La question que je pose
ici peut sembler très naïve. On me répondra que cela
va de soi : Jésus croyait aux miracles, comme tous ses contemporains.
Il est né dans un contexte précis. Il appartenait à
une culture. Il en partageait les présupposés.
Cette conviction a conduit de nombreux libéraux
à regretter que Jésus ait vécu bien avant l’époque
moderne. Dans l’enseignement des évangiles, ils découvraient
des sommets. Ils en retenaient une éthique, une conception de
la vie et de la foi à laquelle ils adhéraient pleinement.
Par contre, ils auraient volontiers éliminé les récits
de miracles. Ils y voyaient des reliquats d’obs-curantisme, mettant
en cause la crédibilité des évangiles. Certains
rêvaient d’un Évangile expurgé de toute trace
d’irrationnel, y compris les récits liés à
la Résurrection.
De fait, si l’on retient de l’Évangile
une leçon de vie, que Jésus ait marché sur la mer
ou non ne change strictement rien. Nous n’avons pas besoin de récits
de miracles pour constater l’importance de son message, ou encore
nous incliner devant son itinéraire terrestre. Ces deux aspects
nous suffisent pour attester qu’il était bien porteur de
l’Esprit, messager du Royaume.
Cette approche est donc cohérente. Mais à
la suivre jusqu’au bout, on se heurte à une difficulté.
Expurgé des récits de miracles, le récit perd de
sa vivacité et de son intensité dramatique.
Le surnaturel tient donc un rôle dans le récit.
Pourtant, sa place n’est peut-être pas si stable qu’il
ne paraît. Mon hypothèse est que les rédacteurs
des évangiles croyaient peut-être moins aux miracles qu’une
première lecture ne le donne à penser.
À l’appui de cette hypothèse, je présenterai
quelques traits.
Le miracle n’est pas toujours un signe divin
Dans l’épisode de la tentation, l’Esprit
conduit Jésus dans le désert, pour qu’il y soit tenté.
Ce n’est pas le diable qui vient le chercher. La dualité
n’est donc pas radicale : elle n’exclut pas une certaine complémentarité.
Le diable propose son programme : changer des pierres
en pain, sauter du haut du temple, et posséder tous les royaumes
de la terre. Jésus changera de l’eau en vin (en tout cas
chez Jean), marchera sur les eaux, et sera destiné à régner
sur la terre. Dans l’ordre de la métaphore, ces deux programmes
ne sont pas si éloignés. On peut déjà en
déduire que dans l’Évangile, le miracle n’appartient
pas a priori à l’ordre du divin.
Ce fait est confirmé vers la fin du récit,
peu avant que Jésus ne soit livré. À ses disciples,
il confie : « Il s’élèvera de faux Christs
et de faux prophètes ; ils feront de grands prodiges et des miracles,
au point de séduire, s’il était possible, même
les élus (Mt 24,24). »
Le miracle, qui devait être le signe qu’on
était envoyé par Dieu, prend clairement une valeur inverse.
Sa possibilité paraît incontestée. Mais sa valeur
est ouvertement négative.
Un miracle à géométrie variable
On le constatera aisément, les miracles accompagnent
surtout Jésus au début de son ministère. C’est
évidemment le cas chez Jean, qui évite le mot, lui préférant
celui de « signe ». Mais chez les autres rédacteurs,
le mouvement reste le même. J’en veux pour preuve, chez Marc
et chez Matthieu, les deux récits de multiplication des pains.
À première lecture, on pense avoir affaire
à une redite. Avec des pains et des poissons en petit nombre,
Jésus nourrit la multitude, venue suivre son enseignement. Le
message est le même. Mais la réalité s’avère
différente. Marc et Matthieu en sont d’accord. La première
fois, avec cinq pains et deux poissons, Jésus nourrit cinq mille
hommes ; il reste douze paniers. La seconde, avec sept pains et quelques
poissons, il en nourrit quatre mille ; il reste sept corbeilles.
On peut en déduire deux choses. D’abord,
la forte baisse de son auditoire. Rappelons que Jean le Baptiste recevait
« les habitants de Jérusalem, de toute la Judée
et de tout le pays des environs du Jourdain (Mt 3,5) ». Jésus
était son héritier légitime. Il aurait dû
bénéficier de son audience. Mais elle diminue.
Ensuite, les deux récits mettent en évidence
la diminution de son pouvoir surnaturel. Dans le second récit,
Jésus dispose de 40 % de matière première supplémentaire.
Mais avec elle, il produit 20 % de moins. Quant au reste – c’est-à-dire,
en hébreu, le bénéfice –, il diminue nettement
: il y avait douze paniers ; il n’y a plus que sept corbeilles.
Or, un panier contient plusieurs corbeilles.
Le contexte renforce ce sentiment. La première
fois, Jésus envoie les disciples sur une barque. Il les rejoint
en marchant sur les eaux. Il donne ses ordres au vent et calme la tempête.
Mais la seconde, il s’embarque avec eux. Et quand il parle du «
levain des pharisiens », eux songent à la nourriture.
Par la suite, il n’aura guère l’occasion
de parler à une vraie foule. Son entrée à Jérusalem
ne sera marquée ni par des miracles, ni par des discours.
L’évangile de Jean présente une structure
assez semblable. Jésus accomplira trois signes, tout au début
de l’évangile. Mais après le chapitre sixième,
aucun geste ne sera appelé « signe ».
La miraculeuse contestation
Comment comprendre cette logique ? Mon hypothèse
est la suivante. Les évangiles sont en débat avec la culture
de l’époque. Ils en reprennent les catégories, mais
sans vraiment les accepter.
D’une part, on attend le Messie, c’est-à-dire
un roi de gloire. Les évangiles utilisent cette catégorie.
Mais la royauté de Jésus fait signe vers un tout autre
royaume.
De la même manière, dans la culture de l’époque,
le miracle est indispensable. Il faut du merveilleux pour attester qu’on
est un envoyé de Dieu. Les évangiles relatent donc des
miracles. Mais ils s’en éloignent pour trois raisons.
Tout d’abord, les rédacteurs soulignent l’aspect
très ambivalent du miracle. Il n’est pas forcément
divin.
Ensuite, un miracle ne prouve rien. Cela apparaît
clairement dans la relation entre Jésus et les pharisiens. Sans
cesse, on demande des preuves. Mais l’amour ne se prouve pas. Il
s’accueille dans la confiance. Il en est de même de l’espérance.
Enfin, le surnaturel est autre chose que le spirituel.
Les rédacteurs des évangiles nous mettent en garde. Derrière
le « miracle », il y a une parabole, un message à
décrypter. La multiplication des pains ne fait pas de Jésus
un boulanger surnaturel. Elle est la description d’une métaphore
en actes.
Le miracle inutile
L’évangile de Jean le dit aussi, d’une
manière remarquable. Juste après la résurrection,
il présente un nouveau partage du pain et des poissons. On l’a
appelé la « pêche miraculeuse ». Mais le texte
ne parle pas de miracle. Les disciples ont travaillé toute la
nuit. Ils sont bredouilles. Cela leur arrivait assez souvent. Jésus
indique simplement où jeter le filet.
Ensuite, comme ils reviennent au bord du lac de Tibériade,
ravis sans doute de leur prise, tout est déjà prêt
pour le repas.
Nous rencontrons ici l’abondance, la gratuité
– et même l’inutilité –, enfin le partage.
Le message central est l’importance de l’inutile. La multiplication
des pains était un geste nécessaire. Jésus devait
nourrir la foule. Mais le geste n’a rien produit. La foule se détournera
peu à peu de Jésus. Par contre, le dernier repas de l’évangile,
juste après la résurrection, suscite la reconnaissance
: « Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre
: C’est le Seigneur ! »
Quelque deux milliers d’années plus tard,
peu de choses ont changé. Les hommes s’attachent à
ce qui est utile. Beaucoup rêvent encore de guérisons miraculeuses.
Les experts en tout genre ont remplacé la Pythie de Delphes.
C’est là que l’Évangile renverse les valeurs.
Jésus croyait-il au miracle ? Peut-être,
peut-être pas. En tout cas, il n’en faisait pas un objet
de foi. Le vrai miracle, dans l’Évangile, c’est la
simplicité du partage. Il a quelque chose d’inutile. Mais
il est le secret de la vraie vie. 
Pierre-Yves
Ruff