Les personnes que je
rencontre me mènent à ce constat : nous vivons aujourd’hui
dans un monde où tout semble nous contraindre. Dans la plupart
des domaines nous ne savons plus sur quel levier agir pour essayer de
donner un peu de sens nouveau au monde qui nous entoure. Comment rendre
la terre habitée plus habitable ?
Nous sommes constamment soumis à des règles
et des obligations de tous ordres. Le bon sens n’est plus le mieux
partagé, les élans du cœur sont des coups d’épée
dans l’eau, la liberté individuelle ne semble plus de mise.
Sentiment d’impuissance généralisé, lassitude,
égoïsmes… et la France qui déprime. La crise
? Il faut s’y résoudre ! La guerre économique ? Une
fatalité à laquelle on n’échappe pas si l’on
ne veut pas être dévoré par les autres ! Le chômage
? Une situation regrettable mais normale ! La crise du logement social
? La loi permet à certaines communes de s’affranchir de
l’objectif propre de la loi. Nous ne pouvons rien ; en attendant
bonne chance à tous ! Les bons sont là, les méchants
ailleurs, voilà l’ordre des choses. Et pourtant c’est
ici et maintenant que s’inscrit la responsabilité de l’homme.
La responsabilité individuelle n’est pas
innée
Dans la première partie de La Généalogie
de la morale, Nietzsche écrit, à propos de l’histoire
des origines de la responsabilité, que la responsabilité
n’est pas innée : elle n’appartient pas à l’être
de l’homme comme une propriété naturelle. C’est
la société qui dresse et rend responsable cet animal «
nécessairement oublieux » qu’est l’homme, en
lui imposant la discipline du devoir.
Dans les sociétés tribales, comme celle
décrite dans le Premier Testament, face à un problème,
un responsable était toujours désigné : le bouc
émissaire ou un groupe rival. Aristote est le premier à
affirmer que l’homme doit répondre de ses actes dès
lors qu’il en a pris l’initiative. Il serait pourtant injuste
d’associer l’idée de sanction uniquement au concept
de responsabilité. En effet cette dernière est essentiellement
positive : exercer sa responsabilité, c’est aussi éprouver
la joie d’exercer sa force, son esprit d’entreprise, son initiative.
La responsabilité est la fierté de l’homme et de
la femme libres. C’est la responsabilité individuelle qui
fait qu’un être est véritablement un être humain
et non un automate entre les mains d’un pouvoir ou un simple produit
du milieu dans lequel il vit.
La responsabilité face au déterminisme
L’usage courant du mot « responsable »
ne remonte qu’au XVIIIe siècle. Jusqu’au milieu du
XIXe siècle, pratiquement tous les grands philosophes sont d’accord
sur cette notion de responsabilité individuelle. Cependant dès
la seconde moitié du siècle, la plupart des penseurs (sociologues,
psychanalystes et biologistes) vont développer une contre idéologie,
celle du déterminisme : l’être humain ne jouissant
pas vraiment de son libre arbitre ne serait pas complètement
responsable de ses actes. Cette pensée a fait naître une
nouvelle notion, celle de responsabilité sociale ou collective,
dont certaines interprétations sont très inconsistantes
voire grotesques quand elles sont poussées à l’extrême.
Ce processus finit souvent dans une des plus grandes injustices, celle
de culpabiliser des innocents afin de protéger d’authentiques
responsables individuels.
Ce type de socialisation des responsabilités provoque
l’affaiblissement de la responsabilité individuelle. En
effet, en proclamant le « droit au travail », le «
droit à la santé » ou le « droit » à
quoi que ce soit, cette notion pourtant originellement égalitaire
a lentement dérivé pour se transformer en une passivité
de l’homme envers la société dans laquelle il vit.
L’essentiel de cette déresponsabilisation
de l’individu est causé, entre autres, par cette philosophie
sociale bien pensante qui conçoit l’homme comme étant
principalement un produit de son environnement matériel. Cette
approche revient tôt ou tard à s’en remettre au pouvoir
pour toutes les décisions. Or rien ne montre que le pouvoir prenne
des décisions meilleures que des individus éduqués
à l’exercice de la responsabilité individuelle.
Une réponse nécessairement personnelle
Si être responsable, c’est répondre
de ses actes, c’est aussi « se porter garant » et cela
implique au moins trois qualités :
- le discernement qui consiste à reconnaître les différentes
interprétations possibles des faits, des phénomènes
ou des mots, en commençant par reconnaître en nous-mêmes
cette multiplicité de sens.
- le positionnement qui implique de ne pas nous réduire aux
conditionnements de notre environnement, de ne pas nous y conformer
par automatisme. La responsabilité est un engagement de notre
liberté. Le positionnement est l’acte qui nous engage
dans un sens vis-à-vis des situations ou des problèmes
de la vie et de notre monde.
- le fait de se sentir concernés qui implique de nous mêler
de la position des autres, du sens de leur propre engagement, non
pas pour les conditionner mais pour les interpeller, les solliciter
par notre propre témoignage, celui de nos discours et de nos
actes.
Aussi bien en tant qu’êtres humains qu’en
tant que chrétiens, la manière dont nous nous sentons
responsables et la manière dont nous agissons pour exercer notre
responsabilité peut influencer le monde dans lequel nous vivons.
Nous sommes les acteurs de notre propre vie évoluant dans de
multiples environnements, jouissant toujours d’une certaine liberté,
d’une marge de manœuvre et d’autonomie, à l’intérieur
de laquelle on peut agir. S’il y a défection du sujet, il
y a annulation de l’acte : sans sujet, pas de verbe. Chacun reste
responsable de ses actes. Tant qu’on recherchera des excuses sociologiques
et qu’on ne mettra pas en cause la responsabilité individuelle,
on ne résoudra rien. Nous avons donc un devoir envers nous-mêmes,
indissociable d’un devoir envers les autres : celui d’assumer
et de supporter soi-même les conséquences de ses actes
ou de ses décisions sans imposer aux autres d’en porter
le fardeau. Le Dieu qui demande à Caïn « où
est ton frère ? » est un Dieu qui rend l’individu
responsable, qui le rend conscient de ses actes, de ses paroles et des
conséquences qui en découlent. Le même Dieu qui
parle à travers le Christ Jésus en disant « aime
ton prochain comme toi-même » et « va et fais de même
» continue à nous pousser dans le même sens. Il s’adresse
à des individus qu’Il rend allègrement responsables.
Le même Dieu inspire l’apôtre Paul pour nous dire dans
plusieurs textes comme celui de Galates 5, que nous pouvons assumer
nos responsabilités en toute confiance car, au préalable,
Dieu nous a rendus libres.
Une tendance insidieuse est d’éparpiller
la conscience de la responsabilité sur le compte de la société
au lieu de la diriger un peu plus sur l’individu. Nous sommes passés
du « responsable-coupable » au « responsable mais
pas coupable » pour finir dans le « ni responsable ni coupable
». Certaines méthodes de prévention entretiennent,
parfois par inadvertance, une culture de l’indulgence qui déresponsabilise
les individus. Par exemple le fait de concéder trop facilement
la circonstance sociologique lors d’une infraction alors que nombre
d’individus dans les mêmes conditions sociales ne commettent
aucun délit.
Afin de sortir de l’aveuglement collectif et des
comportements irresponsables et désastreux (incivilité,
démission parentale, lâcheté politique, «
accros » à l’assistance…), nous pourrions commencer
par parler un peu moins de la responsabilité d’une manière
générale et un peu plus de responsabilité individuelle.
Humainement parlant, l’individu est la seule instance pensante
et consciente d’elle-même où vit une intention, s’effectue
un choix, se prend une décision et s’exerce une volonté
agissante. Je crois que nous sommes encore, grâce à Dieu,
maîtres de notre destin dans la vie de tous les jours, dans nos
choix, dans nos Églises : plus nous assumons notre responsabilité
individuelle, plus nous sommes libres. 
Roberto
Beltrami