La cène ou eucharistie
a toujours opposé catholiques et protestants. Au dix-septième
siècle, en France, 97 % des livres de controverse entre les deux
confessions en traitent, et il ne reste que 3 % pour les autres sujets
de désaccord (la Bible, la grâce, Marie, le pape). La querelle
se centre sur la doctrine de la transsubstantiation (changement de la
réalité du pain et du vin en corps et sang du Christ)
affirmée par le Concile de Trente (convoqué dans la ville
italienne de Trento par le pape Paul III en 1545), catégoriquement
rejetée par les réformés qui y voient une idolâtrie
puisqu’elle entraîne la divinisation de l’hostie consacrée.
Aujourd’hui encore, dans les relations œcuméniques,
la cène reste une pomme majeure de discorde et malgré
de nombreux efforts, on n’arrive pas à rapprocher les points
de vue. Le débat porte principalement sur l’hospitalité
eucharistique : une Église peut-elle inviter les fidèles
d’une autre Église à sa table de communion, sans
leur demander, pour cela, de renier leurs convictions propres ? Beaucoup
d’Églises protestantes (ainsi l’Église Réformée
de France) le font. Le catholicisme romain s’y refuse ; il n’accepte
des protestants qu’à des conditions qui équivalent
à une abjuration. Mais cette rigidité est plus affirmée
que pratiquée : dans les faits, jamais aucun contrôle ne
s’exerce et beaucoup de prêtres, Dieu merci, enfreignent
une règle qu’ils jugent excessive. Il n’en demeure
pas moins que cette règle, même si elle est plus théorique
qu’effective, entraîne quantité de frictions, de tensions
ou d’affrontements entre les Églises. Ce que nous appelons
communion est toujours un des facteurs majeurs de division.
Deux publications récentes (elles datent de 2005)
montrent que des évolutions intéressantes se produisent
et laissent espérer des changements sur ce point.
1. Trois centres d’études universitaires œcuméniques
(Strasbourg, Tübingen, Bensheim), qui réunissent théologiens
catholiques et protestants, viennent de publier une brochure commune
intitulée Le partage eucharistique entre les Églises
est possible (Academic Press, Fribourg). Elle est malheureusement
rédigée dans le style indigeste habituel des documents
interreligieux (des thèses suivies de commentaires), mais elle
a le mérite de souligner que le refus de l’hospitalité
eucharistique contredit les principes mêmes du catholicisme
; suffisamment de choses rapprochent les chrétiens de diverses
confessions pour que cette interdiction soit illégitime. L’ouverture
reste cependant limitée ; je n’ai pas eu le sentiment
qu’elle s’étend jusqu’aux protestants qui, comme
moi, se situent dans la ligne de Zwingli, et ce document n’amorce
nullement la révision de la conception du sacrement qui me
paraît nécessaire.
2. Avec une liberté, une vigueur, une humanité et
un sens pastoral qui m’ont impressionné, un prêtre
breton non conformiste (Jean-Pierre Bagot, Propos intempestifs sur
l’Eucharistie, Cerf, Paris) va plus loin. À partir d’analyses
fines, claires et bien informées, il voit avant tout dans l’eucharistie
un repas communautaire. Il écarte les notions de sacrifice
et de présence réelle (si elles ont eu de la pertinence
autrefois, elles n’ont plus grand sens dans notre culture) et
il insiste sur le partage fraternel qu’il juge central et déterminant.
Il affirme qu’il croit ce que le Pape croit et veut que les catholiques
croient, mais qu’il le dit dans un langage différent.
Je le souhaite, sans en être convaincu. En tout cas, son livre
indique la voie de ce dépassement des doctrines et de relativisation
des rites qui me manquait dans le texte des instituts œcuméniques.
Il ne faut pas exagérer l’importance de ces
deux écrits. Il paraît peu probable qu’ils conduisent
l’Église romaine à modifier ses positions et déclarations
officielles. Je me réjouis cependant de tout cœur que des
théologiens catholiques, des prêtres prennent des initiatives
et proposent des thèses peut-être risquées qui témoignent
d’un changement positif de climat et d’une ouverture fraternelle
aux autres. 
André
Gounelle