Certains chrétiens croient
aux miracles bibliques ; d’autres y voient plutôt une forme
littéraire, un moyen d’expression très répandu
dans toutes les cultures. Aujourd’hui encore, le fantastique envahit
les livres, films et B.D. destinés aux jeunes et aux moins jeunes.
Les miracles ne sont donc pas que de l’histoire ancienne. La vraie
question n’est donc pas la réalité du miracle, son
historicité, mais le sens qu’il porte avec lui. Si Jésus
marche sur les eaux, ce n’est pas par magie, mais pour signifier,
par des mots simples, son pouvoir sur les forces du mal, symbolisées
par les eaux profondes. Le miracle fait éclater la réalité
matérielle pour exprimer des réalités spirituelles,
et aussi il aide à transmettre. Car on raconte et retient plus
facilement une histoire un peu extraordinaire.
Ceci dit, certains commentaires bibliques voient des miracles là
où il n’y en a pas. Ils peuvent alors ne pas voir certains
sens du texte liés au fait que, justement, il n’y a pas
de miracle.
Prenons comme exemple les quatre récits de la première
multiplication des pains (Mt 14,13-21 ; Mc 6,31-44 ; Lc 9,10-17 ; Jn
6,1-14). Les commentaires voient généralement dans cette
belle histoire un miracle puisqu’avec cinq pains et deux poissons,
Jésus a pu rassasier cinq mille d’hommes. Ceux qui croient
au miracle vont insister sur la puissance de Jésus qui ne peut
s’expliquer que parce qu’il est Dieu lui-même. Ceux
qui voient un miracle plus littéraire qu’historique vont
insister sur ce Jésus qui nourrit spirituellement tout son peuple
par l’intermédiaire des disciples ; ou sur la nécessité
de rassasier tous les affamés de la terre, ce qui est fort louable.
Mais justement, dans aucun de ces quatre récits, le miracle
n’est explicite, ni évident. On sait seulement que Jésus
fit distribuer les cinq pains et les deux poissons, que tous furent
rassasiés et qu’il resta douze corbeilles pleines. Certains
rares commentateurs en ont déduit que de nombreuses personnes
dans la foule avaient tout naturellement des provisions de bouche avec
elles, comme les disciples, les sortirent et les partagèrent
avec les autres, après que les disciples eurent commencé
à distribuer leurs quelques pains et poissons. Repas tiré
des sacs, en quelque sorte ! Mettons-nous dans cette hypothèse,
plausible, sans être certaine, et voyons comment se déplace
le sens de l’histoire. Ce faisant, nous ne voulons pas insinuer
que ce repas tiré des sacs a eu réellement lieu, mais
que l’histoire a pu se forger à partir de cette idée.
L’important n’est alors plus de croire qu’avec ce que
nous possédons nous allons subvenir, Dieu aidant, aux besoins
du monde ou de penser que notre petite Église va pouvoir nourrir
spirituellement toute la terre ; mais plutôt de donner le signal
du partage pour que tous, spontanément, fassent ensuite de même.
Construire une société solidaire, une société
où chacun participe comme il peut et sort ce qu’il a sous
le manteau pour le mettre dans le panier de la communauté. Voilà
ce à quoi nous invite Jésus par cette histoire. Bien souvent
nous sommes comme les disciples, à repousser la foule, parce
que nous sommes découragés par l’ampleur des manques,
par le peu que nous pouvons consacrer aux autres. Et nous avons bien
envie de renvoyer tout le monde chez soi. Mais nous manquons de foi,
de confiance en l’homme, c’est-à-dire en Dieu. Nous
ne savons pas assez que l’exemple même du partage entraînera
d’autres partages, d’autres solidarités.
Les douze corbeilles pleines, rapportées à la fin du
repas rappellent trop les douze disciples pour qu’il puisse s’agir
d’un simple hasard des chiffres. L’ironie de l’histoire
est donc que la foule, n’ayant apparemment rien à manger,
offre une corbeille pleine à chaque disciple. De la pénurie
initiale sort l’abondance, grâce à la solidarité
des hommes. Il nous faut toujours compter sur cette solidarité.
Voici le miracle : les disciples ont reçu beaucoup plus que ce
qu’ils ne voulaient pas donner. 
Henri
Persoz