Depuis que l’homo
sapiens a pris conscience qu’il était dominé par
les forces de la nature, il a été tenté de représenter
ces forces, afin sans doute de pouvoir entrer plus facilement en contact
avec elles, dans le but de les rendre favorables à l’homme
par le biais de la prière et des rites. À partir de cette
hypothèse, d’autres facteurs entrent en jeu pour tenter
d’expliquer la présence ou non de représentations
du divin.
1. Le nomadisme ou la sédentarité. Il semblerait
que les nomades aient eu moins de représentations du divin que
les sédentaires. Cela tient, peut-être, à la difficulté
du transport des images. Le nomade s’allège le plus possible.
2. Une conception anthropomorphique ou, au contraire,
spirituelle de la divinité. Le cas le plus révélateur
nous est donné lors de la réforme amarnienne de la religion
égyptienne antique. Voulant établir un culte spirituel
du soleil, le pharaon Akhenaton supprime toute représentation
du divin, à l’exception du disque solaire. Privilégiant
ainsi une image conforme à la réalité au détriment
d’une caricature anthropomorphique du soleil. Le refus de la représentation
du divin s’accompagne, logiquement, d’un développement
de l’altérité et de la transcendance du dieu. En
ne le représentant pas, le religieux veut souligner la distance
qui existe entre le divin et l’humain, le céleste et le
terrestre. La représentation du divin cherche, au contraire,
à établir des liens de ressemblance, de parenté,
voire de nature entre les deux mondes.
Ces deux facteurs se sont, peut-être, combinés
au sein des religions juive et musulmane pour refuser les représentations
divines. Yahvé et Allah sont, sans doute, les divinités
les plus transcendantes de toute l’histoire des religions. Mais
il semble que cette caractéristique tienne plus à une
volonté religieuse qu’à une tendance ethnique ou
culturelle. En effet, l’histoire nous révèle qu’à
l’origine les hébreux et les arabes représentaient
leurs dieux. Ce n’est qu’à partir de l’exil que
le judaïsme interdira les représentations, et ce n’est
qu’avec l’islam que les arabes feront de même. Dans
les deux cas, la volonté de se différencier des autres
religions, qualifiées d’idolâtres, a été
déterminante. Nous avons là un troisième facteur
favorable à l’iconoclasme : l’établissement
et la sauvegarde d’une identité particulière.
L’interdit de l’image dans l’islam
La tradition musulmane rapporte que lorsque Mahomet fit
la conquête de La Mecque, il détruisit les idoles de la
Ka’aba et professa l’interdiction absolue de toute représentation.
Pourtant le Coran n’interdit pas explicitement les
images. Cette interdiction est implicite dans les versets qui proclament
l’unicité d’Allah (2,163), son pouvoir créateur
(6,102), son inaccessibilité (2,255), et le fait que rien n’est
semblable à lui (42,11). D’autre part, Allah est présenté
comme « le premier et le dernier, celui qui est apparent et celui
qui est caché » (57,3), et au delà de ce que l’être
humain peut imaginer (6,100).
Ce sont surtout les paroles du prophète rapportées
par la tradition (les hadiths) qui attestent l’interdiction de
l’image en islam. Il y est dit que « des anges ne peuvent
pas pénétrer dans des maisons où se trouvent un
chien, une image ou une personne impure », ou encore qu’au
jour du jugement, on demandera à ceux qui ont fabriqué
des images au cours de leur vie de leur insuffler la vie ; s’ils
en sont incapables, ils iront en enfer.
Mais les choses ne sont pas aussi claires que ce que
ces hadiths veulent enseigner, car on trouve dans ces traditions beaucoup
de divergences en ce qui concerne les représentations. Il faut
savoir qu’en arabe le mot « Soûrah » désigne
aussi bien les statues et les idoles que les gravures, les illustrations
et les images peintes. Certaines traditions laissent supposer que toutes
formes d’images sont condamnables, alors que d’autres admettent
que certaines d’entre elles sont licites.
L’image dans le christianisme
Aux IVe et Ve siècles, avec la fin des persécutions
et la reconnaissance officielle du christianisme, les images se multiplient
dans l’Église. Le sens de l’image évolue par
comparaison avec l’image impériale. Il est entendu que l’image
de l’empereur peut être un substitut juridique de sa personne.
Par analogie, les images religieuses manifestent peu à peu la
présence de la personne représentée et deviennent
objet de culte à l’instar de leurs modèles.
Aux VIe et VIIe siècles, les images deviennent
objet de dévotion et de culte (surtout en Orient). Ce qui entraîne
la méfiance de certains hommes d’Église à
l’égard des images. Une question se pose : peut-on représenter
le Christ ? C’est l’interrogation fondamentale lors de la
crise iconoclaste à Byzance de 730 à 842. Au nom de la
transcendance divine qui fait de Dieu un être trop différent
de l’homme pour être imagé, et sous l’influence
du monophysisme qui insiste sur l’élément divin dans
le Christ, au détriment de sa nature humaine, les empereurs interdisent
la fabrication et la vénération des icônes. Mais
en 787, à l’occasion du Concile de Nicée II qui rétablit
le culte des images, Jean Damascène défend la thèse
suivante : les images du Christ, dans son aspect visible et humain,
sont vraiment des représentations de Dieu. Par l’incarnation,
l’invisible et l’indescriptible deviennent donc visible et
descriptible dans la chair. Par là-même, l’incarnation
annule l’interdiction présente dans l’Ancien Testament
de figurer le divin. Cette interdiction, logique avant l’incarnation
(puisque le divin n’a pas été rendu visible), devient
hérésie après la théophanie. Ainsi, ceux
qui nient que le Christ puisse être représenté par
une icône, nient implicitement la réalité de l’incarnation.
Caricature de Dieu ou de l’homme ?
En conséquence, l’iconographie est rétablie
dans l’Église d’Orient, mais selon des normes bien
particulières qui suggèrent un visage transfiguré.
C’est l’image de la déification. Mais ce n’est
plus l’image de l’incarnation invoquée par Jean Damascène
! Les iconodules [NDLR : « ceux qui rendent un culte aux images
»], attachés, au départ, à la participation
du Christ à la chair et à la matière, ont finalement
gardé, dans l’art iconographique, quelque chose des iconoclastes,
à savoir la distance entre le divin et l’humain.
En conclusion, il est donc étrange de remarquer
que le christianisme d’Orient, malgré une volonté
théologique de témoigner des liens tissés entre
le divin et l’humain par l’incarnation, a finalement donné,
dans l’iconographie, une image complètement éthérée
du Christ.
À l’opposé, l’islam veut proclamer
au monde que Dieu (et son prophète ?!) est unique, transcendant
et indescriptible. L’interdiction de l’image va dans le sens
de cette affirmation. Or quelle est l’image de Dieu que l’islam
présente depuis son origine ? Celle d’un Dieu terriblement
ressemblant à l’homme.
« Tu ne te feras pas d’idole », dit
le commandement. L’expérience religieuse montre que l’être
humain n’a jamais pu obéir. Les images de Dieu qu’il
se fait sont celles de l’homme qu’il voudrait être.
Ce n’est pas Dieu qu’il caricature, mais ses désirs
et son espérance. Et lorsqu’il s’interdit de réaliser
matériellement ces images, elles sont néanmoins mentales
et influencent son comportement. Est-il possible de ne pas nous faire
d’idole mentale ? 
Gilbert
Carayon