Numéro 205
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Homme sonnant le shofar dans la synagogue de Venise. Photo D.R. |
Héritier dune philosophie dinspiration kantienne, John Hick 4. distingue ce quil appelle la « réalité dernière » des divers « phénomènes » que sont pour lui les différentes nominations dont « Dieu » est lobjet. Quels que soient les noms donnés à labsolu, il convient donc de distinguer selon Hick une réalité inaccessible en soi des différentes appellations utilisées pour sy référer, telles que « Yahvé », « Allah » ou « Jésus-Christ ». Ceux-ci sont différentes manières de nommer un Dieu aux noms multiples.
La compréhension de cet absolu repose chez Hick sur trois principes fondamentaux.
Il sagit tout dabord du principe de lirréductibilité qui postule quaucune religion ne peut prétendre révéler Dieu en soi, dune manière objective et impartiale. Penser que cette réalité est toujours inscrite au-delà du langage ne signifie pas quon ne puisse entretenir une relation personnelle avec elle, mais quil est impossible de décrire cette réalité à partir des catégories dont nous disposons. Pour évoquer ce Dieu « en soi », et pour ne pas rester dépendant dune terminologie marquée par les seules traditions monothéistes, Hick préfère employer les termes de « Réel » ou de « Réel absolu ». Il sagit ensuite du principe de pluralité qui souligne que la nature de ce « Réel » est toujours déterminée par la relation que nous entretenons avec lui. Hick postule que notre rapport au « Réel » est multiple et prend lui-même différentes formes selon la variété des traditions de sa propre réceptivité. Il sagit enfin du principe dégalité qui implique que si aucune théologie ne peut dire le tout de Dieu, cela ne signifie pas pour autant quelles sont fausses, à linstar de ces cartes bidimensionnelles qui prétendent illustrer une Terre tridimensionnelle.
Enfants-Moines bouddhistes. Photo D.R.
Du littéralisme à la métaphore
Pour le théologien britannique, la doctrine de « lincarnation », telle quelle est traditionnellement comprise, est incompatible avec une approche pluraliste de la réalité.
« La doctrine chrétienne traditionnelle affirme quil ny a quune seule incarnation et que Jésus, qui est Dieu incarné, a institué lÉglise chrétienne. Et il semble évident quétant venu sur terre afin de fonder une nouvelle religion, Dieu cherche à supplanter toutes les autres et à embrasser la totalité de la race humaine. Mais cela est clairement incompatible avec une compréhension pluraliste du Christianisme pour laquelle celui-ci est une réponse de salut parmi dautres à la réalité ultime que nous appelons Dieu 5. »
Dans son ouvrage intitulé The Metaphore of God Incarnate, Hick explique quavant les Conciles de Nicée et de Chalcédoine, le langage chrétien exaltant la figure du Christ obéissait à une fonction liturgique et dévotionnelle qui ne prétendait apporter aucune précision ni aucune rationalité théologique. Cette terminologie ressortissait du registre dun discours amoureux dans lequel toutes les extravagances et les exagérations sont pertinentes tant quelles ne sont pas interprétées dune manière littérale. À partir du moment où en christianisme sest amorcée une réflexion conceptuelle sur lincarnation, le langage appliqué à Jésus-Christ a tendu selon Hick à se rationaliser et à devenir littéral.
Hick se propose alors de comprendre lincarnation en renouant avec le langage métaphorique pré-conciliaire. Cette compréhension métaphorique de lincarnation est particulièrement vive dans la culture contemporaine. Ne disons-nous pas, par exemple, que de Gaule « incarne » la France libre de la seconde guerre mondiale, ou que George Washington « incarne » lindépendance américaine de 1776 ? En employant ce terme « dincarnation » nous précisons quelque chose dimportant et de décisif sur la personnalité et sur le rôle de ces deux figures historiques. En appliquant à Jésus cette compréhension métaphorique, John Hick interprète lidée de lincarnation de Dieu en Jésus en soulignant les éléments suivants. Dans la mesure où Jésus réalise la volonté de Dieu, Dieu agit à travers lui dans le monde et sest donc « incarné » à travers la personne de Jésus. Puisque Jésus réalise la volonté de Dieu, il devient possible de dire de Jésus quil « incarne » le message de Dieu pour lhumanité. Enfin, dans la mesure où Jésus a mené une existence portée par lamour et par la charité, il « incarne » dans son existence lamour infini de Dieu pour lhumanité.
Le refus de la divinité de Jésus
Dans son ouvrage intitulé The Rainbow of Faith, Hick dresse un réquisitoire sévère contre le principe de la divinité de Jésus. De Constantin à nos jours, labsolutisation de la figure du Christ a toujours occasionné selon le théologien de nombreux maux : « lantisémitisme », le « colonialisme », le « patriarcalisme ». « La cause de tous ces maux nest pas christologique, mais les hommes ont caché leur avidité, leur égoïsme et leur cruauté derrière cette doctrine de lincarnation ontologique de Jésus 6. »
Pour John Hick, Jésus était exclusivement un homme, mais un homme entièrement ouvert à la présence de Dieu. Jésus était ainsi totalement déterminé dans sa vie par la présence de Dieu. Cest la force de cette présence qui lui a permit de rendre Dieu vrai pour son entourage et de bouleverser la vie de celles et ceux qui lont rencontré.
La conception du « Réel » que défend le théologien, ainsi que sa compréhension de lincarnation, le poussent alors à inviter les chrétiens à se recentrer sur Dieu et non plus seulement sur le Christ. Il convient dit-il de « retrouver le vrai centre autour duquel tournent toutes les religions : Dieu, la réalité ultime, le Réel ». Seule cette « révolution » peut selon Hick mettre un terme à larrogance des chrétiens et leur permettre de dialoguer à égalité avec les membres dautres religions.
Voyons maintenant comment un autre théologien, John Cobb, propose lui aussi de dépasser les voies de cet exclusivisme et de cet inclusivisme.
Pour John Cobb 7., Dieu est une force de nouveauté et de créativité qui transforme le monde, louvre sur lavenir et ne cesse de lenrichir de nouvelles potentialités. Dieu est donc un principe de vitalité, une source de motivation, un appel à la transformation. Croire en Dieu, être touché par sa présence, cest être réaffirmé dans son existence et être ainsi transformé de manière créatrice.
Dieu intervient donc dans ce monde en ne cessant de le transformer, en louvrant sur de nouvelles possibilités, et en étant lui-même transformé par les différentes composantes du réel. Dieu nest pas impassible et indifférent à ce qui arrive dans le monde et dans nos vies, il est affecté par les événements de lhistoire 8. John Cobb identifie le Christ à cette action transformatrice de Dieu dans lhistoire. Le Christ nest autre que Dieu qui transforme, « ce qui nous déplace au-delà de ce que nous avons été, ce qui nous transforme dune manière créative et nous ouvre sur le futur ».
Le Christ comme puissance de transformation
Cobb rappelle combien nous nous trompons lorsque nous utilisons le mot de « Christ » comme un complément au nom de Jésus. Ce mot « Christ » désigne en effet une fonction, un titre et non le nom de famille de Jésus ! Le Christ ne désigne pas une personne spécifique ou un référent spirituel mais ce processus particulier de transformation à luvre dans le monde, qui louvre à la nouveauté et condamne tout ordre établi. « Lappel du Christ enrichit à chaque instant notre existence de possibilités de se réaliser nous-mêmes de telle manière quil en résulte un bien pour nous-mêmes et pour les autres [...] Le Christ est présent en tant quil est lappel qui donne la vie, lappel à être plus que nous nétions, à la fois pour notre propre intérêt et dans lintérêt des autres 9. »
Le Christ ne désigne pas nimporte quel changement ou modification, mais bien laction transformatrice et créatrice de Dieu dans le monde. Ce Dieu qui travaille le réel nagit pas de manière indéterminée. Il uvre en fonction dun projet particulier, il cherche à conduire les entités qui composent le réel vers plus dharmonie, à rendre le monde toujours plus harmonieux, moins déchiré et torturé. Ces transformations conduisent vers un homme moins démuni économiquement, affectivement, spirituellement, plus heureux et riche à tous les points de vue.
Il est certes possible de trouver chez Cobb une nouvelle forme dinclusivisme. Le Christ, comme fonction transformatrice de Dieu dans le monde, fonctionne, en effet, anonymement ailleurs que dans le christianisme. Mais à la différence de linclusivisme décrit plus haut, le Christ ne désigne pas ici un enseignement, une doctrine ou une présence spirituelle à reconnaître en lautre. Le Christ que nous pouvons retrouver en lautre est une occasion de transformation créatrice, loffre dune nouveauté, et non la retrouvaille de ce qui déjà acquis et connu.
Notons que dans cette perspective, Cobb ne valorise pas lautre au nom dune éthique soucieuse de défendre le droit à la différence ou dune morale qui chercherait à approuver les choix de vie, de pensée et de foi des uns ou des autres. Cobb défend laltérité au nom dune conception du réel qui la rend nécessaire. Labsence de différence empêcherait en effet toute relation et toute transformation. Plus lautre est pris en compte, plus les potentialités de transformation sont fortes, plus le Christ est présent.
Le Christ comme instance de relativisation
Christ est présent dans le monde et travaille la réalité dans une résistance permanente à toute forme dinertie. Laction transformatrice du Christ passe par une désacralisation, par une relativisation des croyances, des pratiques religieuses, des systèmes de pensée, de tout ce qui risque de devenir absolu. Sans cette relativisation, aucune transformation ne serait possible. « Le mot Christ désigne un processus immanent de relativisation de tout objet et de toute affirmation. » Cest ainsi que pour Cobb la foi chrétienne ne peut consister en adhésion à des formulations figées, jamais discutées, et devenues ainsi idolâtres. « Célébrer le Christ vivant, écrit Cobb, un Christ qui nous appelle à chaque instant à nous laisser nous transformer par les nouvelles possibilités que Dieu nous donne en ce moment, nest en rien idolâtre 10. »
Le Christ, pensé comme puissance de relativisation, devient cet élément créateur dun monde constamment animé, enrichi, ouvert à la possibilité dune transformation. Dans cette perspective, lanti-christ nest pas tant la négation du nom du Christ, que le refus de son action transformatrice et donc de son action de relativisation. « Le Christ qui nous ferme à la critique de nos propres croyances et pratiques, nos croyances christologiques comprises, est une idole. Servir le Christ consiste à souvrir à de telles critiques 11. » Cest ainsi que ce Christ, compris comme puissance de relativisation, peut conduire selon Cobb jusquà labandon même de la référence au Christ !
Sil est nécessaire selon Cobb de dissocier les termes « Christ » et « Jésus », le théologien considère néanmoins que seul Jésus nous permet de comprendre ce quest pour nous le Christ.
Culte dans un temple aux États-Unis. Photo D.R.
Jésus : un homme totalement Christ
Dire de Jésus quil est le Christ revient à dire que nous interprétons son existence comme étant organisée par le principe dynamique « Christ ». Jésus est le Christ dans la mesure où il se consacre intégralement au service de sa fonction dêtre Christ. « Dieu est présent dans et pour chacun de nous [...] Mais en Jésus, Dieu est présent au degré le plus fort quune créature puisse incarner son créateur [...] Alors que Christ est incarné en tout le monde, Jésus est pleinement le Christ parce que son incarnation est constitutive de son être. »
Lensemble de la vie de Jésus est donc consacré à lexercice de sa fonction dêtre Christ, dêtre habité par cette action transformatrice et créatrice de la réalité. Ce qui fait de Jésus le Christ et ce qui le rend unique ne repose donc pas sur la présence de Dieu incarnée en lui mais sur le mode radical et optimal de cette présence.
Une telle compréhension amène Cobb à récuser lidée que Jésus, en soi, serait de nature divine. Celui-ci reste un homme. Cest dailleurs précisément parce quil est humain, que lincarnation ne nous renvoie pas à un événement extra-ordinaire mais à une dynamique qui traverse le réel et lexistence de chacun. Dieu ne cesse en effet de sincarner dans tout ce quil transforme et renouvelle.
Un Christ pour les autres
Deux christologies proches mais différentes
Comme nous lavons vu, chacune de ces deux conceptions du Christ permet à la théologie de dépasser un exclusivisme sectaire et un inclusivisme réducteur. Hick et Cobb se retrouvent dans leur refus de diviniser la personne de Jésus sans pour autant la dévaloriser et la marginaliser.
Malgré ce point commun, ces deux christologies sont différentes par le projet théologique qui les motive. On peut qualifier loption de Hick de « relativiste » dans le sens où son souci premier est de postuler légalité de toutes les religions par rapport à la révélation commune qui les fonde. Les religions sont toutes « relatives » dans le sens où elles sont reliées au même « Réel absolu ». Notons dailleurs que ce terme de « relativisme », appliqué aux religions, ne veut aucunement dire quelles sont toutes identiques. Chacune delle révèle au contraire, selon Hick, un aspect spécifique du « Réel ». Loption de Cobb ne vise pas tant à souligner légalité formelle de toutes les religions quà les mettre mutuellement en relation afin quelles se transforment réciproquement. Pour lui, chaque religion révèle, à travers son dynamisme, un Dieu créateur qui transforme sans cesse la réalité. Le Christ est justement ce qui désigne ce Dieu acteur de lhistoire. Pour privilégier le dialogue et la rencontre, Hick nous décentre du Christ alors que John Cobb nous recentre sur le lui.
Un dialogue différent
Dans le contexte du dialogue inter-religieux ces deux options ne produisent pas les mêmes effets. Pour Cobb, le dialogue est une nécessité essentiellement existentielle et identitaire. Sans rencontre de lautre nous serions voués à une entropie mortifère et perdrions toute possibilité dêtre transformés. Nous resterions figés dans des identités imperméables à toute modification, à tout enrichissement et à toute possibilité davenir. Pour Hick, le dialogue est une nécessité essentiellement théologique. Grâce au dialogue nous prenons acte des limites de nos options théologiques. Lautre est celui qui nous permet de découvrir autre chose sur cette réalité ultime qui nous dépasse tous de la même manière.
Salle de prière dune mosquée en Malaisie. Photo D.R.
Une insatisfaction réciproque
Pour Cobb, loption de Hick nest pas satisfaisante car elle dévalorise trop fortement le Christ. Celui-ci doit rester au centre de la théologie chrétienne comme ce qui désigne de manière souveraine ce principe dynamique de créativité. Loption de Hick ne lui semble pas satisfaisante car son concept de « Réel absolu » demeure selon Cobb une « pure abstraction ». Au-delà de la représentation il y a toujours, selon ce dernier, de la représentation. Il est donc impossible pour Cobb de se projeter au-delà des phénomènes pour y repérer une chose en soi, abstraite de toute formulation. Pour Hick, loption de Cobb nest pas satisfaisante car son christocentrisme nest pas dénué dune certaine forme darrogance. Si le Christ ne nous renvoie ni à une doctrine, ni à une entité spirituelle, pourquoi alors parler encore du Christ ? Pourquoi ne pas choisir un autre mot pour désigner cette action transformatrice ? Pour Cobb la réponse à cette question est évidente : il convient de rester fidèle à sa propre tradition et à son lexique particulier afin de ne pas sombrer dans le relativisme, et ce, même si cette fidélité impose de transformer la tradition pour louvrir aux autres. Cobb entend précisément enrichir le christianisme en faisant du Christ qui le fonde un principe douverture dont le christianisme na pas le monopole.
Malgré les insatisfactions quils peuvent susciter, il nen demeure pas moins que John Hick et John Cobb proposent chacun un modèle christologique rigoureux, original, animé dune intention fort louable: celle de construire un monde où la diversité est valorisée, où le Chrétien est avec lautre sans pouvoir prétendre au monopole de la vérité. Il est donc possible, à lire ces théologiens, dêtre chrétien sans rejeter les religions non-chrétiennes, de nous référer à ce Jésus qui nous « conduit au Père » sans croire que tout autre chemin vers Dieu sen trouve pour autant condamnés. Le « Père », nest-il pas dailleurs une manière particulière de parler dun Dieu toujours plus englobant et ultime ?
Notes
- 1. Raimundo Panikkar, « The Jordan, the Tiber and the Ganges », in : The Myth of Christian Uniqueness, Maryknoll, New-York, Orbis Books, 1989.
- 2. Karl Rahner, Traité fondamental de la foi, Paris, Le Centurion, 1983, p. 343.
- 3. Hans Küng, Une théologie pour le troisième millénaire, Paris, Le Seuil, 1989, p. 343.
- 4. John Hick est né en Grande-Bretagne en 1922. Il a étudié à Edinburgh, Oxford et Cambridge et a enseigné à Birmingham et à Claremont (là où enseignait Cobb). Il a aussi été pasteur de lÉglise réformée Unie aux USA. Il a publié de nombreux ouvrages dont certains sont devenus incontournables en théologie des religions ; cest le cas de The Myth of God Incarnate en 1977 ou du The Myth of Christian Uniqueness en 1989.
- 5. Ibid. p. 87.
- 6. Ibid. p. 99.
- 7. Né en 1927 à Kobé au Japon. Cobb est pasteur en Georgie pendant quelques années avant de devenir professeur à Emory puis à Claremont en Californie. Il y fonde le Center for Process Studies au début des années 70. Il a publié une trentaine douvrages sur des sujets théologiques mais aussi sur des sujets de société avec un éclairage théologique (éducation, biologie, économie...). Pour en savoir plus sur la christologie de Cobb on lira : André Gounelle, Le Christ et Jésus, Paris, Desclée, 1990, et Raphaël Picon, Le Christ à la croisée des religions, Paris, Van Dieren Éditeur, 2003.
- 8. Nous lirons pour cela : André Gounelle, op. cit.
- 9. John Cobb, Christianisme-Bouddhisme, Genève, Labor et Fides, 1988, p. 161.
- 10. John Cobb, Christ in a Pluralistic Age, Philadelphie, The Westminster Press, 1973.
- 11. Ibid.
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