C omment tolérer la routine
quand sur ton écran s’ouvrent tant d’aventures ? Comment
supporter de mettre un pied devant l’autre quand dans ton imagination,
tu peux sauter, voler, foncer sur ton balai magique ? Comment t’intéresser
à ton frère ou ta mère, ou rendre un petit service
à ton voisin alors que dans tes rêves, tu peux sauver le
monde ? À moins, à la rigueur, d’entrer dans d’autres
visions qui semblent plus réelles, et de t’imaginer bientôt
le premier dans les catégories de prestige que sont les domaines
sportif, artistique, politique, médiatique.
À moins encore de te résigner à n’être
que spectateur. Mais non ! Pas à ton âge !
Les hommes ont toujours eu besoin de grands rêves, mais au-dessus
d’une certaine dose, quand l’intensité de forme, de
couleur, d’émotion de ces rêves est trop forte, quand
elle dépasse de loin les désirs et les possibles, il ne
reste plus qu’un réel si fade et terne, que la vie n’a
plus de saveur ni d’attrait. Et le pauvre monde étriqué,
mesquin, routinier des adultes te donne envie de fuir, de régresser,
de disparaître.
À moins encore qu’une autre aventure ne survienne, celle
d’un amour qui rend libre et qui éclaire tout. Je sais,
rien de plus vague, usé, banal que ce mot-là ; il ne veut
rien dire de précis, mais aucun autre ne suffit. Cet amour-là
d’abord est un nouveau regard, un regard d’éveil, de
résurrection. C’est comme quand on a cru mourir et qu’on
se sent renaître, quand on rouvre les yeux d’un trop profond
sommeil. On peut alors découvrir l’extraordinaire beauté
d’un visage, d’un geste, d’un objet, la force et la douceur
incroyable d’une parole qui semblait banale, l’énorme
joie simplement de marcher, de respirer, d’entendre, de voir, de
sentir. C’est un regard créateur qui voit partout de la
vie, de la beauté, de l’espoir, du bonheur à vivre,
de la joie à partager. Cet amour-là est à ta portée,
tout proche. Si tu pouvais un jour, juste pour quelques instants, ouvrir
les yeux au-delà de ton écran opaque, et regarder autour
de toi, comme si tu venais d’ailleurs, d’une autre planète,
d’une autre dimension, tu découvrirais peut-être,
au cœur du quotidien, dans les plus petites choses, cette extraordinaire
merveille qui s’appelle la Vie. 
Jacques
Juillard