L’habitude est
souvent méprisée, comme un carcan rigide, une routine
insignifiante. Mais jetez une pierre cent fois dans la même direction,
elle n’en prendra pas l’habitude, je veux dire une disposition
neuve et persistante de son être. L’habitude signale une
faculté supérieure d’incorporation, où une
sensation, un acte, une parole deviennent une faculté nouvelle,
une manière d’être du corps. Avec la répétition,
on s’habitue à coordonner des gestes au premier abord incompatibles,
comme le savent les musiciens, les danseurs, ou les simples conducteurs
automobiles. Ce qui semblait presque impossible a l’air facile.
Plus il y a disposition et plus il y a disponibilité. L’habitude
n’est pas encombrée par la conscience de soi, elle est une
inconscience heureuse, et elle est en l’être ce qui se laisse
être.
Mais comment peut-on à ce point s’habituer
au malheur d’autrui, ou à son propre malheur ? Ou même
pire : s’habituer à la joie ? Cette accoutumance tient peut
être au fait que l’habitude facilite l’action mais inhibe
la sensation : c’est sa superbe dissymétrie, et ce qui permet
les mauvaises habitudes. À l’occasion d’un événement
pourtant on peut changer d’habitude : pour modifier une habitude,
nous devons parfois bouleverser l’ensemble de nos habitudes. C’est
peut-être ce qui nous sera bientôt demandé, et l’on
verra alors que l’on change de techniques plus aisément
que d’habitudes. Nietzsche, qui affirmait qu’une vie sans
habitude, une improvisation constante, serait pour lui une insoutenable
Sibérie, aimait rencontrer des habitudes intenses mais brèves,
qui fassent leur temps et dont il puisse se séparer paisiblement,
comme d’un fruit muri. C’est une grande sagesse. 
Olivier
Abel