Force est de constater
que toutes les religions ne sont pas égales devant le blasphème.
Le christianisme occidental, plus spécialement le protestantisme
historique (luthérien, réformé), a été
fortement marqué par la tradition des Lumières, comme
par l’athéisme et la sécularisation. Il lui est donc
assez facile de valoriser la critique interne et externe comme un élément
positif et nécessaire à son propre développement.
La pluralité des convictions, la lecture critique des textes
fondateurs, la place laissée à l’interprétation
et au débat, la distinction entre le langage religieux et la
réalité ultime qu’il désigne, fonctionnent
dans le protestantisme historique comme des éléments de
régulation interne au religieux qui le rendent perméable
à la critique. Cela est moins le cas d’une tradition religieuse
marquée par une culture qui n’a pas intégré
ce principe de la relativisation. Si l’Islam est porteur d’une
tradition critique et proche des Lumières, ce n’est précisément
pas celle-ci qui alimente la révolte à l’endroit
de ces caricatures.
Le blasphème suppose le sacré. Il n’y
a de blasphème que là où il y a du sacré,
de l’intouchable, du non critiquable. Une religion pour laquelle
rien ne serait blasphématoire (le protestantisme ?) est peut-être
une religion pour laquelle rien n’est vraiment sacré...
Est souvent blasphématoire le simple fait de représenter
le sacré lui-même, représentation qui risque toujours
de le chosifier, et de porter ainsi atteinte à sa dimension absolue,
infinie, et non réductible à toute image. Si le blasphème
implique l’existence de quelque chose tenu pour sacré, il
contribue aussi, paradoxalement, à construire celui-ci. Car dénoncer
un blasphème offre toujours la possibilité de réaffirmer
la valeur de ce qui est lésé. Crier au blasphème,
c’est redessiner les limites au-delà desquelles nul ne devrait
s’aventurer sous peine d’entacher le sacré lui-même.
Le blasphème joue souvent aussi sur des codes
comportementaux. C’est ainsi qu’on trouvera blasphématrice
une image qui montre le représentant de telle religion transgresser
un code moral spécifique. Montrer Mahomet avec une bombe dans
le turban ou Jésus, représenté en femme, en train
de prendre la cène avec des femmes langoureuses et dévêtues
(La cène, publicité de Marithé et François
Girbaud, condamnée et interdite par les tribunaux en mars 2005),
les apparente à des pécheurs, et font d’eux les violateurs
d’un ordre moral spécifique. Cela est d’autant plus
fort que cette transgression joue sur certains clichés dominants
de la religion incriminée : le christianisme et son rapport ambigu
au corps et au sexe, l’islam et son rapport à la violence
et au terrorisme. Le blasphème dérange ainsi par sa capacité
à renforcer certains stéréotypes dont veulent se
défendre les adeptes de la religion incriminée, mais il
touche souvent là où cela fait mal… Relevons aussi
qu’une image est souvent perçue comme blasphématrice
dès qu’elle est vécue comme portant atteinte à
l’identité des adeptes de la religion évoquée.
Par un jeu d’identification, qui tient à la force d’adhésion
des croyants à la personne représentée dans la
caricature, le fait de brocarder Mahomet, Moïse ou Jésus
revient bien souvent à dire quelque chose sur les musulmans,
les juifs, ou les chrétiens eux-mêmes. Cette dimension
identitaire du blasphème explique en grande partie la violence
des réactions qu’il suscite…
Dans sa Correspondance avec Hélène Bresslau,
Albert Schweitzer, écrivait : « Il n’y a que les blasphèmes
qui soient vrais. » (voir p. 10). Le propos entendait notamment
montrer que le souffle ardent et impétueux de la prédication
de Jésus ne saurait se laisser engluer dans quelques conformismes
bon teint et engoncer dans des dogmatiques insipides. Le blasphème
vient alors servir, en effet, la vérité de cette prédication,
en tant qu’il brise les convenances et met à nu ce qui peut
être le plus insolemment vrai. Il est intéressant à
ce titre de se souvenir que Jésus lui-même a été
accusé de blasphème (Mc 14,64). N’est-il pas étonnant
et suggestif de penser que le christianisme est né d’une
prédication sulfureuse et jugée blasphématoire
par certains ?
Raphaël
Picon
Sans ignorer les implications politiques
des caricatures de Mahomet, l’auteur de cet article a tenu à
se situer sur le seul plan spirituel et théologique.