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Numéro 201
Août-Septembre 2006
( sommaire )

Débattre

Michel Jas, président de l’association Évangile et Liberté s’est entretenu avec Bernard d’Espagnat, physicien renommé, qui a été théoricien au CERN à Genève, enseigna la philosophie des sciences à la Sorbonne et fut directeur du Laboratoire de physique théorique et particules élémentaires de l’Université Paris-XI (Orsay) de 1980 à 1987. Cet entretien porte sur la réalité, et la perception que nous pouvons en avoir.

Physique et réalité, entretien avec Bernard d'Espagnat

Le débat « science et foi » se faisait naguère à partir d’une dogmatique bien assurée puis à partir d’un réel tangible, distinct du regard qu’on pouvait porter sur lui. Le ciel était en haut, le monde tangible bien visible sous nos pieds ! Or, aujourd’hui, depuis la mécanique quantique, le réel se « déchosifie », se rapproche plus du probable (donc de l’incertain), de l’énergie ou de l’Esprit (le vivant nous échappe). Les notions de l’espace, de l’objet, de l’Esprit et de la causalité doivent être repensées en philosophie des sciences. Elles doivent être aussi repensées par les croyants-douteurs modernes et post-modernes que nous sommes.

« Déjà la physique classique nous apprenait qu’alors que le caillou est pour nous le symbole du “plein”, il est, en fait, principalement constitué de vide (le vide entre les noyaux et les électrons). Mais la non-séparabilité nous laisse entendre qu’à rigoureusement parler il n’existe même pas en qualité d’être distinct. Que son “état quantique” est “enchevêtré” (c’est le mot technique) avec celui de tout le reste de l’univers » (Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002, p. 25). Bernard d’Espagnat, contre la vision classique (mécaniste) du monde, prend ensuite l’image de l’arc-en-ciel qui existe de façon indépendante de nous, mais certaines de ses propriétés dépendent de notre observation ! Il en serait de même pour les atomes ! Pas plus que Dieu, le monde ne serait donc un objet « en soi ». Avec les deux réponses qui suivent aux questions que je lui ai posées, Bernard d’Espagnat montre précisément qu’en ce qui concerne la vision du monde, notre appréhension du réel est une construction intellectuelle collective ; elle nous conduit à une attitude d’humilité devant une vérité et une réalité qui toujours se dérobent. feuille

Michel Jas

photo de galaxieMichel Jas : Que pourriez-vous dire du monde des galaxies ou des particules qui nous entoure et nous traverse ?

Bernard d’Espagnat : Saint Augustin est arrivé au christianisme par l’intermédiaire du platonisme et, comme le Platon du mythe de la caverne, il jugeait que nos sens nous trompent. Selon Étienne Gilson il avait même une théorie de la sensation qui allait très loin dans ce sens. Il jugeait en effet que l’inférieur ne peut modifier le supérieur, de sorte que nos sensations ne sont pas passives mais actives. Nous les construisons, en somme, nous-mêmes, car l’incitation externe qui les provoque n’en détermine pas les détails. On peut voir là une sorte de préfiguration de la thèse kantienne selon laquelle ce que la recherche empirique (y compris la scientifique) nous révèle ce n’est pas le Réel en soi mais seulement les phénomènes : le Réel vu à travers le prisme, partiellement ou (selon Kant) totalement déformant de notre équipement sensoriel. Or ce que l’étude de la mécanique quantique m’a montré c’est qu’en cela l’intuition de saint Augustin et de Kant était juste. La recherche scientifique nous fait certes connaître la « réalité empirique », dans laquelle nous sommes, ici-bas, totalement immergés, mais celle-ci – l’ensemble des phénomènes – est, en ce qui concerne ses structures contingentes, essentiellement une construction collective de notre esprit, et il est devenu impossible, pour des raisons en provenance de la physique elle-même, de l’identifier au réel en soi, alias à l’Être ou à l’Un.

Ce que je dis du monde des galaxies et des particules élémentaires c’est donc précisément cela. Les unes et les autres ne sont que des phénomènes, c’est à dire des modes d’apparence à nos yeux d’un Quelque Chose, auquel discursivement nous n’avons, très probablement, pas vraiment accès. Qu’il en aille ainsi en ce qui concerne les premières, les particules dites élémentaires, c’est ce qui résulte de l’analyse serrée de la théorie des phénomènes rangés sous cette appellation. Et pour ce qu’il en est, tant des objets à notre échelle que des galaxies cela s’infère du fait que la théorie en question paraît bien être universelle.

Certes, l’idée que la science, si apte à la synthèse des phénomènes, ne nous décrit pas la réalité-en-soi est assez difficile à assimiler. On se dit que si nos descriptions scientifiques sont si efficaces dans la prévision de ce que l’on observera ce ne peut être que parce que ces descriptions sont conformes, en gros, à cette réalité. Et bien entendu la simplification que toute vulgarisation entraîne nous renforce encore dans cette opinion. Mais il faut savoir que les scientifiques sont beaucoup moins affirmatifs à cet égard et que, en particulier, presque tous les grands fondateurs de la si puissante physique du XXe siècle (qui se continue au XXIe !) sont parvenus à leurs découvertes par un cheminement de pensée écartant tout à fait l’opinion en question.

M. J. : On parle de quatrième dimension, de matière noire ou de théorie des cordes. La gravitation serait une déformation de l’espace-temps. Les débats « science et foi » passionnent les croyants ou agnostiques que nous sommes. Le scientifique est-il conduit à croire à quelques « mondes parallèles » ?

B. E. : L’un des inconvénients de la vulgarisation est de mettre sur le même pied ce qui est scientifiquement assuré et ce qui est conjectural. Pour l’heure la matière noire est une énigme et les théories des cordes et des « mondes parallèles » de simples hypothèses. En revanche le fait que la gravitation n’est qu’une déformation de l’espace-temps a été confirmé par nombre d’observations astronomiques et on peut dire que la totalité des physiciens et astrophysiciens le tiennent aujourd’hui pour assuré. Quant à savoir si cet espace-temps n’est lui-même qu’un phénomène, comme ma réponse à la question précédente semble le suggérer, on ne peut encore l’affirmer. Mais il reste que déjà la réduction de la gravitation à une déformation de l’espace-temps, constitue un exemple qui vient à l’appui du contenu de cette réponse puisqu’il établit que même un phénomène, la force de la pesanteur, que nous percevons avec la plus grande évidence n’est finalement qu’une apparence. Je déplore que les limites de cette communication m’aient obligé à rester schématique et, de ce fait, un peu abrupt. feuille

Pour en savoir plus : Bernard d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002

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