Il a toujours existé
une certaine connivence entre le protestantisme libéral et la
théologie qu’on qualifie de naturelle. Nous n’avons
pas l’intention, ici, de tout clarifier et de tout expliquer. Nous
sommes assurés que, dans tous les domaines de nos recherches,
les questions posées ou les interpellations ont bien plus d’importance
que les croyances ou les tentatives d’explications avancées.
Aider chacun à clarifier un peu pour lui-même des notions,
des connaissances et des références et à mieux
se situer par rapport à elles, tel est le modeste et pourtant
ambitieux projet que nous visons.
La théologie naturelle
Que faut-il entendre
par théologie naturelle et où en situer les limites ?
Il convient d’être prudent avec les termes et les locutions
que nous utilisons. En effet, le même terme peut désigner
plusieurs réalités différentes. Mais aussi, avec
le temps, le sens des mots évolue. « Être étonné
» n’a sûrement pas la même signification hier
et aujourd’hui. Cette précaution étant prise, il
nous revient de cerner au mieux la vérité des vocables
que nous utilisons.
Les protestants libéraux, avons-nous dit, éprouvent
souvent de l’attirance pour la théologie naturelle. Qu’est-ce
à dire ? Qu’est-ce que cela implique ? Qu’entend-on
exactement par théologie naturelle ?
Au sens le plus fort du terme, il n’y a pas de théologie
naturelle lorsque l’on dispose d’un livre de référence
spirituelle, venant de l’extérieur, telle la Bible pour
les chrétiens. De même, pour beaucoup, la Révélation
chrétienne, si l’on prend totalement au sérieux son
origine divine, entraîne un littéralisme et conduit à
une orthodoxie qui répond à toutes les questions relatives
à la foi, en les enfermant dans une vision monolithique et globale
de la connaissance religieuse.
Et pourtant, les expressions théologie naturelle
et Révélation chrétienne ont une consistance et
une pertinence indéniables. Par théologie naturelle, on
entend une aptitude que l’homme aurait à s’approcher
de Dieu et à le connaître, sans aucune aide extérieure,
donc sans Révélation, sans rien qui, du dehors, n’ouvre
ses yeux à une lumière ou à une vérité
qu’il ne détiendrait pas déjà en lui-même.
La foi chrétienne suppose une Révélation.
Nous croyons que nul n’a en lui-même une connaissance directe
et totale de ce que Dieu veut pour lui, comme du message qui se formule,
s’écrit et s’inscrit au travers de l’histoire
des patriarches, de Moïse, des prophètes d’Israël
et de Jésus. Si nous sommes concernés par l’événement
chrétien, nous le sommes grâce à une médiation
qui nous met en contact avec lui, qui nous le fait connaître.
C’est pourquoi, au sens étymologique du terme,
les protestants libéraux ne sont pas les adeptes de la théologie
naturelle. Si c’était le cas, ils seraient seulement déistes,
animistes ou panthéistes, et non pas chrétiens.
L’attirance des protestants libéraux pour
la théologie naturelle
Comment l’expliquer
? À quoi est-elle due ? En se disant proches de la théologie
naturelle, sans la revendiquer totalement dans sa forme la plus radicale
ou la plus extrême, les protestants libéraux émargent
à une triple conviction.
En premier lieu, contrairement à la position de
la plupart des protestants classiques, ils croient à l’importance
du sentiment religieux (voir à ce sujet l’article sur Schleiermacher,
p. 12) comme moyen pour s’approcher de Dieu. Nous avons en nous-mêmes
une certaine intuition de la transcendance et une connaissance implicite
de Dieu qui nous permettent d’amorcer un cheminement vers lui.
L’être humain, créé à l’image de
Dieu, a été doté d’une capacité à
sentir et à connaître les choses spirituelles. Ces facultés
naturelles n’ont pas été viciées par le péché
originel, ou par toute autre abomination, au point d’éliminer
ou de rendre obsolète ce sentiment religieux. De ce fait également,
il résulte que la mystique en tant que relation directe et personnelle
avec Dieu, sans médiation, est possible, voire recommandée.
En second lieu, les protestants libéraux croient
que le monde naturel, comme tout incident existentiel, peut être
un vecteur pour conduire à Dieu. Beaucoup de textes bibliques
le disent ; ainsi le psalmiste (Psaume 19,2) chante :
« Les cieux racontent la gloire de Dieu,
Et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains. »
Non seulement les beautés de la nature témoignent
de Dieu, mais elles peuvent conduire à lui. Charles Wagner va
plus loin. Il affirme que l’amour pour les autres peut également
mener à Dieu, et même qu’il en va presque inéluctablement
ainsi. Donc, si la connaissance de Dieu nous parvient par le canal d’une
Révélation officiellement reconnue (Jésus-Christ
et la Bible), elle ne passe pas uniquement par ce canal.
En troisième lieu, pour les protestants libéraux,
insister sur la valeur de la théologie naturelle est une autre
manière de dire l’importance qu’ils accordent à
ce que l’on appelle le libre examen. Même s’il y a des
liens entre les deux, il ne faut pas confondre, comme on le fait trop
souvent, liberté de conscience et libre examen. La liberté
de conscience est le droit pour chacun d’exprimer et de pratiquer
sans contraintes sociales ni sanctions pénales ses convictions.
Le libre examen est l’aptitude reconnue à chacun de décider
en conscience pour lui-même du sens des textes bibliques, donc
de la Révélation, plutôt que de dépendre
d’un magistère quelconque, seul habilité à
en déterminer la véritable signification. Quand on défend
le libre examen, on préconise la recherche et non l’obéissance.
On relèvera que sur les deux premiers points que
l’on vient d’énoncer (l’importance du sentiment
religieux et la perception de Dieu au travers des éléments
et des événements), les protestants libéraux se
trouvent curieusement en harmonie de pensée avec la théologie
catholique et en contradiction avec la pensée théologique
protestante classique (telle qu’on la présente habituellement).
Sur le troisième point (l’aptitude à sonder personnellement
les Écritures sans passer par un magistère), c’est
l’inverse. Là, la coupure est totale avec la théologie
catholique, alors que la perspective est proche du point de vue habituel
dans le protestantisme, en tout cas tel qu’on l’affirme théoriquement,
même si, dans la pratique, on ne l’applique pas toujours.
En effet, les protestants classiques s’accordent à revendiquer
le libre examen des textes bibliques, mais, dans les faits, encouragent-ils
réellement cette pratique ? Sur ce point, et cela dès
ses origines, le protestantisme n’a jamais été très
clair.
Importance d’une revalorisation de la théologie
naturelle
La réflexion
qui précède voudrait nous inviter à mieux être
nous-mêmes, à mieux être protestants, c’est-à-dire,
à mieux situer dans quelle mesure nous dépendons d’une
Révélation et dans quelle mesure nous restons libres par
rapport à elle.
Il revient à chacun de poursuivre cette réflexion
pour lui-même. Il y a sûrement une passerelle entre le Livre,
donc une Révélation venant d’ailleurs, et la liberté
de chacun pour le sonder et le comprendre.
Il revient aussi à chacun d’établir
le lien entre les textes bibliques ou le message chrétien et
son regard personnel sur le monde : les beautés et les dangers
de la nature, les événements de l’existence et notre
propre affectivité.
Nous ne sommes redevables ni du il est écrit,
ni du Dieu a dit que. Ces formules expriment des convictions et des
orientations qui entraînent facilement vers des impasses spirituelles.
Au cours de l’histoire des religions et de celle de l’Église,
elles ont justifié trop de fanatisme, de croisades et de condamnations
pour que nous les approuvions ou les fassions nôtres. Nous sommes
responsables de notre quête constante du visage de Dieu et de
sa volonté, comme de notre inlassable désir de grandir
vers la Lumière. Pour cela, nous avons recours aux Écritures,
mais notre connaissance implicite de Dieu et nos expériences
religieuses jouent également un rôle considérable
. 
Pierre-Jean
Ruff