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Numéro 182 - Octobre 2004
( sommaire )

Questionner

L’économie n’est sans doute pas le sujet privilégié des pasteurs et des théologiens. L’un d’eux nous a affirmé : « L’économie, je n’y connais rien, je ne peux rien en dire. » Pourtant, une des raisons du développement des églises chrétiennes dans les pays pauvres est certainement leur prise de position sociale et économique pour soutenir les plus démunis. Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne, universitaires scientifiques, nous introduisent à un débat sur l’économie.

L'économie nous concerne

L’économie (oikos-nomos, administration de la maison) est un sujet qui concerne tout le monde, y compris les chrétiens et les théologiens. Car ce sujet comprend non seulement la Bourse, les taux d’intérêt et la pression fiscale, mais également le chômage, la distribution de l’eau potable, le « trou d’ozone » et l’augmentation des gaz à effet de serre, l’« exploitation » des richesses (minières et humaines) du tiers monde, les guerres que ce pillage induit, et tant d’autres paramètres profondément humains et relationnels !

Jésus ne parle pas d’économie : à son époque, ce concept était inconnu. Le NASDAQ et les fonds de pension n’existaient pas. César frappait la monnaie. Le monde était infini. Le soleil, la mer et les porcs se chargeaient d‘éliminer les déchets. Et si le potier du village partait s’installer dans le village voisin, cela concernait cinq ou six personnes.

Qui regarde le gâteau… et qui tient le couteau ?

Aujourd’hui dans notre société libérale (attention, mot piégé !) lorsqu’une multinationale ferme une usine aux États-Unis pour en ouvrir une identique à Taiwan, cela met au chômage quelques milliers d’américains, cela donne un emploi mal payé à quelques milliers de chinois… L’entreprise, qui continue à fabriquer les mêmes produits à moindre frais, récupère la différence de salaire et peut s’offrir un siège social en marbre rose avec des poignées de porte en or massif ou, au mieux, distribue des dividendes à ses actionnaires déjà trop riches puisqu’ils ont pu placer là l’excédent de leurs économies.

Dans un livre instructif (Antimanuel d’économie, Éd. Bréal, 2004) Bernard Maris (économiste, professeur d’université) écrit : « L’économie parle du partage. Du partage de la richesse. Qui regarde le gâteau, et qui tient le couteau ? » Les chrétiens pourraient-ils être indifférents à cette question ? Comment pouvons-nous simplement déclarer que nous sommes impuissants ou non concernés, et passer à autre chose ?

Méfions-nous des économistes !

 

« Depuis le XIXe siècle, les économistes cherchent à appliquer des “lois” qui ne fonctionnent pas, car elles ne peuvent pas prendre en compte le paramètre “homme” »

Les économistes ont voulu, au XIXe siècle, utiliser les méthodes mathématiques qui réussissaient si bien en physique. Depuis, ils cherchent à appliquer des « lois » qui ne fonctionnent pas, car elles ne peuvent pas prendre en compte le paramètre « homme », essentiellement variable, incertain, imprévisible… humain ! En outre, les hypothèses que ces « lois » économiques supposent ne sont jamais réalisées, si bien que les économistes ne peuvent guère faire mieux qu’expliquer magistralement le lendemain pourquoi ils se sont trompés la veille.

Il faut aussi dénoncer l’abus d’un jargon inintelligible, caché derrière des formules mathématiques et des notions incompréhensibles par l’homme de la rue, même cultivé. C’est une façon commode d’évacuer toute critique de la part de « ceux qui n’y comprennent rien » : « ne vous occupez pas de ça : c’est l’affaire des spécialistes ! » Les économistes et les politiques, complices, ont ainsi les mains libres pour faire ce qui leur chante.

Ils annoncent par exemple que, pour que la croissance revienne, il faut diminuer les salaires (ou les augmenter, cela dépend…). Mais ils ne discutent jamais la finalité de la croissance. Ils la présentent comme une évidente nécessité, aussi incontestable que l’éradication de la variole. On peut pourtant avoir au moins deux arguments contre cette présentation tendancieuse :

– Au-delà d’un seuil (dépassé depuis longtemps dans les pays développés), le bonheur n’est pas proportionnel au chiffre d’affaires. L’homme qui mange huit fois par jour n’est pas deux fois plus heureux que celui qui mange quatre fois par jours. Alors, croissance… pourquoi, et pour qui ?

– Ensuite et surtout, la croissance par elle-même est un phénomène fondamentalement inquiétant et suspect : une croissance de 3 % par an (par exemple) conduit à une multiplication par deux en 24 ans (donc par quatre en 50 ans, et par… mille en 250 ans). Cette loi de variation que les mathématiciens appellent exponentielle, conduit très rapidement à des situations… insupportables. C’est elle qui régit les explosions nucléaires. Pouvons-nous supporter une économie gouvernée par des lois explosives ?

L’économie contre la démocratie

 

«Un aspect très préoccupant de l’économie est le pouvoir qu’elle prend dans la société, à la place de la démocratie.»

Un aspect très préoccupant de l’économie est le pouvoir qu’elle prend dans la société, à la place de la démocratie. Une société pétrolière construit un gazoduc en Birmanie. Cette réalisation s’accompagne de travail forcé des populations locales, et vient en aide à une junte militaire qui maintient en ce pays une des dictatures les plus féroces du monde, qui torture ses opposants et méprise les droits de l’homme. Qui décide ? En Afrique, l’installation d’une autre société pétrolière s’accompagne de détournements de fonds qui auraient dû être utilisés pour le développement social : ils serviront à acheter des armes qui alimenteront la guerre civile au Congo. Qui est d’accord ? Lorsque les multinationales pétrolières (ou pharmaceutiques, qui ont intenté un procès au gouvernement sud-africain pour l’empêcher d’autoriser des médicaments génériques – donc moins chers – contre le sida) sont capables d’imposer leur loi aux gouvernements, que devient la démocratie ? (cf. l’article de Jean-Luc Mouton Congo-Brazzaville, les pétroliers dans Réforme n° 2859, 27 janvier 2000, et le très intéressant Rapport d’information n° 1859 à l’Assemblée Nationale, sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental, par M.-H. Aubert, P. Brana, et R. Blum, 13 octobre 1999)

Les questions économiques (comme les questions scientifiques) présentent deux aspects :

  • Un aspect technique : « Comment ? » (Vaut-il mieux augmenter ou baisser les salaires, et de combien, pour relancer la croissance ?). Le commun des mortels ne sait pas répondre. En général, les économistes ne savent pas répondre non plus, ou ils sont divisés sur les réponses.
  • Un aspect citoyen et démocratique : « Pourquoi ? » (Faut-il relancer la croissance ?). Pour répondre à ce genre de question, le citoyen ordinaire n’est pas moins qualifié que l’économiste. Il s’agit de choix de société.

On retrouve la même distinction dans le domaine scientifique : comment fabriquer une bombe atomique est une question réservée aux spécialistes – encore que… nous avons notre petite idée ! –, mais faut-il fabriquer une bombe atomique devrait être une question qui concerne la démocratie, donc chaque citoyen. Et il s’agit ici aussi d’économie puisqu’en France, par exemple, le choix de la fabrication de la bombe atomique a entraîné plus ou moins directement le choix de la filière « retraitement » à La Hague, et l’installation des centrales nucléaires, dont nous dépendons aujourd’hui à 80 %, record mondial. Sans que personne n’ose demander au peuple français ce qu’il en pense !

Économie, Évangile, et liberté

L’économie est-elle toute-puissante ? La réponse est « oui » si les citoyens, protestants ou non, se déclarent incompétents et non concernés ! Elle peut devenir « non » si nous exigeons un droit de regard sur ce qui est décidé en notre nom dans ce domaine.

« La religion s’occupe à la fois du ciel et de la terre […]. Toute religion qui fait profession de s’occuper de l’âme des hommes sans s’occuper des taudis auxquels ils sont condamnés, des conditions séconomiques qui les étranglent et des conditions sociales qui les mutilent est une religion aussi stérile que la poussière.»

Martin Luther King, Cité par Coretta King dans Ma Vie avec Martin Luther King. Stock, 1970

Qu’attendons-nous d’Évangile et liberté ? Nous souhaitons qu’une réflexion sur l’économie alimente certaines rubriques. Visiter les malades, accompagner les alcooliques, aider les immigrés, c’est très bien. Comprendre pourquoi la pauvreté, pourquoi l’alcoolisme, pourquoi l’immigration, … pourquoi un fossé toujours plus grand entre pays riches et pays pauvres, serait encore mieux ! Cette réflexion pourrait aider chacun à agir sur les causes de ces problèmes, et pas seulement à remédier à leurs conséquences.

« L’économie parle du partage de la richesse. Qui regarde le gâteau, et qui tient le couteau ? »

Les chrétiens, surtout les chrétiens des pays riches, qui disposent d’un certain confort matériel, et d’un certain pouvoir, devraient interpeller les économistes sur leurs objectifs sociaux et humains. Ils devraient exiger d’eux une réponse claire et intelligible, exprimée en langage courant : quelle société visent-ils ? Ce serait une façon de guider un peu le couteau ! feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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