Beaucoup se demandent
si la fête chrétienne de Noël nest pas irrémédiablement
abîmée par lexcès de consommation auquel elle
donne lieu. Celui-ci serait dautant plus choquant quil contrasterait
de manière flagrante avec le dénuement et lauthenticité
de la scène originelle à laquelle la fête renvoie
: la naissance de Jésus. Ce contraste souligne, à lui
seul, la profonde laïcisation dont Noël est lobjet.
De païen quil était, comme fête du solstice
dhiver et de la lumière renaissante, le Noël religieux
serait redevenu païen, tel un juste retour des choses
Mais
au lieu de sarrêter à ce constat ou de sombrer dans
une désolation culpabilisante et stérile, ne pourrions-nous
pas reconnaître, derrière les raisons du succès
de cette fête, la spiritualité toute laïque et profane
du Noël contemporain ?
Un christianisme en fête
Il convient déjà de se réjouir que
le christianisme ait donné au monde une fête populaire
dune telle ampleur. Jésus na-t-il pas commencé
son ministère public en se rendant à une fête de
mariage, quil a sauvée de lennui en changeant leau
en vin ? La fête fut à Cana, comme elle lest toujours,
une occasion de résister à la tristesse, dembellir
le monde, envers et contre tout, de le rendre plus harmonieux, plus
jouissif. Le geste inaugural de Jésus qui, à sa manière,
annonce déjà la résurrection et la victoire de
la vie sur la mort, met en question ceux qui voient dans le christianisme
une condamnation du plaisir et qui le brocardent comme religion de la
frustration et de linterdit. Jésus est dabord identifié
dans lÉvangile comme celui qui transforme de leau
en vin ; le christianisme commence par une belle fête où
le plaisir et la joie sont de mise.
Une douce régression
Du fait de la nativité, Noël est pour beaucoup
la grande fête de lenfance. Derrière lenfant
fêté, qui se retrouve parfois symboliquement associé
à lenfant Jésus de la crèche, cest
lenfance que chacun de nous peut retrouver en lui-même et
rappeler à ses bons souvenirs, qui peut être fêtée.
Comme le remarque Laurent Gagnebin dans son ouvrage Pour un christianisme
en fêtes (Église réformée de la Bastille,
1996), Noël fonctionne comme un rite de passage inversé
sur le plan temporel. On ne va plus de lenfance vers ladulte,
mais de ladulte vers lenfance. Cette dimension légèrement
régressive de la fête est sans doute lune des raisons
de son succès contemporain. Ce passage vers lenfance allège
en effet, le temps dune fête, le poids que représentent
pour beaucoup les obligations sociales à la responsabilité,
à la maîtrise, au sérieux. Autant dexigences
que le réveil de lenfant qui sommeille en chacun met délicieusement
entre parenthèses
La féerie dun instant
Autre raison du succès de Noël : son enchantement.
Celui-ci passe par une théâtralisation parfois prononcée
de certains objets censés signifier la fête elle-même
: lumières, nourriture, cadeaux, etc. « Tout est théâtral
dans Noël, écrit le sociologue Isambert dans Le sens du
sacré (Paris, éd. Minuit), depuis le petit théâtre
de la crèche jusquà lapparition de larbre,
toutes autres lumières éteintes
Le ciel étoilé
pénètre dans la pièce où le sapin sillumine
; lintimité se concentre au pied de larbre de lumière,
cependant que le plafond et les murs oubliés laissent séchapper
limagination aux extrémités du monde pacifié.
Alors lenfant prête ses yeux et le cadeau devient merveille,
profusion inépuisable. Le rêve sest fait chair. »
Cet enchantement est dautant plus fort quil
recrée, lespace dun temps très bref, un monde
qui apparaît lui-même comme un monde enchanté ou,
du moins, pacifié et plus harmonieux. Ne parle-t-on pas à
cette occasion de la « trêve des confiseurs » ? Un
film récent, Joyeux Noël, rappelait un épisode émouvant
de la guerre 14-18 : des soldats français, anglais et allemands,
sortant de leurs tranchées respectives pour fêter Noël
ensemble ; miracle de paix et de vie tout aussi majestueux que dérisoire.
Cette pacification est peut-être dautant plus démonstrative
et exubérante quon la sait fragile ou même fictive.
La fête de Noël fonctionne socialement comme un masque carnavalesque
qui transfigure le monde et ses champs dhorreur en théâtre
de joie. Toute fictive quelle soit, la mise en scène de
ce bonheur, à linstar du carnaval, entend faire croire
que lhumanité est capable de générosité,
damour partagé et de paix. Noël ne veut-il pas nous
faire croire que le Père Noël existe ?
De lintime à luniversel
Cet enchantement contribue aussi à donner à
la fête une dimension mystérieuse et magique, qui va teinter
en retour notre manière de nous référer à
lévénement religieux auquel la fête renvoie.
Il y a là, en effet, une étonnante collusion entre lenchantement
de la fête du Noël laïque et une certaine compréhension
de lincarnation, pensée comme le mystère dun
Dieu qui, se faisant homme, ré-enchante le monde lui-même.
Relevons dailleurs que là où la fête de Noël
nous replie sur notre propre enfance, elle est aussi porteuse dune
dimension plus universelle. Ce nest pas seulement lenfant,
mais lenfance, ce nest pas seulement ma famille, mais la
famille, ce nest pas seulement la maison qui est décorée,
mais la ville dans son ensemble. Le message théologique de Noël,
compris comme fête de la naissance dune parole de salut,
dit bien quelque chose de lincarnation qui concerne chacun et
lhumanité tout entière. Comme le relève le
théologien Gérard Delteil, dans un article quil
consacre à cette fête (Études théologiques
et religieuses), Noël se situe dans cette tension entre, dun
côté, le repli sur soi, le resserrement des liens du foyer,
lintime, et, de lautre côté, louverture
des frontières séparant les hommes, la vision dune
humanité réconciliée.
La grâce du don
La fête de Noël, remarque encore Gérard
Delteil, peut aussi être interprétée comme une véritable
mise en scène du don du ciel. Le cadeau, et plus généralement
ce quil signifie : lattention, la bienveillance, la générosité,
se trouve ici au cur de la fête. Ce cadeau, parce quil
est offert systématiquement, à date commandée,
de manière non conditionnée, apparaît toujours comme
étant un peu plus que le cadeau lui-même. Il fait signe
dune bienveillance qui nous dépasse, dune générosité
qui nous comble indépendamment de nous, tel un écho à
la notion même de grâce. Cest encore plus probant
lorsque le cadeau est anonyme, avec la fameuse croyance au Père
Noël. Comme lécrit Delteil, celui-ci apparaît
comme le « donateur légendaire, qui préserve cette
origine céleste du cadeau et lui confère une apparence
féerique ». Isambert, ajoute que ce cadeau est le signe
dune « merveilleuse abondance gratuite exceptionnellement
offerte ».
Retenir le temps qui passe
Noël, avec le cortège de souvenirs quil
porte en lui, sert bien souvent de repère dans le déroulement
de notre propre histoire. Que faisions-nous à Noël dernier
? Comment le passions-nous, enfant ? Et comment oublier tous ces proches,
aujourdhui disparus, que nous aimions retrouver alors ? La fête
de Noël sapparente ici à une fête danniversaire,
par sa capacité à retenir le temps qui passe. À
quelques jours de lachèvement de lannée civile,
cest bien la continuité de la vie familiale et sociale
qui se trouve ici réaffirmée. Mais cest aussi, à
travers le don, la dépense, lexubérance, une manière
de saffirmer, de se montrer, de se donner, et de conjurer par
là même une certaine angoisse liée à la fuite
du temps, à linconnu de lavenir.
Fêter Noël, donner raison à son succès,
ne doit pas faire oublier le malaise profond que la fête peut
aussi engendrer. La débauche de consommation, le caractère
absurde des fêtes obligatoires, leffroyable sentiment de
solitude que ces festivités sociales peuvent produire, sont autant
de trouble-fêtes qui gâchent lévénement.
Il nen demeure pas moins quà travers la nature tout
ambiguë et paradoxale de la fête, Noël reste une invitation
à croire en la possibilité dun enchantement et en
la promesse davenir et de nouveauté que porte en elle toute
nouvelle naissance.
Camille
Jean Izard