences quelle
peut avoir en théologie incitent bien plutôt à remettre
en question cette opposition de lhistoire et de la géographie.
Lêtre humain ne peut pas avoir dhistoire sil
na pas un ou plusieurs lieux lui permettant de se repérer
par rapport à lui-même, aux autres et à Dieu. Les
espaces architecturaux, sils sont bien conçus, ne sont-ils
pas justement faits pour que lhistoire, et même une histoire
du salut, si lon tient à cette expression pleine de pièges,
puisse sy dérouler ?
Ce qui me conduit à me demander si la théologie
est aussi événementielle que nous affectons souvent de
le penser, surtout du côté protestant. Même quand
elle intègre la notion dévénement dans son
projet, elle reste généralement aussi statique et localisée
que peut lêtre luvre dun architecte. Et
si nous songeons à la foi vécue, elle ne peut être
événementielle de part en part ; pour tenir dans la durée,
elle doit aussi se montrer spatiale, pour ne pas dire sédentaire
pour une bonne part, donc localisée, attachée à
certains lieux, même si elle ne les tient pas pour sacrés.
Il faut seulement que ces lieux, ces espaces, ces constructions théologiques
se prêtent à des performances, à des histoires en
train de se passer. Pourvu qualors le théologien, dans
cette tâche darchitecte, sache aussi se montrer un artiste
! Cest ce que Schleiermacher attendait de lui quand il le qualifiait
de « virtuose. »
Un art du provisoire et de linachevé ?
Ici, attention ! Se
montrer artiste ou « virtuose » en matière darchitecture
théologique, ce nest pas nécessairement donner lieu
à de somptueux édifices comme ceux que les grands de ce
monde aiment faire édifier en mémoriaux de leur passage
sur terre. Faire de la théologie une sorte de nouveau Saint-Pétersbourg,
de nouveau Palais Garnier ou de nouvelle Bibliothèque de France
reviendrait à la trahir, surtout en perspective évangélique.
De toute manière, les belles architectures ne sont pas nécessairement
grandioses et somptueuses. Il est des édifices fort modestes,
parfois inachevés faute de moyens, qui pourtant parlent fort,
architecturalement parlant.
Je reste très attentif, à cet égard,
à une remarque de William Hamilton, lune des célébrités,
fort passagère dailleurs, de la « théologie
de la mort de Dieu », dans son livre au titre trop ambitieux The
New Essence of Christianity 14 : reprenant à son compte une expression
populaire américaine, il constate que notre théologie
nest jamais quune bâtisse dotée de huit fenêtres,
mais avec seulement six contrevents pour les obturer, ce qui fait quelle
est toujours traversée de courants dair.
Et si des bâtisses de cet ordre étaient
justement le type darchitecture qui convient à la théologie,
celui qui est le plus apte à la rendre convaincante ? Je laisse
la question ouverte, mais à mon sens une modeste chapelle provisoire,
faite de la transformation dune baraque de chantier, sera toujours
mieux adaptée à lexpression des valeurs évangéliques
que les splendeurs triomphalistes de Saint-Pierre de Rome ou de je ne
sais quel temple protestant dont larchitecture exprime une évidente
volonté de prestige.
Bernard
Reymond
Villa Müller, rue Stresovicka à Pragues (18e arrt)
|
Maison Tzara, avenue Junot à Paris (18e arrt)
|
1. Voir mon livre Théâtre
et christianisme, Genève, Labor et Fides, 2002.
2. Voir Larchitecture religieuse
des protestants, Genève, Labor et Fides, 1996.zz
3. Voir en particulier mon livre De
vive voix. Oraliture et prédication, Genève, Labor et
Fides, 1998.
4. Voir mon livre Le protestantisme
et la musique Genève, Labor et Fides, 2002.
5. Le courage dêtre, Paris, Cerf, 1999, p. 116.
6. CHRIST JANER Albert et FOLEY Mary
Mix, Modern Church Architecture A Guide to the Form and Spirit
of 20th Century Religious Buildings, New York/Toronto/London, McGraw-Hill,
1962.
7. On Art and Architecture, New York,
Crossroad, 1989, pp. 214-215.
8. Ibid. p. 215.
9. Ibid. p. 220.
10. « Our ultimate concern for
Ultimate Reality », ibid. p. 224.
11. LOOS Adolf Loos, Bruxelles,
Mardaga, 1985, sans pagination.
12. RYKWERT Joseph, Adams House
in Paradise, New York, MOMA, 1972