Michel Serres, dans
Le Tiers-instruit (Paris, François Bourin, 1991) décrit
l’inévitable métissage de tout homme qui vit en société
: « Je suis en réalité tous ceux que je suis dans
et par les relations successives ou juxtaposées dans lesquelles
je me trouve embarqué […] » Dans Croire en Dieu dans
un monde scientifique (Paris, Le Cerf, 1975) A. Delzant part de ce même
constat et mentionne la nécessité pour les chrétiens
de s’ouvrir aux autres cultures et religions : « Personne
n’a une signification qui lui soit propre, c’est-à-dire
indépendamment des autres hommes et du monde. […] Celui
qui, habitant la communauté et habité par le Christ, se
décide à partir hors des groupes clos, des habitudes acquises,
qui prend le parti de sortir d’un monde et d’aller dans un
autre, au loin, poursuit par son travail l’œuvre de Dieu qui
déjà s’est effectuée en lui. La rencontre
des autres, différents par la culture, par leur passé,
n’est pas une raison de se conforter dans ses propres raisons de
croire mais la recherche de ce qui manque. »
Métissage et syncrétisme
Michel Serres souligne la richesse du métissage,
A. Delzant celle de la recherche, dans l’autre, d’un manque.
N’est-on pas proche d’un syncrétisme religieux dépoussiéré
de l’image négative qu’il a encore ? Le christianisme
est, et a toujours été, culturellement syncrétiste.
Alors, pourquoi rejeter un syncrétisme ancré dans une
identité religieuse affirmée mais perméable à
des évolutions interprétatives et conceptuelles cohérentes
? On peut citer de grands mystiques qui ont vécu deux religions
:
– Henri Le Saux, bénédictin, partit
en Inde pour comprendre la mystique hindoue de l’advaïta (non
dualité) et vivre authentiquement ses deux traditions, comme
il est cité dans Vivre de plusieurs religions (Paris, Éditions
de l’Atelier, 2000) : « Le mieux est encore, je pense, de
tenir, même en tension extrême, ces deux formes d’une
unique foi jusqu’à ce qu’apparaisse l’aurore.
»
– Shigeto Oshida, maître bouddhiste zen japonais,
de père bouddhiste et de mère shintoïste se fit bénédictin
et garda ses racines bouddhistes ; d’où son constat dans
Les voies de l’Orient n°90 (Bruxelles, 2004) : « Le temps
est venu où il nous faut apprendre mutuellement ce qui est précieux
à garder de chaque tradition… Ne s’agit-il pas pour
tous de se laisser envahir, transformer, convertir par la vie divine
? »
– Gandhi, dans sa recherche de la Vérité
et sa conviction du pouvoir de la non-violence, enraciné dans
sa culture et sa religion bouddhiste a été fasciné
par la personne de Jésus et le Sermon sur la montagne.
Alors que se multiplient mariages et échanges
pluri-culturels et pluri-religieux, ne peut-on pas parler d’adhésion
à une communauté religieuse plutôt que d’appartenance
à une Église pour laisser au croyant un espace de liberté
? En effet, si un chrétien s’approprie des conceptions inhérentes
à d’autres religions, il accepte de voir transformées,
altérées ses propres convictions religieuses : c’est
un bon usage du syncrétisme. Les notions bouddhiques ou hindouistes
de voie, de vide, de non-dualité peuvent faire évoluer
les concepts chrétiens concernant Jésus, le Christ, la
kénose (NDLR : dépouillement du Christ dans l’incarnation),
Dieu… Cette démarche permettrait de revivifier le christianisme
par une autre lecture de la Bible et une autre interprétation
de ses mythes et mystères. Alors il serait préférable
de substituer au terme de « croyant » celui de « pèlerin
» ou de « chercheur de Dieu ». On peut citer Dieu
puisque la bi-appartenance implique l’unicité de l’Ultime.
Ce chrétien se situera « à la frontière
» et saisira toutes les occasions de vivre une autre tradition
religieuse au plus profond, comme une expérience de compréhension,
d’intégration et de fraternité mais en restant solidement
ancré dans sa propre tradition qui s’en trouvera renforcée.
Bi-appartenance religieuse
À première vue, une bi-appartenance paraît
équivoque. Elle l’est moins pour les mystiques qui adhèrent
à une spiritualité plutôt qu’à une religion
dogmatique, ou pour des chrétiens qui cherchent à privilégier
l’intériorité comme approche de l’Ultime en
s’ouvrant à une religion asiatique. B. Durel, dominicain
français écrit dans Les Voies de l’Orient n°90
: « Certains parlent de pratiquer deux religions ou d’être
religieusement bilingues. Si l’on comprend cela comme un changement
de mode de pensée ou comme un autre système de symboles,
l’échec est certain. Il n’y a que si l’on est
parvenu à lâcher prise et à mourir qu’un bilinguisme
peut devenir fructueux et plein de sens. » L’analogie entre
bi-appartenance et bilinguisme est parlante : dans une situation donnée,
pour un bilingue une des langues vient spontanément à
l’esprit et pour un bi-religieux une des traditions plutôt
que l’autre induit spontanément une intuition religieuse
spécifique. Mais, comme un individu a une seule langue maternelle,
il ne peut avoir qu’un seul centre de gravité religieux
avec, éventuellement, une affiliation avec une autre tradition.
Dans ce sens, la bi-appartenance se distingue de la conversion qui est
rupture, changement d’identité religieuse mais qui n’évite
pas une tension avec la religion première.
Ce sont ces « pèlerins bi-religieux »,
ouverts à l’altérité, qui seront aptes à
énoncer en termes plus universellement compréhensibles
les fondements de leur religion. Comme l’écrit J. Dunne
dans The way of All Earth (Sheldon Press, 1972) : « Le saint de
notre temps n’est pas une figure comme Gautama ou Jésus
ou Mahomet […] mais une figure comme Gandhi, un homme qui traverse,
passant de sa propre religion à d’autres grâce à
une compréhension empathique, et qui revient avec de nouvelles
perspectives sur la sienne. Traverser et revenir est, semble-t-il, l’ouverture
spirituelle de notre temps. »
Une rencontre de la différence
Dans Le Dialogue (Paris, Desclée de Brouwer, 2002),
François Cheng, qui a adopté la France, décrit
l’expérience de bi-culture et de bilinguisme d’un immigré
: « Habité à présent par l’autre langue,
sans que cesse en lui le dialogue interne, l’homme aux eaux souterraines
mêlées vit l’état privilégié
d’être constamment soi et autre que soi, ou alors en avant
de soi. Sa perspective ne saurait être autre que multidimensionnelle.
» Puis Cheng témoigne de son expérience : «
J’étais, pour tout dire, devenu quelqu’un d’autre,
indéfinissable peut-être mais autre. Il me fallait sans
doute m’arracher d’un terreau trop natif, trop encombré
de clichés – un terreau, répétons-le, qui
ne sera nullement abandonné, qui, au contraire servira de substrat,
d’humus – afin d’opérer une plus périlleuse
métamorphose, d’inaugurer un dialogue radical. […]
Entre le terreau ancien et toutes les nouvelles plantes que j’y
ai fait pousser s’est opéré, à n’en pas
douter, un fécond va et vient. […] Une force inconnue, grande
en moi, m’a poussé à devenir ce “pèlerin”,
ce “quêteur” qui tente de renouer non pas tant avec
le passé qu’avec ce qui peut advenir. » Ces propos
sont tout à fait adaptés à une expérience
de bi-appartenance religieuse au sens où nous l’entendons.
Le « bi-religieux » devra garder le terreau
de sa religion ancienne puis oser en sortir pour aller vers l’autre.
Par contre il sera toujours difficilement accepté par l’autre
et, revenant dans sa propre religion, il éprouvera peut-être
un sentiment d’étouffement car, comme le dit le jésuite
indien et maître zen A. Samy dans Vivre de plusieurs religions
« n’avoir qu’une tradition fait de vous un esclave ».
Florence Lacour-Bourgoin décrit dans Chemins d’exil (Paris,
Desclée de Brouwer, 1999) l’impression de liberté
et d’ouverture qu’elle a ressentie : « L’éloignement
de ma terre, des miens, de ma culture, de ma langue a mis à nu
et amplifié en moi “l’essentiel” que chacun porte
en soi. Les retours “au pays” ont été une confrontation
à l’altérité… La rencontre de la différence
m’a enseigné l’hétérogénéité,
la diversité, l’universalité de l’être
humain… L’ailleurs est fondamentalement en moi, il me nourrit,
il me porte en avant. » 
Robert
Serre