Pour un chrétien du XXIe siècle,
le récit des mages venant rendre hommage à l’enfant
Jésus est contestable du point de vue de la véracité
historique. Les spécialistes du Nouveau Testament l’ont,
depuis longtemps déjà, daté plus tardivement que
l’ensemble de l’évangile attribué à Matthieu
; mais ces deux premiers chapitres renforcent le dessein de l’évangéliste
: persuader les Juifs que Jésus est bien le Messie attendu.
De ce fait,
les mages, bien que leurs noms apparaissent dans le calendrier des saints
de l’Église catholique, n’ont jamais été
à proprement parler canonisés. Ils sont regardés
d’un œil encore plus sceptique par les protestants. Et pourtant,
très vite, l’Église orientale a fêté
l’Épiphanie en l’honneur de leur message et les premières
représentations chrétiennes les ont montrés à
côté de l’enfant et de sa mère. Et ce fut même
un sujet favori des artistes du Moyen Âge et de la Renaissance,
sujet qui leur permettait de mettre en valeur leur imagination et leur
virtuosité à travers les cortèges censés
avoir accompagné les mages de leur Orient mystérieux jusqu’à
Bethléem. La contre-réforme ainsi que le siècle
des Lumières, premier « désenchantement du monde
» (à juste titre !), ont apuré la scène,
devenue même rare au XVIIIe siècle. Il faut attendre la
multiplication des crèches à la fin de ce même siècle
et le renouveau religieux du XIXe siècle pour voir réapparaître
plus modestement ces personnages… derrière les bergers qui
prennent alors la première place, leçon tirée du
bouleversement social né de la Révolution.
C’est cependant sous la plume d’un pasteur protestant, professeur
de littérature aux États-Unis, que ce récit a repris
une coloration nouvelle avec l’aventure d’un quatrième
mage arrivé trop tard à Bethléem parce qu’il
s’est occupé, en route, de ceux qui avaient besoin de lui,
un bon Samaritain en somme. Le message est clair : amour de Dieu, amour
du prochain. « Réenchantement » à l’occidentale,
ce récit a été récemment exploité
de multiples façons : contes, poèmes, prières et
même apparition d’un quatrième roi mage dans certaines
crèches.
Douze jours de « folie » au Brésil
Une autre
manière de concevoir ce réenchantement est de maintenir
ou de redonner vie aux vieilles traditions populaires : c’est sans
doute ce besoin qui fait le renouveau des anciens pèlerinages,
comme celui de Saint-Jacques de Compostelle. Évoquons plutôt
la « folia de Reis », la fête des Rois, telle qu’elle
se pratique en différents lieux du Brésil : on peut y
retrouver la tradition des « folias » portugaises du Moyen
Âge, danses et chants alternés (d’où est également
issu le fado), faisant suite aux « cantigas » primitivement
accompagnées de la vielle, de la cornemuse ou du chalumeau ;
ces fêtes s’apparentent également aux drames liturgiques.
Suivons, à titre d’exemple, la « folia de Reis »
à Lages, petite communauté rurale de l’État
de Goia au sud-est de Brasilia, comme nous la racontent les participants
de ce rituel, et en particulier Jadir de Morais Pessoa, sociologue de
l’Université de Goïania. Cette fête fut introduite
dans ce village en 1944 par les mineurs du Minas Gerais à la
recherche de travail sur le Campo Grande au moment de la fermeture des
mines et eut l’avantage de servir de pont entre ceux qui étaient
nouvellement arrivés dans la région et les anciens habitants.
Rituel du monde paysan dont les fonctions sociales sont considérables,
cette fête dure les douze jours qui vont de Noël à
l’Épiphanie. Tout un cortège se déplace de
maison en maison suivant des règles traditionnelles avec une
grande diversité de fonctions qui incluent toutes les personnes
concernées par le « tour ». Un an à l’avance
est choisi le « festeiro », celui qui sera le meneur de
la fête, le plus souvent à la suite d’un vœu
qui le place sous le patronage des Rois ; il est suivi d’un clown
qui est le messager de l’arrivée du cortège dans
une maison, puis d’un porteur de bannière représentant
les mages, objet sacré devant lequel les habitants de la maison
s’agenouillent et prient. L’« ambas-sa-deur »
est le principal responsable de l’organisation de la musique ;
c’est lui qui a l’autorité pour les formalités
administratives en même temps qu’une autorité charismatique.
Une excellente mémoire lui permet de se souvenir des meilleurs
vers improvisés par les anciens depuis des années et d’improviser
à son tour des chants repris par le chœur de quatre groupes
de chanteurs, une douzaine au minimum.
Unité solidaire et contradictions sociales
Le tour des deux cent cinquante maisons catholiques du village se
fait jour et nuit ; autant dire que c’est un exploit physique qui
demande naturellement qu’il y ait des relais dans les différentes
fonctions, ce qui mobilise une petite centaine d’intervenants.
C’est une véritable aventure par des chemins pas toujours
praticables d’autant que la pluie est souvent de la partie à
cette époque de l’année et qu’il y a des tabous
à respecter : tourner toujours dans le même sens, ne jamais
croiser un chemin déjà pris, ne jamais passer les instruments
de musique (accordéons, tambourins, guitares diverses…)
sous un fil de fer de clôture, etc. Seuls les hommes prennent
part à la déambulation (bien que cela semble évoluer
quelque peu) ; les femmes participent aux prières (les Rois sont
protecteurs de la famille et des animaux), mais ce sont les hommes qui
reçoivent… et qui cuisinent ce jour-là.
Toutes les décisions, et en particulier le choix du meneur
de fête, sont prises de manière démocratique, et
le tour n’exclut aucun membre de la communauté, n’aurait-il
à donner aux participants du tour qu’une tasse de café.
On peut cependant constater que le meneur, pendant cinquante années
de fêtes, a toujours été un propriétaire
et non un ouvrier agricole (sauf neuf exceptions) : proclamation de
foi et unité solidaire typique d’un monde rural, mais qui
en même temps cache les contradictions sociales existantes. La
fête se termine pour tous le 5 janvier à l’église
du village autour des louanges à un même Dieu.
La fête survit malgré les critiques
Comme partout ailleurs, à Lages, ce genre de fête est
menacé de différentes manières : dévotion
et divertissement étroitement mêlés, critiqués
même par certains participants et par la hiérarchie catholique
(donner des aumônes plutôt que faire tout ce tour), abus
d’alcool (en boire un peu permet de tenir le coup physiquement),
grande place prise par la télévision, réduction
de la densité démographique, difficultés économiques
qui poussent certains à vendre des boissons et non plus à
donner, désir gouvernemental de transformer la « folia
» en un spectacle, critique des courants évangéliques
qui y voient des traditions païennes, etc.
Et pourtant, c’est un jour de fête par maison et par an
dans une communauté rurale très dispersée, une
occasion de bien manger et bien boire, de s’habiller autrement,
une interruption dans une vie quotidienne de travail, et aussi une sorte
d’échange des savoirs. C’est un rituel religieux catholique,
mais essentiellement populaire, sans la nécessité de la
présence d’ecclésiastiques ni de l’utilisation
des lieux officiels du culte catholique : c’est peut-être
ce qui a assuré sa survie face à l’ampleur du phénomène
religieux pentecôtiste des années 70. Malgré les
questions posées en 1994 au moment du cinquantenaire de la «
folia » concernant la pérennité de cette forme d’évangélisation
dans la rencontre (message et action), la fête s’est maintenue
jusqu’en 2004, occasion de rendre un culte au « Seigneur,
maître de la maison ». Rituel qui évolue et que transposent
partiellement en milieu urbain d’anciens participants à
cette fête.
Sans doute au Brésil comme en Europe, sommes-nous actuellement
à la recherche d’un retour vers le vrai sens de la fête,
le don gratuit, avec, en même temps, la claire conscience qu’à
travers ces manifestations populaires, c’est à Dieu seul
que doivent aller nos louanges. 
Madeleine
Félix
Tous mes remerciements à J. M. Pessoa pour son
aide, en particulier à travers le livre Meu Senhor Dono da Casa
(Os 50 anos da folia de Reis das Lages).