Nous vivons dans un
monde en crise. De nombreux éléments sont là pour
en témoigner : nos structures sociales s’effondrent ; nos
systèmes politiques s’essoufflent et perdent en crédibilité
; quant au milieux économiques, malgré leur apparente
vitalité, ils se retrouvent de plus en plus souvent placés
sous les feux de la critique. La religion n’échappe pas
à ce mouvement. L’autorité des Églises et
la pertinence de leur message sont toujours plus contestées.
La crise n’est d’ailleurs pas seulement institutionnelle.
Elle travaille en profondeur nos convictions morales, philosophiques
et religieuses. Aujourd’hui, plus rien ne se donne à nous
de manière évidente. Il semble que nous ayons perdu la
confiance que nous avions dans les hommes et le monde, et qui nous permettait
d’affronter le présent et l’avenir avec un certain
optimisme.
La confusion des domaines public et privé comme
source de la crise
Ce constat, la philosophe Hannah Arendt le faisait déjà
dans les années 50-60, lorsqu’elle rédigeait les
différents articles qui composeront son ouvrage La crise de la
culture (Paris, Gallimard, 1972). « Le fil de la tradition est
rompu », ne cesse-t-elle de répéter au cours de
son œuvre, et cette rupture est étroitement liée
à la confusion des différents domaines de l’existence
humaine. La séparation, encore valable dans l’Antiquité,
entre l’espace privé (dans lequel les relations s’organisent
de manière essentiellement hiérarchique et auquel appartiennent
la famille, le travail, mais aussi en partie la religion) et la sphère
publique (lieu par excellence de l’égalité et de
la liberté) s’est progressivement estompée au cours
des siècles, provoquant finalement la perte totale de sens de
la vie politique et, par suite, l’effondrement de l’ensemble
des institutions humaines (éducation, culture, religion, etc.).
Cette confusion se manifeste entre autres au travers de l’importance
que prennent aujourd’hui les questions économiques (autrefois
gérées au sein de l’espace privé de la maisonnée)
dans les débats politiques, mais aussi au travers de la prolifération
des émissions télévisées qui étalent
au grand jour la vie intime des gens.
Une rupture irréversible et déstabilisante
Aux yeux d’Arendt, la rupture de la tradition est
totale et définitive. Il est donc inconcevable de vouloir revenir
en arrière. Le système de pensée et les institutions
mis en place par nos prédécesseurs se sont entièrement
écroulés et se présentent à nous de manière
totalement fragmentée. Mais il serait tout aussi illusoire de
prétendre que nous pouvons continuer à agir comme si rien
ne s’était produit. Car avec la tradition, nous avons perdu
les repères qui nous guidaient dans le présent et qui
nous indiquaient la voie à suivre pour construire le futur. Les
faits et gestes de ceux qui nous ont précédés ne
forment plus un bel ensemble cohérent, faisant d’emblée
sens pour nous et que nous pouvons nous contenter de reprendre et de
poursuivre. Notre situation est donc extrêmement fragile et précaire.
Sans tradition à laquelle nous raccrocher, nous risquons constamment
de nous égarer et de nous engager dans une fausse direction.
Pourquoi dès lors, dans un tel contexte, nous
préoccuper encore du passé ? Pourquoi faire appel aux
expériences de ceux et celles qui nous ont précédés
quand ce qu’ils ont vécu semble tellement déconnecté
des problèmes qui se posent à nous aujourd’hui et
des défis qui nous attendent demain ?
Des racines pour résister au mal…
Pour deux raisons. Tout d’abord, parce que la perte
de cohérence du passé n’implique pas que celui-ci
n’ait plus rien à nous dire. Ce dernier, bien qu’affecté
par la rupture de la tradition, reste une réalité bien
vivante. Il est là, comme ce qui nous précède toujours
nécessairement. Ensuite, parce que renoncer à nous intéresser
au passé signifierait nous priver d’un élément
essentiel, à savoir « la dimension de la profondeur de
l’existence humaine » (Voir Hanna Arendt, « Qu’est-ce
que l’autorité ? », in La crise de la culture, p.
125).
Or, une telle perte serait catastrophique. Le regard
que nous posons sur les faits et gestes de nos prédécesseurs
constitue en effet un rempart contre le mal et, en particulier, contre
le mal totalitaire qui, comme le relève Arendt, possède
la caractéristique d’être sans racine. Le mal extrême
se répand sur la terre comme une mauvaise herbe et imprègne
notre quotidien sans que nous ayons eu le temps de nous en rendre compte.
Certes, le faire-mémoire du passé ne nous protège
pas et ne nous protégera jamais définitivement de la folie
dévastatrice des totalitarismes. Il nous offre néanmoins
un ancrage dans le monde qui, en certaines circonstances, peut nous
aider à résister à l’esprit du temps qui parfois
nous entraîne là où nous n’aurions jamais dû
aller (« Question de philosophie morale », in Responsabilité
et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 121s).
… et agir avec confiance dans le monde
Le regard porté sur les faits et gestes de nos
prédécesseurs comporte en outre un autre avantage. L’histoire,
comme le rappelle Arendt, est le témoin privilégié
de la capacité des hommes à donner naissance à
un monde et à le préserver. Il rassemble le récit
de ceux qui, avant nous, surent faire preuve d’initiative, fonder
des institutions durables et contrer ainsi la ruine de la société
à laquelle ils appartenaient (la fondation de Rome après
la destruction de Troie, l’élaboration de la Constitution
américaine faisant suite à la période coloniale,
l’émergence d’une Afrique du Sud multiraciale et démocratique
en réponse à des décennies de politique d’apartheid,
etc.).
L’héritage judéo-chrétien n’est
pas en reste. Au-delà de son intérêt pour la dimension
intime et contemplative de la foi, celui-ci contient également
de nombreux exemples soulignant la faculté des hommes à
agir et à s’engager dans le monde afin de rompre le cours
apparemment fatal des événements. Ainsi, en va-t-il du
récit biblique de l’exode qui rappelle que l’esclavage
et l’oppression ne sont pas les derniers mots de l’histoire
car les hommes possèdent cette faculté unique de pouvoir
créer ensemble un monde nouveau et s’opposer par là
même à la logique déterministe qui imprègne
leur vie.
Porter comme chrétien un nouveau regard sur notre
héritage spirituel et ecclésial
L’effondrement de la tradition est déstabilisant.
Et, nous l’avons dit, il n’est ni possible ni souhaitable
de réhabiliter le système politique, philosophique et
spirituel de nos prédécesseurs : nous devons apprendre
à vivre avec la crise et avec l’instabilité qui l’accompagne.
Cette situation n’est cependant pas que négative.
Elle est aussi pour nous une véritable chance. La rupture de
la tradition nous donne l’occasion de redécouvrir à
nouveaux frais notre passé et les trésors qu’il contient.
Elle porte en elle l’invitation à faire retour sur notre
histoire de manière entièrement neuve, et à initier
dans nos pratiques ecclésiales (culte, catéchisme, formation
pour adultes, etc.) un faire-mémoire de notre héritage
qui ne soit plus encombré par le poids d’une tradition qui
nous dictait comment comprendre le monde et nous y mouvoir.
Il ne s’agit cependant pas ici, comme nous le faisons
trop souvent, de nous contenter d’un rappel des récits bibliques.
Mais il est essentiel que nous entrions dans un véritable travail
individuel et communautaire portant sur l’ensemble de notre histoire
spirituelle et religieuse (histoire vétéro et néotestamentaire
bien sûr, mais aussi histoire des Pères de l’Église,
de la Réformation, de la Résistance protestante pendant
la 2e guerre, etc.). Si nous voulons que cet exercice soit fructueux,
nous devons en outre oser mettre en évidence (sans les confondre)
non seulement la dimension individuelle, privée et fraternelle
de notre foi, mais aussi sa dimension proprement publique et politique.
Ce faisant, nous retrouverons peut être la foi dans le monde et
dans la faculté que Dieu nous a donnée d’interrompre
le cours des événements et de poser de nouveaux commencements.

Céline
Ehrwein