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Numéro 200 - Juin 2006
( sommaire )

Vivre

Un coup pour rien

Dans l’immense hall de la nouvelle Gare du Nord, je marchais pensivement, lorsque je reçus un assez violent coup de poing à l’épaule. Cela doit être, me suis-je dit, un ami trop costaud qui m’interpelle à sa manière. Tournant la tête vers l’auteur du coup, il ne me rappelait personne et n’avait pas l’air non plus de me reconnaître. C’était une jeune femme qui ne demandait rien, sauf peut-être que l’on fasse attention à elle. J’étais surpris, ne comprenant pas bien ce qu’il s’était passé, me demandant si je ne l’avais pas trop « approchée » par mégarde, perdu dans mes pensées. Nos regards se croisèrent. Le sien était à la fois agressif et pitoyable, comme si cette femme n’avait pas d’autre moyen pour se faire regarder que de frapper.

Comme j’étais en avance à mon rendez-vous, je m’arrêtai cinquante mètres plus loin et me retournai pour mieux comprendre. Elle envoyait un coup de poing à tous les hommes passant près d’elle. Ils n’avaient pas l’air surpris. Certains regardaient furtivement la femme, puis passaient leur chemin. D’autres ne se retournaient même pas, comme s’ils recevaient ce coup salutaire tous les matins, pour se réveiller de la somnolence du voyage. Une des jeunes victimes passa ensuite près de moi. Je l’interpellai, lui signifiant que j’avais subi le même traitement et m’en étonnai. Il était surpris de ma surprise, considérant que je n’étais pas à la page, que je sortais de ma campagne : « Ces coups-là sont courants de nos jours, il ne faut pas y prêter attention », me fit-il comprendre.

Petite violence de tous les jours, sans conséquence, sans gravité, juste pour casser l’isolement dans lequel chacun se trouve enfermé. Une violence qui n’est même plus de la violence. Autrefois, on se serrait la main. Aujourd’hui, on s’embrasse ou l’on cogne. Langage du temps qui n’émeut plus personne.

Et moi ? Aurais-je dû revenir sur mes pas ? Lui parler ? Tendre l’autre joue ? Comme le lévite, sur la route de Jérusalem à Jéricho, je passai à bonne distance. Personne n’a été le prochain de cette femme. feuille

Henri Persoz

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