
Numéro 193 - novembre 2005
( sommaire
)
Cahier : Vieillir, entre angoisse et sérénité
par Bernard
Félix

« C’est merveilleux
la vieillesse… » François Mauriac ajoutait aussitôt
: « Dommage que ça finisse si mal !» La réduction
des capacités physiques et intellectuelles, et la proximité
de la mort gâchent certains plaisirs que l’on peut trouver
dans cet « âge d’or ».
Jacques Brel, dans sa chanson « les vieux », décrit
leur peine avec beaucoup de tendresse: les plaisirs s’espacent
(« Le muscat du dimanche ne les fait plus chanter »)
; l’univers se rétrécit (« Du lit à
la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
») ; l’amour s’éloigne, la sexualité
devient plus rare et plus difficile (« Ils se tiennent la
main ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant ») ;
et le regard des autres se détourne (« Vous la verrez
parfois en pluie et en chagrin traverser le présent en s’excusant
déjà de n’être pas plus loin »).
Au milieu du XXe siècle encore, on vieillissait en famille,
dans un coin de la salle commune, en épluchant des légumes
et en racontant des souvenirs aux petits-enfants. C’est si
important la mémoire des vieux ! « Un vieillard qui
meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. »
Mais aujourd’hui, on vieillit seul, à l’hôpital,
à la maison de retraite, ou dans un petit appartement. Personne
à qui parler ! Et dans notre société, la vieillesse
fait peur. On ne dit plus « les vieux » mais «
le 3e âge » ou « les seniors ». Les publicités
nous montrent des « plus de 60 ans » qui ont l’air
d’en avoir 45, et les produits contre les rides font la fortune
des industries de cosmétiques. Le « 3e âge »,
qui est censé avoir du temps libre et un portefeuille bien
garni, est la cible privilégiée des voyagistes…
ou des maisons de retraite. Et les vieux rêvent devant leur
télévision, mais l’angoisse subsiste.
Nous avons le devoir d’accompagner les plus âgés,
et de leur restituer leur dignité d’êtres humains.
C’est cette capacité à prendre soin des vieux,
des mourants et des morts qui a hissé l’homme au-dessus
de l’animal il y a quelques dizaines de milliers d’années.
On compare souvent la vieillesse à l’enfance, et il
existe effectivement une certaine symétrie : on y retrouve
le même impérieux besoin d’assistance et, parfois,
la même simplicité d’esprit. À l’absence
de connaissance chez le jeune correspond une réduction des
facultés intellectuelles chez beaucoup de personnes âgées.
Néanmoins, les vieux ont l’avantage sur les enfants
d’avoir beaucoup vécu, ce qui leur permet de trouver
dans leur mémoire certains plaisirs du passé, malgré
« La pendule d’argent qui dit oui qui dit non, qui dit
: je vous attends. »
Bernard Félix a écrit ou rassemblé les quelques
textes de ce cahier, pour nous présenter ce sujet délicat.
Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne
Dans ce dossier :
haut 
Aurais-je honte de devenir vieux ?
par Bernard Félix
Je vais vous raconter une histoire vraie. Il n’y a pas très
longtemps, j’ai rencontré un vieil homme perclus de rhumatismes
sur son fauteuil. Et il m’a dit : « Voyez-vous, il a fallu
que j’attende l’âge de quatre-vingts ans pour prendre
le temps de regarder cet arbre qui est là, de l’autre
côté de la fenêtre. » Et il a ajouté
: « Vous savez, dans ma vie, j’ai tellement perdu de temps
à travailler, à défendre ma carrière.
J’ai tellement dépensé d’énergie à
des futilités d’amour-propre. Eh bien, maintenant, ce
que je pense, c’est que le travail, l’ambition et le prestige,
tout cela, c’est ce que l’homme a trouvé de mieux
pour gâcher sa vie. » Et ce vieil homme a ajouté
: « Oui, maintenant, je suis vieux, et pourtant c’est maintenant
que je commence enfin à faire quelque chose de ma vie. Parce
que ce que je fais maintenant, je le goûte, je le goûte
vraiment. Et vous savez pourquoi ? C’est parce que je sais que
je vais bientôt mourir et que, bientôt, je ne pourrai
plus goûter à la vie. Oui, c’est ce que m’a
appris cette phrase d’André Gide : “C’est une
constante pensée de la mort qui donne du prix au plus petit
instant de la vie.” » Et ce vieux monsieur a ajouté
: « Et, voyez-vous, ce que je regrette, c’est de n’avoir
pas commencé plus tôt. Oui, j’aurais dû commencer
le plus tôt possible, avant qu’il ne soit trop tard. Nul
ne sait quand il va mourir. »Vous vous posez peut-être
des questions sur la vie après la mort. Eh bien ! avant de
vous préoccuper de la vie après la mort, essayez de
profiter de la vie avant la mort. Le plus tôt sera le mieux.
Et vous y prendrez goût.
Alain Houziaux,
La lassitude, le courage et la confiance, Paris, Atelier 2005
haut 
« Il en est de la vieillesse comme de la mort. Quelques-uns
les affrontent avec indifférence, non par ce qu’ils ont
plus de courage que les autres, mais parce qu’ils ont moins d’imagination.
»
(Marcel Proust, À la recherche du temps perdu)
À l’âge qui maintenant est le mien, je suis, aux dires
de la plupart de mes contemporains, parvenu au seuil de la vieillesse.
Et s’ils me le disent rarement de façon directe, je ne manque
pas de le découvrir dans leur regard. Je le sens qui se met à
changer, se nuançant de pitié ou de désintérêt.
Je ne suis plus celui que naguère les autres voyaient, mais désormais
quel autre ? Leur indifférence grandit et me peine ; mon rôle
ici-bas s’estompe et je le définis de plus en plus mal. Ce
sont les signes de l’âge qui devient le mien. Pourtant puis-je
savoir si je vivrai vieux ?
« Je ne connais pas le jour de ma mort. » (Ge 27,2)
Aurais-je honte de devenir vieux ? Pourtant :
« On ne voit vieillir que les autres. »
(André Malraux, Les chênes qu’on abat)
« Les vieillards meurent parce qu’ils ne sont plus aimés.
»
(Montherlant, Carnets)
haut 
Atroce vieillesse ou beauté du grand âge ?
Vous me direz certainement qu’il y a de beaux vieillards qu’on
respecte, qu’on admire, dont on magnifie la place et le rayonnement.
Vous me citerez Booz et Victor Hugo et vous penserez ainsi jouer le rôle
apaisant qui convient à cette sourde angoisse qui pourrait m’habiter
et que vous croyez deviner. Vous observerez que la Bible hébraïque
mentionne souvent le bonheur que trouvent dans leur vieillesse ceux qui
sont aimés particulièrement de Dieu. À titre d’exemple
:
« David mourut au terme d’une heureuse vieillesse, couvert
de richesse et de gloire. » (1 Ch 29,28)
À l’inverse, d’aucuns diraient que la vieillesse pourrait
être comme un sujet d’horreur et ils parleront de Job sur son
fumier ou de tel autre vieillard, pathétique dans sa souffrance.
Et, en peinture, les vieilles de Goya sont un exemple de ce que l’on
peut faire peut-être de mieux pour exprimer l’idée que
la vieillesse a un côté atroce et, plus encore, pitoyable
quand elle tente de donner le change et de s’accrocher au passé.
Ce qui accroît ce sentiment tient en outre au fait que l’âge
peut devenir synonyme d’extrême pauvreté, de laideur,
de dépendance et de maux variés dont les victimes ont honte
: ne plus pouvoir avoir soin de soi-même !
Le pire serait donc cette déchéance qu’apporte le
grand âge, déchéance quelquefois insensible à
celui qui en est atteint, en tout cas, niée par lui ; cependant
les autres la sentent s’installer sournoisement sur ceux qu’elle
frappe et qu’ils ont, à leur façon souvent mala-droite,
aimés.
Heureusement il y a au contraire de « beaux vieillards »
qui se réjouissent d’atteindre un âge avancé
et dont la vivacité d’esprit fait l’admiration et la
joie de tous ceux qui les fréquentent.
Si, d’aventure, la lucidité surgit, elle augmente le sentiment
pénible d’avoir vieilli : certains maux sont compatibles avec
cette lucidité. Dans quelques cas, comprendre ce qui arrive est
éprouvant et nous n’y pouvons rien changer. L’impression
d’avoir raté sa vie, de ne pas l’avoir conduite comme
il aurait fallu, d’avoir eu en quelques circonstances un comportement
indéfendable, s’insinue amèrement dans le coeur. À
qui demander pardon de nos fautes passées dont le souvenir remonte
en nous ? Il y en aurait trop ! Que quelques-uns soient alors sourdement
animés par un désir d’en finir, est-ce si étrange
? Pensons encore à Job et à ses invectives.
« Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des
enfants sont naturels. »
(Honoré de Balzac, Ursule Mirouët)
Mon souci lancinant, alors que je me trouve encore éloigné
de ce que l’on appelle le 4e âge, est de différer, autant
que faire se peut, cette étape de la profonde dégradation
de l’être, mais ce souci ne m’empêche nullement
de porter un jugement critique sur le passé.
La santé à maintenir prend une importance accrue, les
soins que propose la médecine deviennent une exigence de tous les
jours ; une surveillance constante, autrefois inutile, est, peu ou prou,
à exercer. Monter les escaliers quatre à quatre, porter
de lourdes charges, pratiquer les sports coutumiers de l’âge
adulte, tout cela doit dorénavant être mesuré avec
parcimonie. La conscience de l’âge s’en trouve amplifiée.
À défaut d’avoir observé ces recommandations,
un accident se charge de le rappeler.
Ceux qui connaissent cette étape de la vie savent que, malgré
leurs efforts, ils sont lancés dans un simple combat de retardement.
Ils vont de déceptions en déceptions, sans espoir de trouver
un aboutissement à leurs désirs, à leurs ambitions.
Sachant leurs jours comptés, leur impatience d’agir augmente
cependant, car un résultat assez immédiat à leurs
souhaits les plus variés est attendu et il s’avère
peu accessible.
Sur le plan physique comme sur le plan moral, les limitations apportées
à leur vie quotidienne grandissent d’année en année,
insensiblement, ou plutôt par paliers comme on le dit élégamment,
en insistant plutôt sur la marche que sur la contremarche. Oui,
triste vieillesse qui prend possession de l’être ! Faut-il
dire avec l’épître aux Romains (7,24) :
« Qui me délivrera de ce corps qui m’entraîne
à la mort ? »
Il est impossible de passer sous silence, de feindre d’ignorer
dans quels lieux se déroulent souvent les dernières marches.
J’admire ceux que la raison détermine à admettre cette
réduction sensible de leur espace de vie.
On peut se consoler en considérant un passé où
vieillesse était davantage synonyme de pauvreté, et de dépendance.
Heureusement les ressources actuelles du grand âge se sont aujourd’hui
améliorées dans de nombreux cas. La « maison de retraite
» connaît un meilleur confort. Peut-on y dire par conséquent
:
« Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise.
»
(Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques)
haut 
En quelque liberté
En réalité, il y a lieu souvent de distinguer entre 3e
et 4e âge. Commence d’abord le moment où les besoins
sont plus restreints ; les moyens financiers qu’apportent souvent
les pensions de retraite autorisent à profiter du temps devenu
libre. Puis vient l’époque où la santé s’étiole,
où l’on devient incapable d’employer temps et ressources
et où s’installe une tension entre le désir de faire
et la moindre capacité de le faire. Car le jeune vieillard souhaite
être occupé.
« Ne rien faire est le bonheur des enfants et le malheur des
vieillards. » (Victor Hugo, Toute la Lyre)
La liberté acquise au 3e âge, dans le meilleur des cas,
signifie donc une vie marquée par un autre caractère, tranchant
avec le passé : une moindre responsabilité dans la sphère
où l’on se meut encore. Ce pourrait être un fort soulagement
pour tels qui ont eu jusque là une vie trop trépidante,
harassante, insupportable les années passant. Mais cette médaille
a un revers : irresponsable est peut-être celui dont les plus jeunes
disent entre eux « qu’il compte pour du beurre ». Serait-ce
ici le moment de remarquer que Jésus ne parle guère des
vieux ? Pour lui, comptent-ils aussi pour du beurre ? Il y a bien dans
le Nouveau Testament Siméon (mais il ne souhaite plus que la mort
!) ainsi que les 24 vieillards de l’Apocalypse. Leurs chants d’adoration
sont beaux, mais sont-ils spécifiques à leur âge ?
D’autres pourraient se prosterner devant le trône...
Les organisations de voyages trouvent les vieux intéressants,
à la mesure de l’argent qu’ils dépensent. Elles
prennent les décisions à leur place et les maternent de
leur mieux. J’éprouve un peu de malaise à sentir qu’au
fond je ne suis plus respecté pour ce que j’ai été,
mais pour ce portefeuille que je parviens à ouvrir ? Il en est
de même pour bien d’autres dépenses plus ou moins utiles
que le temps libre permet d’envisager.
Ce qui vient d’être dit vaut également de toutes les
organisations culturelles ou caritatives où l’appui est sollicité
des vieux. Et même le bénévolat, exutoire recommandé
au désir d’activité des vieillards, peut dans certains
cas limités, avoir un côté frustrant. Oh, il y a d’heureuses
exceptions ! Quand on sent progressivement s’installer cette conviction
que l’on est à peine un faible appoint à une histoire
qui se déroule loin de nous, s’accélère le processus
par lequel on se replie sur soi, on se ratatine, on se détache.
Roger Vailland a décrit avec son grand art dans La Loi ce désintérêt
final de la vie. On pense alors :
« Un jour vient où nous manque une seule chose
et ce n’est pas l’objet de notre désir, c’est
le désir. »
(Marcel Jouhandeau, Réflexions sur la vieillesse et la mort)
ou encore :
« La fin de l’espoir est le commencement de la mort. »
(Charles de Gaulle, cité par André Malraux dans Les chênes
qu’on abat)
Ce détachement atteint, que reste-t-il qui rappelle notre vie
précédente ? Sont constants :
- certains traits assez invariants de notre caractère, la douceur
ou la colère, l’impatience ou l’équanimité
;
- les relations, encore qu’un jour les amis ont disparu, les descendants
se sont éloignés et que l’on tente de nouer de nouvelles
amitiés sans qu’elles puissent avoir la profondeur de celles
de l’enfance ou de la jeunesse ;
- une certaine maturité qui permet d’apporter aux autres
un peu d’expérience. En conclusion :
« On n’est pas vieux tant que l’on cherche. »
(Jean Rostand, Carnets d’un biologiste)
haut 
En quelle recherche ?
Avec la vie qui a changé évolue notre rapport aux autres
et, si nous sommes chrétiens, à travers ce rapport c’est
notre rapport à Dieu qui peut s’approfondir. Cependant il
peut nous sembler que le temps permet de mieux observer autour de nous,
de mieux tenter de comprendre, de chercher les bonnes réponses
aux problèmes difficiles de notre existence ou de celle des au-tres,
même si cette recherche nous amène à des découvertes
fort tristes ou à de lancinants désirs de tendresse ou de
pardon.
L’incapacité croissante d’agir au sens où un
adulte vit et agit, se corrige par une capacité à mieux
voir autour de nous les êtres et les choses qui nous entourent.
En eux une beauté secrète existe parfois qui nous ravit.
Se réfugier dans la beauté des choses ou des sentiments
est cette grâce qui persiste longtemps quand le souffle continue
à nous animer. Et la question se pose de savoir si le réconfort
est possible auprès de cette beauté imaginée, auprès
de ce que l’Esprit peut faire naître de rayons illuminant nos
heures :
« Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre.
Ce pays nous ennuie, ô mort, appareillons.
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons. »
(Baudelaire, Les Fleurs du Mal)
Si la beauté nous émeut encore, si elle accompagne nos
longs jours d’une langueur belle dans sa monotonie, si elle nous
permet de trouver en la vieillesse, en l’ultime vieillesse, une grâce
d’état qui l’apaise, faudrait-il y renoncer ?
Serait-ce là cette porte que Dieu ouvre pour nous, donnant passage
à une sorte de joie ? Est-elle amère, cette joie, ou infinie
et douce ? Selon Jean Calvin, la mort est ce moment où l’homme
s’unit définitivement au Christ. Dieu peut avoir le dernier
mot lorsque notre esprit parvient à se tourner vers lui. En lui
est finalement toute beauté qui nous a marqués sur terre
et que « le temps libre » du vieillard l’autorise à
rechercher assidûment, mieux que ne peut le faire l’adulte.
L’amour de Dieu est inséparable de l’amour des hommes.
Ensemble ils débouchent sur une certaine sérénité
et ils n’ont de sens qu’extrait des concepts théoriques,
pour être portés vers la contemplation des visages qui nous
entourent ou dans le souvenir des visages que nous avons connus. Alors,
c’est dans la vie que persiste notre ancrage et c’est dans la
beauté de ce soir qui tombe que se réfugie notre pensée.
« Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour. »
(La Fontaine, Philémon et Beaucis)
Au moment où l’on sent que s’amoindrit un peu l’ambition
dans la vie, on peut se livrer à la beauté de l’instant,
à la grâce et à l’amour de Dieu, en laissant
à jamais tout regret de ce que l’on a été, en
taisant toute pensée morose malgré, peut-être, des
souffrances difficiles à pallier.
À ce soir qui descend sur nous, qui va clore nos jours, associons
l’idée d’une méditation silencieuse comme une
lutte avec l’Ange, l’idée de la préparation à
une mort qui peut venir inopinément, qui va tout achever comme
pour Jésus sur la Croix. Souhaitons que cette mort puisse venir
comme l’étape ultime, tragique certes, et cependant acceptée.
haut 
À la grâce de Dieu
Alors que le champ d’action dans la vie commence à vertigineusement
se rétracter, il est possible d’élargir à l’infini
de Dieu ces simples moments de beauté où l’on est émerveillé
d’un paysage, d’une fleur et plus encore du prochain dont le
sourire ou tel autre geste comble notre attente. Tout homme peut apporter
au vieillard quelque signe infime et précieux qu’il perçoit
comme indéfiniment durable, car le temps de Dieu où advient
ce petit signe est éternel ; tout sourire, tout moment de tendresse,
toute création de beauté rapprochent de Dieu. Les temps
des laborieuses semailles et des brûlantes moissons sont passés.
Nous l’avons dit, c’est l’automne à jamais.
« Mon automne éternelle, ô ma saison mentale. »
(Apollinaire, Alcools)
Il faut savoir dire que la vie a été belle en dépit
de maints échecs ou de maintes laideurs dont nous ne perdons pas
le souvenir. Il faut savoir se le dire à soi-même et le dire
aux autres, surtout à ceux qui en doutent, à ceux que le
deuil a maintes fois frappés, à ceux qui pensent avoir raté
leur vie. Il faut savoir le dire avec persuasion, car c’est une des
grâces que l’on peut apporter aux autres. Il faut véhémentement
proscrire l’idée selon laquelle la mort est le salaire du
péché, idée maintes fois, hélas, exprimée
dans la Bible. Cette saison de l’année finissante, de notre
vie qui s’achève, est celle qui permet peut-être de
retrouver ce qui est éternel, ce qui demeure intangible tout en
étant éphémère, transitoire. Notre liberté
retrouvée nous y rend sensible et nous pousse à un sentiment
intense de gratitude, de reconnaissance. La grâce de l’instant,
du contact au cœur à cœur, du pardon offert ou reçu,
est le privilège des moments où la trépidation de
la vie a disparu. Et ce contact en profondeur peut être le fait
d’un humble accompagnateur de la fin de vie, autant que des proches,
indifférents ou menteurs (on peut penser à Guérassime
dans La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï). On assiste
à une sorte de reconstitution mentale du passé, composée
des gerbes d’amour que nous avons reçues ou données.
Après ce réconfort, parviendrons-nous à dire à
Dieu, comme Jésus sur la Croix (Lc 23, 46) :
« Père, je remets, mon esprit entre tes mains. »
?
ou, selon le poète qui attend aussi qu’advienne une ultime
rencontre :
« J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte, souviens-t’en.
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps, brin de bruyère,
Et souviens-toi que je t’attends. »(Apollinaire, Alcools)
Avec ce frêle, ce modeste brin de bruyère dont la floraison
commence parfois aux derniers jours de l’année, le poète
nous rend la fugacité, la ténuité, la fragilité
des jours. Après l’automne, sont les adieux. Déchirants
? Non, le temps qui est passé, les fragiles récoltes qui
demeurent encore possibles (un brin de bruyère justement) sont
ce qui nous reste et nous les emportons à Dieu. C’est lui
qui nous attend.
« Car j’ai la certitude que rien ne peut nous séparer
de son amour :
ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni d’autres autorités.
»
(Épître aux Romains 8, 38)
Autorités ? Ne faut-il pas affirmer qu’elles n’existent
pas ? Et celle de Dieu est douce !
Au fait, de quoi vous parlé-je ici ?
Que suis-je en train de chercher à vous dire ? Les vieux, ce
sont les autres, n’est-ce pas ?
Honte, ai-je dit honte ? Non, certes.
Qu’est-ce que la honte ?
Bernard
Félix
haut 
« Savoir vieillir »
Sur la terre où tout homme passe,
Existe pour chacun de nous,
Un art difficile entre tous :
Celui de vieillir avec grâce.
Degré par degré s’affaiblir
En sentant dans son corps débile
Une âme encore jeune et virile,
Et, sans rien montrer, souffrir !
Quand on pourrait parler : se taire !
Quand on voudrait agir : s’asseoir !
Et chaque jour, un peu mieux voir Hélas !
Qu’on n’est plus nécessaire…
Laisser aux autres leurs fardeaux
Sans pouvoir un peu les leur prendre,
Et ne porter, sans rien attendre
Que le poids des ans, sur son dos !
Rester muet, quand on s’efface,
Tranquillement, croiser les bras,
Céder tout à tour, pas à pas,
Notre influence et notre place !
Et puis, quand le soleil pâlit
Prendre les choses sans se plaindre,
Comme Pierre, se laisser ceindre...!
Garder la chambre ou bien le lit !
Comme un diamant précieux
Est taillé par le lapidaire,
Ainsi, le Seigneur, sur la terre
Taille nos âmes, pour les cieux...
Et cette école peut paraître
Parfois bien longue à nos cœurs...
Oh ! Laissons faire. Le Seigneur
Veut nous apprendre à ne rien être !
Madame Ernest Roerick,
Ce poème a été trouvé dans la bible de
Mme Ernest Roerick
après son décès à La Miséricorde.
Il a été publié dans le numéro 320 (juin
2005)
de la revue Notre Prochain de la Fondation John Bost.
haut 
Parabole
J’aimerais citer une petite
parabole que je tiens du cardinal de Richelieu. Il a écrit à
peu près ceci : Je descends le fleuve de ma vie, comme si j’étais
embarqué sur un esquif léger et fragile. Un jour, je le
sais, je déboucherai dans la mer, et ma petite embarcation, renversée
et culbutée, me jettera dans la mort. Mais d’ici là,
il m’est donné de descendre, de tout son long, le fleuve
de ma vie.
Il y a deux manières de descendre ce fleuve. La première,
c’est de rester à l’avant de la barque, les yeux aimantés
par la mort, les yeux fascinés par le moment où tout culbutera
dans la mort. Cette manière de descendre le fleuve, c’est
une manière d’être déjà mort, alors
même qu’on est vivant.
La deuxième manière, c’est de s’asseoir à
l’avant de la barque, mais en tournant le dos à la mort
qui vient et à l’aval du fleuve. C’est cette manière
que j’ai choisie. Ainsi, adossé à la mort, je regarde
la barque de la vie qui est là devant mes yeux. Je m’accule
à la mort qui vient pour mieux ouvrir les bras au moment du présent.
J’allume dans la barque quelques bougies pour mieux voir les visages
de mes compagnons embarqués avec moi. Je me hâte de chercher
l’essentiel au milieu des futilités. Je frappe dans mes
mains pour m’apprendre la joie. Et je laisse vibrer en moi la conjuration
de la vie et du sang.
Certes, je sens toujours la mort dans mon dos, mais c’est justement
la raison pour laquelle je choisis la vie. Afin que je vive, tant que
je vis.
Alain
Houziaux,
La lassitude, le courage et la confiance,
Paris, Atelier 2005
haut 
Rencontre
Bernard Félix a rencontré Raymond Ludin,
né le 4 mai 1904 et habitant aujourd’hui
à Caluire (Rhône).
Évangile
& liberté. En raison de votre grand âge, les gens
que vous rencontrez n’ont-ils pas tendance à vous ignorer
?
Raymond Ludin. L’état
de vieillesse n’a pas, de fait, bonne réputation. J’ai
constaté – et les auteurs de divers romans ou nouvelles
le révèlent – que bien des individus vieillissants
vont jusqu’à refuser de se faire à l’avance
des images d’un avenir quelconque. Ce n’est pas mon cas, vu
que j’attends sans crainte une nouvelle phase de ma vie que je
pense pouvoir être intéressante.
É&l. Que pensez-vous des théologiens et autres
auteurs bien intentionnés qui disent vouloir vous préparer
à bien vieillir en vous fournissant des conseils pratiques
?
R.L. Je ne sens en rien l’utilité de ces
conseils et avertissements. J’attends sereinement, je me contente
de prévoir d’être prêt en vivant à plein
les moments les plus chargés de mon existence.
É&l. Votre avancée en âge a-t-elle été
facilitée ou rendue plus sereine par vos engagements religieux
?
R.L. J’en suis convaincu. Dès ma vingtième
année environ, j’ai accepté, dans l’Église,
à mon niveau d’alors, la charge de responsabilités
religieuses ; et celle-ci s’est amplifiée depuis lors dans
les diverses communautés auxquelles j’ai appartenu en suite
de mutations administratives. Si bien que dans ma dernière résidence,
j’arrivais et j’arrive en fait à faire figure de militant
ordinaire dans le même type d’activités que précédemment
: participation à des études bibliques, analyse de problèmes
de société à la lumière de la Bible, dialogue
œcuménique, etc. Tout cela est la source de multiples rencontres
que je découvre enrichissantes et dont je suis reconnaissant.
É&l. La réduction de vos capacités physiques
est-elle accompagnée d’une diminution de vos facultés
à percevoir et à suivre les événements
?
R.L. En ce moment même où vous m’interrogez,
j’hésite à répondre. N’ayant jamais eu
tendance à me juger avec complaisance, je pense conforme à
la réalité récente mon souvenir d’une aptitude
à bien percevoir et suivre les événements mondiaux.
Mais je constate aussi que j’ai perdu ces derniers mois pareille
conviction et je dois à la vérité de le dire.
É&l. Et la dernière étape de votre vie
? Sa perspective surgit-elle fréquemment dans votre pensée
?
R.L. Elle ne surgit pas. Je subirai sans appréhension
et sans y penser pour l’instant, le sort que Dieu décidera.
Là-dessus, je n’innove en rien.
haut 
Merci de soutenir Évangile & liberté
en vous abonnant :)
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