Dans un ouvrage paru ce printemps,
le polytechnicien André Chieng, s’appuyant sur les travaux
du philosophe François Jullien, tente d’apprendre à
ses lecteurs occidentaux quelques-uns des détours de la pensée
chinoise (André Chieng, La pratique de la Chine, Grasset, 2006).
Une pensée singulière qu’il affronte jour après
jour dans le monde des affaires. Premier concept abordé : la
vérité. Cette vérité que l’hebdomadaire
anglais The Economist réclamait des Chinois dans un article retentissant
de 2003.
Mais qu’est-ce que la vérité ? C’est la fameuse
question posée à Jésus dans la nuit de son agonie.
Et à laquelle les Chinois, montre Chieng, ont une réponse
d’autant plus fuyante que leur pensée est éloignée
de Platon. Elle ne fait pas de la vérité « une et
absolue » l’objet même de leur philosophie. Le mot
qui s’en approche le plus, dans leur langue, étant «
la voie », les sinologues citent volontiers Confucius, pour qui
« elle est inséparable de la nature humaine ». Bref
: la nature humaine étant changeante, vieillissante, que dire
alors de la vérité ? Elle peut être mauvaise et
destructrice, nous disent les Chinois : voyez les dégâts
qu’elle peut faire parfois ; et l’auteur de citer la manière
dont les autorités de Pékin, finalement, ont renoncé
(hors le procès de la Bande des Quatre), à rouvrir le
dossier de l’épisode, sanglant et terrifiant, de la Révolution
culturelle. Il n’y aura pas de Nuremberg dans l’Empire du
Milieu, malgré des millions de morts et de carrières anéanties.
Sur le sujet, Deng Xiaoping, pourtant victime des menées de la
femme de Mao et de ses acolytes, tenait des propos prudents et relativistes,
plus proches de notre populaire « Toute vérité n’est
pas bonne à dire » que de la passion du vrai, héritée
à la fois des Grecs et des évangiles. On préfère
s’exprimer de manière oblique. Dire non, tout de go, est
pour un Chinois, une impolitesse.
Intéressante
encore leur conception de l’authenticité. Qu’au palais
du prince Gong, à Pékin, la roche sur laquelle l’Empereur
Kang Xi a gravé le mot fu (bonheur), ait été repeinte
cent fois peut-être, et ne soit pas d’origine, importe peu
: c’est le graffiti de l’empereur. On peut inférer
ce que cette vision de l’authenticité entraîne au
plan des contrefaçons : même tancés par les pays
occidentaux, même mis en garde par l’OMC, il n’est pas
sûr que les Chinois aient notre regard sur l’inauthenticité
de leurs copies.
C’est donc une vision singulière de la vérité
qu’ils nous offrent, et dont nous parlent avec subtilité
Chieng et Jullien. Mais tout se passe comme si ces deux experts n’entendaient
pas le message de l’Economist. Car la grande revue anglaise s’en
prend moins ici à la nature complexe de la vérité
dans sa version chinoise – question passionnante – qu’à
la nature d’un régime communiste, autoritaire et arbitraire
; où la démocratie est trompe-l’œil ; les parlementaires
ne sont pas élus mais désignés ; où le peuple,
dont la moitié de paysans, reste éloigné du pouvoir.
Le mensonge est inscrit dans le mariage de la dictature et de l’économie
de marché. Particulièrement dans les liens incestueux
entre le personnel politique et les grandes affaires. Donc dans l’opacité
– entendez la corruption inévitable – qui les masque.
Et dans la répression, logique, des journalistes curieux et l’autocensure
de l’information Internet. La dernière session, en mars,
du Parlement chinois, donne l’image rassurante de la belle croissance
d’un empire, dont on nous assure que ses dirigeants s’efforcent
de la tenir sous contrôle. Ce langage lénifiant et monocorde
de tant de régimes communistes cache pourtant de formidables
tensions sociales, à commencer par la disparité croissante
des revenus – de trois à six fois – entre Chinois des
villes et Chinois des campagnes. Ces paysans dont on tarde de réformer
le statut, et que spolient sans vergogne les fonctionnaires locaux.
« Mentez moins », demande l’Economist aux leaders chinois.
Mais le peuvent-ils sans risquer de disparaître, et leur régime
avec eux ? 
Antoine
Bosshard