Dans son Projet de
Paix Perpétuelle, le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) explique
que, la Terre étant ronde, l’autre n’est jamais totalement
un étranger. Puisque la Terre est sphérique, les hommes
ne peuvent se disperser à l’infini et doivent se supporter
mutuellement. La relation aux autres n’est pas motivée par
une règle morale mais par cette situation à laquelle personne
ne peut se soustraire, celle d’être terrien, de partager
une Terre toute ronde, sans marge où exclure et sans recoin où
se perdre... L’autre est donc sur la Terre celui avec qui je partage
ce qui nous est le plus immédiat et le plus nécessaire
: un habitat commun où chacun peut déployer son existence,
faire valoir son « droit de visite et se présenter à
la société », comme le disait le même Kant.
Puisque la Terre est ronde, nous sommes tous placés
à équidistance de son centre ; celui-ci se dérobant
toujours à celui qui souhaite le détenir et l’occuper.
Les implications théologiques de ce constat si banal d’apparence
sont considérables. La rotondité de la Terre décentre
tous les discours sur Dieu. Certains peuvent nous sembler plus logiques,
plus utiles, plus stimulants que d’autres, mais aucun ne peut occuper,
pour tous, ce même centre qui nous échappe. La rondeur
de la Terre brise de fait les prétentions à l’universel
d’une religion ou d’une révélation. C’est
à travers la seule multiplicité des signes, des voix et
des images, mises à notre disposition pour le dire, que Dieu
se révèle à nous.
Dieu se laisse ainsi déloger du centre de la Terre
pour féconder la pluralité des langues, des religions,
des cultures, des sagesses, et donner à chacune d’elles
de quoi dire l’inépuisable de l’infini. Ce Dieu révélé
dans le multiple nous conduit tout autant vers l’autre que vers
nos propres limites. Car décentré que je suis, je ne peux
à moi seul circonscrire le tout de Dieu. Seuls ceux qui me sont
autres peuvent alors me livrer ce qui de Dieu m’est encore caché,
incompréhensible. Habitants d’une Terre toute ronde, sans
marges ni recoins, nous sommes prédestinés à faire
avec l’autre, et recueillir en lui ce qui, de Dieu et de la vie,
nous échappe encore. 
Raphaël
Picon