Lorsque la renommée
de Jésus commença à déborder la Palestine
pour se répandre en Asie mineure, on parlait surtout de sa mort
et de sa résurrection, ainsi qu’en témoigne l’apôtre
Paul, citant les premières confessions de foi. Les années
passant, les communautés chrétiennes voulurent aussi savoir
ce que ce Jésus avait dit. L’évangile primitif de
Thomas, c’est à dire celui qui a pris forme très
tôt (probablement avant celui de Marc), puis a été
retouché par les gnostiques, répond à cette demande
: « Jésus di-sait… Jésus disait… ».
Cet évangile apocryphe est très sobre, ne relatant que
des paroles du Maître, fortes, mais complètement isolées
de sa vie, de ses joies et de ses tristesses, de ses compassions envers
tous ceux qu’il rencontrait.
Oui, mais que fut sa vie ? Marc fut le premier à
raconter une histoire de Jésus relatant, en plus des paroles,
les hauts faits, miracles et guérisons, que la tradition orale
avait joliment rassemblée. La mémoire d’un homme
s’embellit toujours lorsque le temps s’éloigne de lui,
à plus forte raison lorsque cet homme est hors du commun. Jésus
est déjà adulte au début de l’histoire parce
que c’est à l’âge adulte qu’il a fait parler
de lui.
Oui mais que s’est-il passé avant cette période
publique ? L’embellissement du personnage continuait son œuvre
et à cet homme exceptionnel il fallait une naissance exceptionnelle,
qui puisse nous faire rêver et nous attendrir devant un petit
enfant emmailloté. Parce que la naissance est toujours enchanteresse,
porteuse de toutes les espérances du monde. Les mythes de la
naissance merveilleuse et de la conception miraculeuse prenaient forme
dans l’imaginaire de la tradition. Toutes les époques ont
besoin de mythes qui prennent racine dans le monde des symboles, pour
exprimer des vérités qui dépassent la mémoire
du passé et la transforment. Matthieu et Luc relatent ces événements
admirables, de manières très différentes, voire
contradictoires ; peu importe puisque que nous ne sommes pas dans la
dure réalité de l’histoire, mais dans la contemplation
d’une merveille sortie de l’histoire.
Jean écrit son évangile au tournant des
premier et deuxième siècles. À cette époque,
la mémoire de ce que fut réellement Jésus commence
à s’épaissir, de sorte que certains se demandent
si Jésus ne pourrait pas être Dieu lui-même. Jean
ne va pas explicitement jusque là, mais il s’en rapproche,
exprimant une grande intimité entre le Père et le Fils.
Jésus devient le Fils unique, préexistant et envoyé
du ciel pour sauver tous ceux qui croient. Il se rapproche de l’Esprit,
du Logos et donc les circonstances de sa naissance n’ont plus d’importance.
Jésus ne naît pas chez Jean, de même qu’il ne
meurt pas, mais retourne au Père. Dans le prologue, placé
au début, mais écrit à la fin, le commencement
de Jésus est déporté au commencement du monde,
l’inondant de lumière. C’est du côté de
cette lumière que se déploie tout l’évangile.
Nous avons quitté le monde des ténè-bres pour nous
laisser enchanter par le Royaume lumineux de l’Esprit.
Pourtant le problème du commencement de Jésus
ne s’arrêtait pas là, puisque la question : «
Oui, mais que s’est-il passé avant ? » hantait toujours
les esprits, dans la recherche sans fin d’une remontée prodigieuse
aux origines, que les généalogies trop lapidaires de Matthieu
et de Luc ne suffisaient pas à épancher. Proliférèrent
alors aux siècles suivants d’autres évangiles apocryphes,
embellissant l’enfance de Jésus, construisant une naissance
miraculeuse et une jeunesse sans tache à Marie, donnant des parents
à cette femme devenue si pure, et retrouvant aussi une jolie
histoire pour Joseph le charpentier. Plus on s’éloignait
de l’époque où Jésus avait enseigné,
plus le commencement de Jésus remontait le temps et les générations
en nous enchantant de nouvelles et pittoresques histoires qui voulaient
simplement dire que Jésus avait quitté l’histoire
pour entrer dans la nôtre. Le commencement de Jésus, c’est
le commencement de notre rencontre avec lui.
Henri
Persoz