Notre monde oscille.
Il oscille entre mondialisation et repli sur soi, entre globalisation
et bien-être personnel. Au gré des informations, désormais
en temps quasi-réel, nous constatons jour après jour le
redoutable effet de ces oscillations. Face à la puissance économique
sans frontières, certains peuples ou certaines personnes se sentent
gagnés par une forme de désespoir qui les mène
sur les chemins du radicalisme et de la violence. Du « choc des
civilisations » à la violence de groupes identitaires incontrôlables
dans les cités, le constat est rude : il existe une certaine
sauvagerie dans notre monde qui se veut civilisé. On aurait tort
de ne pas chercher à comprendre les racines des intégrismes
religieux ou des phénomènes de bandes dans nos villes.
Ils sont sans doute le symptôme d’une maladie grave, d’une
sorte d’anorexie identitaire. Et dans ce monde qui se cherche,
nous avons parfois le sentiment de nous chercher aussi : qui sommes-nous
? Qu’est-ce qui nous donne de l’identité ? Est-ce notre
individualité ou la communauté à laquelle nous
appartenons ?
L’héritage du passé
Le langage sociologique peut nous aider à décrypter
les chemins parfois complexes de notre identité. Le XXe siècle
a connu plusieurs phases : la sortie de la modernité, la post-modernité
et l’hyper-modernité. La modernité issue du XIXe
siècle reposait sur l’idée d’un progrès
de l’humanité grâce à la connaissance. Plus
la science avançait, plus le bonheur était à notre
porte. Chacun avait alors un rôle bien précis dans une
sorte d’organigramme de la société de production.
Ne parlait-on pas de « classe ouvrière » ? Autrement
dit, c’était la fonction qui donnait de l’identité.
Le plus souvent ces fonctions étaient quasi héréditaires.
On a conservé de cette vision du monde l’habitude de se
présenter, jusque devant la justice, en déclinant son
nom et sa profession, comme si celle-ci était le cœur de
notre identité… Les femmes avaient une autre « production
», celle des enfants. Une femme était une mère.
C’était sa fonction et donc son identité. On pourrait
résumer cette vision moderne du monde par l’adage : «
une place pour chaque chose et chaque chose à sa place ».
Terrible enfermement de l’être humain comme « objet
de production », mais aussi sécurité identitaire.
La fragmentation post-moderne a gagné du terrain,
en même temps que la science montrait ses limites éthiques.
Car la science, c’est aussi Auschwitz et Hiroshima ! L’être
humain s’est mis à rejeter les appartenances identitaires
trop « programmées ». Un fils d’ouvrier n’était
pas forcément ouvrier. Chacun désormais pouvait avoir
un « parcours de vie ». Il se forgeait, librement et joyeusement,
sa propre identité. Bien sûr, les psychologues nous ont
rappelé que la liberté totale n’existe pas, que nous
sommes « conditionnés ». Mais conditionnement ne
vaut pas programmation. Les chemins de la liberté individuelle
s’ouvraient alors tout grand devant nous. Du coup, la notion de
communauté perdit de son importance. L’identité nationale,
religieuse ou régionale continua à fonctionner mais comme
adjuvant identitaire librement choisi. Ne rien imposer, tout choisir.
L’individu était enfin remis à sa vraie place : le
centre. La plus grande vertu devint « l’authenticité
». Comme Jean de Florette qui cultive ses « authentiques
», chacun de nous cherchait sa cohérence personnelle en
glanant ici ou là des éléments de son identité.
Par exemple, en matière de religion, la mode fut au « je
prends le meilleur de chaque religion ». Tout paraissait si simple
dans cette société du droit sans devoir, de la liberté
sans responsabilité.
La nécessité des « communautés
intermédiaires »
Mais la recherche de soi trouva ses limites. À
trop se chercher, on oubliait que l’on vit dans une société
humaine. Et le réveil fut violent. La société sans
frontières rime désormais avec mondialisation implacable
et génératrice de pauvreté. La liberté individuelle
demeure, mais elle est un luxe inaccessible à la majeure partie
de la planète. Chacun peut se sentir un peu perdu. Chacun peut
être rejeté. Du coup, cette nouvelle phase, l’hyper-modernité,
s’accompagne au mieux d’une sorte de fatalisme, au pire d’une
révolte. Aujourd’hui, à force de vouloir être
nous-mêmes, dans une sorte de nudité individuelle au sein
d’une jungle hostile, nous sommes devenus fragiles. Il nous faut
de nouveaux habits identitaires pour nous protéger. C’est
dans ce contexte-là que l’on constate le développement
de ce que l’on pourrait appeler les « communautés
intermédiaires ». Entre une identité nationale,
européenne, ou mondiale, dont l’échelle paraît
trop grande et éloignée de l’existence quotidienne,
et une affirmation de soi devenue problématique, je cherche d’autres
« niveaux » communautaires. Pour reprendre l’expression
chère à Françoise Dolto, nous vivons le «
complexe du homard ». Cet animal étrange, lorsqu’il
mue, n’a plus de carapace ; il est fragile. Nous sommes en mue,
à la recherche d’une nouvelle carapace. Ce peut être
une religion, une culture, une préférence sexuelle, un
sport ou même un quartier ou un immeuble. Cette communauté
revendiquée fonctionne alors comme marqueur identitaire fort,
avec ses propres codes (vestimentaires notamment) et ses propres langages.
Ces communautés intermédiaires sont très
variées mais elles ont des points communs. Tout d’abord,
elles génèrent en leur sein une forme très poussée
de solidarité. On ne laisse pas tomber, contrairement à
la société globale, un « frère » membre
de la même communauté. On organise des rassemblements émotifs
où l’on se sent « entre nous », « en famille
». On y affirme fortement, et de plus en plus, son identité.
Ce peut être les JMJ, la Gay Pride, le rassemblement au musée
du Désert, le dîner du CRIF. Ce peut être aussi les
manifestations sportives où les supporters d’un club ou
d’un pays se sentent soudainement « reliés »
(racine du mot « religion »). En d’autres termes, la
fraternité si difficile à construire au niveau de toute
une société trouve ici son expression naturelle. Les religions
monothéistes rentrent parfaitement dans ce schéma, d’autant
plus qu’elles ont mis la fraternité au cœur de leur
conviction. Mais ces communautés intermédiaires ont un
autre aspect, sans doute plus problématique. L’identité
qu’elles procurent est une identité « en opposition
». Elles se nourrissent d’un bouc émissaire qu’elles
se donnent. Celui-ci peut être un peuple, la société,
une autre religion, une autre Église (voir nos définitions
du protestantisme comme un « négatif » du catholicisme…),
le club rival (PSG, OM par exemple…). La fraternité se limite
aux frontières de la communauté. C’est sans doute
l’une des racines principales des violences du monde ou de nos
villes.
Le rôle du politique
Face à cette réalité, le politique
doit reprendre l’initiative. Son rôle est de construire une
société et donc une fraternité. Il ne s’agit
pas de nier la réalité et l’importance de ces communautés
intermédiaires. Certains discours en France se contentent d’invoquer
la « laïcité » censée, telle une baguette
magique, régler tous les problèmes en effaçant
les identités particulières. Cela revient à nier
l’état réel de notre société, qui n’est
plus la IIIe République ! En revanche, se contenter de l’identité
fournie par ces communautés intermédiaires revient à
encourager la fragmentation sociale, génératrice de tensions
dangereuses. Sans doute existe-t-il une troisième voie, pas encore
assez explorée : celle d’une « autorité concertée
». Nous devons donner la parole à ces communautés
intermédiaires, mais en les prenant pour ce qu’elles sont.
À aucun moment, elles ne doivent se substituer à la communauté
nationale. La loi doit être la même pour tous. Mais autorité
et dialogue peuvent fonctionner ensemble. Il nous faut comprendre les
racines des malaises identitaires pour mieux construire la société
humaine. 
Jean-Marie
de Bourqueney