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Numéro 205
Janvier 2007
( sommaire )

Cahier : Jésus-Christ et les religions non-chrétienne

par Raphaël Picon

 

Depuis de nombreuses années des théologiens cherchent à repenser la foi chrétienne à la lumière des questions que leur pose la prise en compte de la pluralité des religions. Comment peut-on être chrétien dans un contexte marqué par une très forte diversité religieuse ? Comment peut-on croire au Dieu révélé en Jésus-Christ tout en considérant les autres religions comme étant légitimes sur un plan théologique ? Un dialogue particulièrement vif oppose aujourd’hui les adeptes d’une conception pluraliste de la foi chrétienne et du Christ à ceux qui en proposent une approche délibérément relativiste. feuille

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Jésus-Christ et les religions non-chrétienne

Homme priant dans la cour d‘une mosquée en Malaisie. Photo D.R.Comment croire conjointement au Christ et en un Dieu qui se révèle là où ce même Christ n’est pas nommé et vénéré ? Comment penser que les autres religions ne transmettent pas seulement un enseignement sur Dieu, mais qu’elles contribuent à révéler ce dernier ? Ces questions sont directement impliquées par l’idée assez communément admise, selon laquelle aucune foi en Dieu ne serait vraiment possible en dehors de la référence à Jésus-Christ. La Bible elle-même, dans son Évangile de Jean, ne fait-elle pas dire à Jésus : « Nul ne vient au Père si ce n’est par moi » ?

Ces questions animent pourtant bon nombre de théologiens contemporains, même si la prise en compte du pluralisme ne saurait être considérée comme nouvelle pour un christianisme qui s’est dès le début de son histoire trouvé confronté à la diversité religieuse et qui a de tout temps témoigné d’un pluralisme doctrinal et spirituel. Il n’en demeure pas moins que les effets combinés d’éléments récents, aussi divers que la décolonisation, l’athéisme, l’émergence de nouvelles spiritualités, la multiplicité des phénomènes migratoires, la mondialisation, ont modifié en profondeur le rapport que le christianisme entretient à la différence religieuse et, en retour, l’auto-compréhension qu’il développe de lui-même.

C’est ainsi que la théologie chrétienne a parfois emprunté la voie d’une réaffirmation identitaire au point de soutenir la supériorité objective du christianisme. Il ne s’agit pas seulement ici de répondre à des expressions d’hostilité à l’endroit du christianisme, mais de faire entendre une conviction théologique profonde : Jésus-Christ révèle Dieu de manière absolue, unique et indépassable. Soucieux de tempérer cette forme d’exclusivisme chrétien, certains théologiens se sont ressaisis de cette référence centrale du Christ pour en faire, non plus l’instrument d’une arrogance et d’un sectarisme, mais un pôle de reconnaissance et d’inclusion de l’ensemble de la diversité religieuse. Rejetant dos à dos ces deux options jugées trop exclusives et réductrices, d’autres théologiens, plus soucieux que les premiers d’élaborer une véritable théologie du pluralisme, ont procédé à une ré-interprétation originale et parfois audacieuse de la foi chrétienne et de la nature de sa référence à Jésus-Christ. Ce sont eux que nous souhaitons brièvement présenter. Précisons tout d’abord ces deux démarches théologiques qu’ils contestent.

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I. Jˇsus le Christ, ou le prisme normatif des religions

Ces deux options sont les conséquences d’une structuration théologique particulière : un exclusivisme opérant sur fond de « concentration christologique » pour la première, un inclusivisme résultant d’une « reconnaissance christologique » pour la seconde.

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La concentration christologique

La pensée du théologien Karl Barth (1886-1968) illustre bien l’option de ce que l’on appelle communément le « christocentrisme exclusif ». Comme il l’écrit dès les premières pages de sa Dogmatique : « La théologie ne s’occupera pas de Dieu en soi, ni de l’homme en soi mais, du moment que Dieu est humain dans sa divinité, son sujet sera précisément Dieu dans sa rencontre avec l’homme et l’homme dans sa rencontre avec Dieu : le dialogue et l’histoire dans lesquels leur communion est réalisée. Pour cette raison, la théologie ne peut penser et parler qu’en fixant ses regards sur Jésus-Christ. » Barth considère que Dieu et l’homme sont séparés par une « faille glacière », par une « zone de dévastation », par cette « distance qualitative infinie » qu’évoquait avant lui le philosophe danois Sören Kierkegaard. Il développe ainsi une pensée duelle qui oppose la foi (mouvement de Dieu vers l’homme) à la religion (mouvement de l’homme vers un Dieu qui n’est, dans ce cas, que chimère et idole). Ce mouvement de Dieu vers l’homme est toujours pour Barth produit en et par le Christ. Devenu ainsi le nécessaire point de rencontre entre Dieu et l’homme, Jésus-Christ apparaît alors comme le véritable projet de Dieu pour l’humanité et le grand moteur de l’histoire. Du fait de cette « concentration », le Christ fonctionne chez Barth comme le critère de jugement absolu et indépassable de toute altérité religieuse.

Pour de nombreux théologiens ce modèle christologique doit être récusé ou être totalement réinterprété. Prendre en compte la diversité des religions et des spiritualités conduit à reconnaître des expressions spirituelles qui ne sont pas explicitement fondées et justifiées par Jésus-Christ. Prendre en compte cette altérité religieuse implique ainsi de réévaluer ce qui fonde théologiquement notre jugement à leur égard. Se référer à Jésus-Christ est-ce forcément récuser ceux qui ne s’y réfèrent pas ? La vérité du christianisme doit-elle nécessairement être partagée par tous ? N’y a-t-il pas une manière de comprendre le Christ et l’identité de Jésus-Christ qui permette aux chrétiens d’asseoir la légitimité des religions non-chrétiennes ?

À cette christologie « exclusiviste », certains théologiens opposent une christologie de type « inclusiviste ». Il s’agira essentiellement pour eux de combiner deux affirmations a priori contradictoires : le salut de Dieu est pour tous, seul le Christ nous sauve.

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La reconnaissance christologique

Cette approche n’est pas uniforme et connaît au moins trois variantes.

Certains théologiens défendent l’inclusion des religions dans le plan de salut de Dieu. C’était notamment le cas de Clément d’Alexandrie (150-215), l’un des plus anciens théologiens du christianisme, lorsqu’il écrivait dans Les Stromates : « La philosophie est un travail préparatoire, elle ouvre la route à celui que le Christ rend ensuite parfait. Il n’y a qu’une route de la vérité mais elle est comme un fleuve intarissable vers lequel débouchent les autres cours d’eau venus d’un peu partout. » Le Christ opère comme le point de rencontre ultime d’une diversité de voies religieuses ; le Christ est la clé de voûte vers laquelle les religions convergent secrètement.

D’autres théologiens préfèrent s’en remettre à l’inclusion de la présence du Christ dans les autres religions ou chez le croyant. Le théologien Raimundo Panikkar, né en 1918 de père indien et de mère espagnole, a consacré son œuvre théologique à promouvoir la possibilité d’un dialogue inter et intra-religieux. Il écrit notamment : « Le Christ n’est pas seulement le but que poursuit l’hindouisme, il en est le véritable inspirateur. Sa grâce est la force conductrice, quoique cachée, qui pousse l’hindouisme vers la plénitude de sa découverte 1. » Le théologien catholique Karl Rahner (1904-1984), défend de son côté l’idée d’un christianisme anonyme. « Il existe parfaitement et doit exister, écrit-il, un rapport, dans une certaine mesure anonyme et cependant réel, de l’homme individuel à la concrétude de l’histoire du salut et, par suite, à Jésus-Christ 2. » Le Christ fonctionne, non plus comme le point de convergence ultime mais comme la force secrète, la sève invisible et cependant vitale de toutes les religions.

D’autres théologiens valorisent l’inclusion du programme du Christ dans les autres religions, qui peuvent partager avec le christianisme certaines valeurs fondamentales et aider ainsi le chrétien dans sa foi et sa recherche spirituelle. Comme l’écrit le théologien contemporain Hans Küng : « Dans la mesure où les religions ne contredisent pas le message Chrétien dans ce qu’il a de plus décisif, elles peuvent parfaitement compléter, corriger et enrichir la religion chrétienne 3. »

Ces différentes approches, dites inclusives, confèrent à Jésus-Christ la même valeur normative. C’est toujours en effet le Christ qui sert d’instance normative per-mettant de penser et de qualifier théologiquement la différence religieuse ; c’est toujours à travers le Christ présent en l’autre qu’il devient possible de reconnaître à ce dernier une légitimité et de lui accorder une valeur spirituelle. Certains théologiens, notamment John Hick et John Cobb, considèrent cette option comme étant doublement problématique. Elle reste trop dépendante d’une christologie de type « exclusiviste ». Si la démarche inclusive semble de prime abord positive dans la mesure où elle ne disqualifie pas d’emblée les autres religions, elle n’est pas exempte d’une certaine forme d’arrogance. N’est-ce pas toujours, en effet, ce Christ que les chrétiens connaissent déjà qui leur permet d’apprécier l’autre ? Qu’en est-il alors du respect de cet autre en tant qu’il est véritablement autre ? Cette option est, d’autre part, réductrice et récupératrice. L’autre ne peut-il pas, en christianisme, être théologiquement valorisé pour lui-même, même s’il ne partage pas les affirmations de foi de ce christianisme ?

Face à ces options, le débat christologique contemporain oppose principalement les adeptes d’un modèle dit « relativiste » et ceux qui défendent un modèle que l’on pourrait qualifier de « pluraliste ». Ce sont les termes de ce débat que nous souhaitons maintenant rapporter en nous intéressant précisément à deux théologiens : John Hick et John Cobb. Nous présenterons brièvement leur pensée christologique et mettrons en relief quelques éléments de comparaison.

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Homme sonnant le shofar dans la synagogue de Venise. Photo D.R.

Homme sonnant le shofar dans la synagogue de Venise. Photo D.R.

II. Jésus le Christ, ou la métaphore de l’incarnation

Héritier d’une philosophie d’inspiration kantienne, John Hick 4. distingue ce qu’il appelle la « réalité dernière » des divers « phénomènes » que sont pour lui les différentes nominations dont « Dieu » est l’objet. Quels que soient les noms donnés à l’absolu, il convient donc de distinguer selon Hick une réalité inaccessible en soi des différentes appellations utilisées pour s’y référer, telles que « Yahvé », « Allah » ou « Jésus-Christ ». Ceux-ci sont différentes manières de nommer un Dieu aux noms multiples.

La compréhension de cet absolu repose chez Hick sur trois principes fondamentaux.

Il s’agit tout d’abord du principe de l’irréductibilité qui postule qu’aucune religion ne peut prétendre révéler Dieu en soi, d’une manière objective et impartiale. Penser que cette réalité est toujours inscrite au-delà du langage ne signifie pas qu’on ne puisse entretenir une relation personnelle avec elle, mais qu’il est impossible de décrire cette réalité à partir des catégories dont nous disposons. Pour évoquer ce Dieu « en soi », et pour ne pas rester dépendant d’une terminologie marquée par les seules traditions monothéistes, Hick préfère employer les termes de « Réel » ou de « Réel absolu ». Il s’agit ensuite du principe de pluralité qui souligne que la nature de ce « Réel » est toujours déterminée par la relation que nous entretenons avec lui. Hick postule que notre rapport au « Réel » est multiple et prend lui-même différentes formes selon la variété des traditions de sa propre réceptivité. Il s’agit enfin du principe d’égalité qui implique que si aucune théologie ne peut dire le tout de Dieu, cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont fausses, à l’instar de ces cartes bidimensionnelles qui prétendent illustrer une Terre tridimensionnelle.

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Enfants-Moines bouddhistes. Photo D.R.

Enfants-Moines bouddhistes. Photo D.R.

Du littéralisme à la métaphore

Pour le théologien britannique, la doctrine de « l’incarnation », telle qu’elle est traditionnellement comprise, est incompatible avec une approche pluraliste de la réalité.

« La doctrine chrétienne traditionnelle affirme qu’il n’y a qu’une seule incarnation et que Jésus, qui est Dieu incarné, a institué l’Église chrétienne. Et il semble évident qu’étant venu sur terre afin de fonder une nouvelle religion, Dieu cherche à supplanter toutes les autres et à embrasser la totalité de la race humaine. Mais cela est clairement incompatible avec une compréhension pluraliste du Christianisme pour laquelle celui-ci est une réponse de salut parmi d’autres à la réalité ultime que nous appelons Dieu 5. »

Dans son ouvrage intitulé The Metaphore of God Incarnate, Hick explique qu’avant les Conciles de Nicée et de Chalcédoine, le langage chrétien exaltant la figure du Christ obéissait à une fonction liturgique et dévotionnelle qui ne prétendait apporter aucune précision ni aucune rationalité théologique. Cette terminologie ressortissait du registre d’un discours amoureux dans lequel toutes les extravagances et les exagérations sont pertinentes tant qu’elles ne sont pas interprétées d’une manière littérale. À partir du moment où en christianisme s’est amorcée une réflexion conceptuelle sur l’incarnation, le langage appliqué à Jésus-Christ a tendu selon Hick à se rationaliser et à devenir littéral.

Hick se propose alors de comprendre l’incarnation en renouant avec le langage métaphorique pré-conciliaire. Cette compréhension métaphorique de l’incarnation est particulièrement vive dans la culture contemporaine. Ne disons-nous pas, par exemple, que de Gaule « incarne » la France libre de la seconde guerre mondiale, ou que George Washington « incarne » l’indépendance américaine de 1776 ? En employant ce terme « d’incarnation » nous précisons quelque chose d’important et de décisif sur la personnalité et sur le rôle de ces deux figures historiques. En appliquant à Jésus cette compréhension métaphorique, John Hick interprète l’idée de l’incarnation de Dieu en Jésus en soulignant les éléments suivants. Dans la mesure où Jésus réalise la volonté de Dieu, Dieu agit à travers lui dans le monde et s’est donc « incarné » à travers la personne de Jésus. Puisque Jésus réalise la volonté de Dieu, il devient possible de dire de Jésus qu’il « incarne » le message de Dieu pour l’humanité. Enfin, dans la mesure où Jésus a mené une existence portée par l’amour et par la charité, il « incarne » dans son existence l’amour infini de Dieu pour l’humanité.

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Le refus de la divinité de Jésus

Dans son ouvrage intitulé The Rainbow of Faith, Hick dresse un réquisitoire sévère contre le principe de la divinité de Jésus. De Constantin à nos jours, l’absolutisation de la figure du Christ a toujours occasionné selon le théologien de nombreux maux : « l’antisémitisme », le « colonialisme », le « patriarcalisme ». « La cause de tous ces maux n’est pas christologique, mais les hommes ont caché leur avidité, leur égoïsme et leur cruauté derrière cette doctrine de l’incarnation ontologique de Jésus 6. »

Pour John Hick, Jésus était exclusivement un homme, mais un homme entièrement ouvert à la présence de Dieu. Jésus était ainsi totalement déterminé dans sa vie par la présence de Dieu. C’est la force de cette présence qui lui a permit de rendre Dieu vrai pour son entourage et de bouleverser la vie de celles et ceux qui l’ont rencontré.

La conception du « Réel » que défend le théologien, ainsi que sa compréhension de l’incarnation, le poussent alors à inviter les chrétiens à se recentrer sur Dieu et non plus seulement sur le Christ. Il convient dit-il de « retrouver le vrai centre autour duquel tournent toutes les religions : Dieu, la réalité ultime, le Réel ». Seule cette « révolution » peut selon Hick mettre un terme à l’arrogance des chrétiens et leur permettre de dialoguer à égalité avec les membres d’autres religions.

Voyons maintenant comment un autre théologien, John Cobb, propose lui aussi de dépasser les voies de cet exclusivisme et de cet inclusivisme.

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III. Jésus le Christ, comme principe pluraliste de transformation créatrice

Pour John Cobb 7., Dieu est une force de nouveauté et de créativité qui transforme le monde, l’ouvre sur l’avenir et ne cesse de l’enrichir de nouvelles potentialités. Dieu est donc un principe de vitalité, une source de motivation, un appel à la transformation. Croire en Dieu, être touché par sa présence, c’est être réaffirmé dans son existence et être ainsi transformé de manière créatrice.

Dieu intervient donc dans ce monde en ne cessant de le transformer, en l’ouvrant sur de nouvelles possibilités, et en étant lui-même transformé par les différentes composantes du réel. Dieu n’est pas impassible et indifférent à ce qui arrive dans le monde et dans nos vies, il est affecté par les événements de l’histoire 8. John Cobb identifie le Christ à cette action transformatrice de Dieu dans l’histoire. Le Christ n’est autre que Dieu qui transforme, « ce qui nous déplace au-delà de ce que nous avons été, ce qui nous transforme d’une manière créative et nous ouvre sur le futur ».

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Le Christ comme puissance de transformation

Cobb rappelle combien nous nous trompons lorsque nous utilisons le mot de « Christ » comme un complément au nom de Jésus. Ce mot « Christ » désigne en effet une fonction, un titre et non le nom de famille de Jésus ! Le Christ ne désigne pas une personne spécifique ou un référent spirituel mais ce processus particulier de transformation à l’œuvre dans le monde, qui l’ouvre à la nouveauté et condamne tout ordre établi. « L’appel du Christ enrichit à chaque instant notre existence de possibilités de se réaliser nous-mêmes de telle manière qu’il en résulte un bien pour nous-mêmes et pour les autres [...] Le Christ est présent en tant qu’il est l’appel qui donne la vie, l’appel à être plus que nous n’étions, à la fois pour notre propre intérêt et dans l’intérêt des autres 9. »

Le Christ ne désigne pas n’importe quel changement ou modification, mais bien l’action transformatrice et créatrice de Dieu dans le monde. Ce Dieu qui travaille le réel n’agit pas de manière indéterminée. Il œuvre en fonction d’un projet particulier, il cherche à conduire les entités qui composent le réel vers plus d’harmonie, à rendre le monde toujours plus harmonieux, moins déchiré et torturé. Ces transformations conduisent vers un homme moins démuni économiquement, affectivement, spirituellement, plus heureux et riche à tous les points de vue.

Il est certes possible de trouver chez Cobb une nouvelle forme d’inclusivisme. Le Christ, comme fonction transformatrice de Dieu dans le monde, fonctionne, en effet, anonymement ailleurs que dans le christianisme. Mais à la différence de l’inclusivisme décrit plus haut, le Christ ne désigne pas ici un enseignement, une doctrine ou une présence spirituelle à reconnaître en l’autre. Le Christ que nous pouvons retrouver en l’autre est une occasion de transformation créatrice, l’offre d’une nouveauté, et non la retrouvaille de ce qui déjà acquis et connu.

Notons que dans cette perspective, Cobb ne valorise pas l’autre au nom d’une éthique soucieuse de défendre le droit à la différence ou d’une morale qui chercherait à approuver les choix de vie, de pensée et de foi des uns ou des autres. Cobb défend l’altérité au nom d’une conception du réel qui la rend nécessaire. L’absence de différence empêcherait en effet toute relation et toute transformation. Plus l’autre est pris en compte, plus les potentialités de transformation sont fortes, plus le Christ est présent.

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Le Christ comme instance de relativisation

Christ est présent dans le monde et travaille la réalité dans une résistance permanente à toute forme d’inertie. L’action transformatrice du Christ passe par une désacralisation, par une relativisation des croyances, des pratiques religieuses, des systèmes de pensée, de tout ce qui risque de devenir absolu. Sans cette relativisation, aucune transformation ne serait possible. « Le mot Christ désigne un processus immanent de relativisation de tout objet et de toute affirmation. » C’est ainsi que pour Cobb la foi chrétienne ne peut consister en adhésion à des formulations figées, jamais discutées, et devenues ainsi idolâtres. « Célébrer le Christ vivant, écrit Cobb, un Christ qui nous appelle à chaque instant à nous laisser nous transformer par les nouvelles possibilités que Dieu nous donne en ce moment, n’est en rien idolâtre 10. »

Le Christ, pensé comme puissance de relativisation, devient cet élément créateur d’un monde constamment animé, enrichi, ouvert à la possibilité d’une transformation. Dans cette perspective, l’anti-christ n’est pas tant la négation du nom du Christ, que le refus de son action transformatrice et donc de son action de relativisation. « Le Christ qui nous ferme à la critique de nos propres croyances et pratiques, nos croyances christologiques comprises, est une idole. Servir le Christ consiste à s’ouvrir à de telles critiques 11. » C’est ainsi que ce Christ, compris comme puissance de relativisation, peut conduire selon Cobb jusqu’à l’abandon même de la référence au Christ !

S’il est nécessaire selon Cobb de dissocier les termes « Christ » et « Jésus », le théologien considère néanmoins que seul Jésus nous permet de comprendre ce qu’est pour nous le Christ.

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Culte dans un temple aux États-Unis. Photo D.R.

Culte dans un temple aux États-Unis. Photo D.R.

Jésus : un homme totalement Christ

Dire de Jésus qu’il est le Christ revient à dire que nous interprétons son existence comme étant organisée par le principe dynamique « Christ ». Jésus est le Christ dans la mesure où il se consacre intégralement au service de sa fonction d’être Christ. « Dieu est présent dans et pour chacun de nous [...] Mais en Jésus, Dieu est présent au degré le plus fort qu’une créature puisse incarner son créateur [...] Alors que Christ est incarné en tout le monde, Jésus est pleinement le Christ parce que son incarnation est constitutive de son être. »

L’ensemble de la vie de Jésus est donc consacré à l’exercice de sa fonction d’être Christ, d’être habité par cette action transformatrice et créatrice de la réalité. Ce qui fait de Jésus le Christ et ce qui le rend unique ne repose donc pas sur la présence de Dieu incarnée en lui mais sur le mode radical et optimal de cette présence.

Une telle compréhension amène Cobb à récuser l’idée que Jésus, en soi, serait de nature divine. Celui-ci reste un homme. C’est d’ailleurs précisément parce qu’il est humain, que l’incarnation ne nous renvoie pas à un événement extra-ordinaire mais à une dynamique qui traverse le réel et l’existence de chacun. Dieu ne cesse en effet de s’incarner dans tout ce qu’il transforme et renouvelle.

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Un Christ pour les autres

Deux christologies proches mais différentes

Comme nous l’avons vu, chacune de ces deux conceptions du Christ permet à la théologie de dépasser un exclusivisme sectaire et un inclusivisme réducteur. Hick et Cobb se retrouvent dans leur refus de diviniser la personne de Jésus sans pour autant la dévaloriser et la marginaliser.

Malgré ce point commun, ces deux christologies sont différentes par le projet théologique qui les motive. On peut qualifier l’option de Hick de « relativiste » dans le sens où son souci premier est de postuler l’égalité de toutes les religions par rapport à la révélation commune qui les fonde. Les religions sont toutes « relatives » dans le sens où elles sont reliées au même « Réel absolu ». Notons d’ailleurs que ce terme de « relativisme », appliqué aux religions, ne veut aucunement dire qu’elles sont toutes identiques. Chacune d’elle révèle au contraire, selon Hick, un aspect spécifique du « Réel ». L’option de Cobb ne vise pas tant à souligner l’égalité formelle de toutes les religions qu’à les mettre mutuellement en relation afin qu’elles se transforment réciproquement. Pour lui, chaque religion révèle, à travers son dynamisme, un Dieu créateur qui transforme sans cesse la réalité. Le Christ est justement ce qui désigne ce Dieu acteur de l’histoire. Pour privilégier le dialogue et la rencontre, Hick nous décentre du Christ alors que John Cobb nous recentre sur le lui.

Un dialogue différent

Dans le contexte du dialogue inter-religieux ces deux options ne produisent pas les mêmes effets. Pour Cobb, le dialogue est une nécessité essentiellement existentielle et identitaire. Sans rencontre de l’autre nous serions voués à une entropie mortifère et perdrions toute possibilité d’être transformés. Nous resterions figés dans des identités imperméables à toute modification, à tout enrichissement et à toute possibilité d’avenir. Pour Hick, le dialogue est une nécessité essentiellement théologique. Grâce au dialogue nous prenons acte des limites de nos options théologiques. L’autre est celui qui nous permet de découvrir autre chose sur cette réalité ultime qui nous dépasse tous de la même manière.

Salle de prière d’une mosquée en Malaisie. Photo D.R.

Salle de prière d’une mosquée en Malaisie. Photo D.R.

Une insatisfaction réciproque

Pour Cobb, l’option de Hick n’est pas satisfaisante car elle dévalorise trop fortement le Christ. Celui-ci doit rester au centre de la théologie chrétienne comme ce qui désigne de manière souveraine ce principe dynamique de créativité. L’option de Hick ne lui semble pas satisfaisante car son concept de « Réel absolu » demeure selon Cobb une « pure abstraction ». Au-delà de la représentation il y a toujours, selon ce dernier, de la représentation. Il est donc impossible pour Cobb de se projeter au-delà des phénomènes pour y repérer une chose en soi, abstraite de toute formulation. Pour Hick, l’option de Cobb n’est pas satisfaisante car son christocentrisme n’est pas dénué d’une certaine forme d’arrogance. Si le Christ ne nous renvoie ni à une doctrine, ni à une entité spirituelle, pourquoi alors parler encore du Christ ? Pourquoi ne pas choisir un autre mot pour désigner cette action transformatrice ? Pour Cobb la réponse à cette question est évidente : il convient de rester fidèle à sa propre tradition et à son lexique particulier afin de ne pas sombrer dans le relativisme, et ce, même si cette fidélité impose de transformer la tradition pour l’ouvrir aux autres. Cobb entend précisément enrichir le christianisme en faisant du Christ qui le fonde un principe d’ouverture dont le christianisme n’a pas le monopole.

Malgré les insatisfactions qu’ils peuvent susciter, il n’en demeure pas moins que John Hick et John Cobb proposent chacun un modèle christologique rigoureux, original, animé d’une intention fort louable: celle de construire un monde où la diversité est valorisée, où le Chrétien est avec l’autre sans pouvoir prétendre au monopole de la vérité. Il est donc possible, à lire ces théologiens, d’être chrétien sans rejeter les religions non-chrétiennes, de nous référer à ce Jésus qui nous « conduit au Père » sans croire que tout autre chemin vers Dieu s’en trouve pour autant condamnés. Le « Père », n’est-il pas d’ailleurs une manière particulière de parler d’un Dieu toujours plus englobant et ultime ? feuille

Raphaël Picon

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Notes

  • 1. Raimundo Panikkar, « The Jordan, the Tiber and the Ganges », in : The Myth of Christian Uniqueness, Maryknoll, New-York, Orbis Books, 1989.
  • 2. Karl Rahner, Traité fondamental de la foi, Paris, Le Centurion, 1983, p. 343.
  • 3. Hans Küng, Une théologie pour le troisième millénaire, Paris, Le Seuil, 1989, p. 343.
  • 4. John Hick est né en Grande-Bretagne en 1922. Il a étudié à Edinburgh, Oxford et Cambridge et a enseigné à Birmingham et à Claremont (là où enseignait Cobb). Il a aussi été pasteur de l’Église réformée Unie aux USA. Il a publié de nombreux ouvrages dont certains sont devenus incontournables en théologie des religions ; c’est le cas de The Myth of God Incarnate en 1977 ou du The Myth of Christian Uniqueness en 1989.
  • 5. Ibid. p. 87.
  • 6. Ibid. p. 99.
  • 7. Né en 1927 à Kobé au Japon. Cobb est pasteur en Georgie pendant quelques années avant de devenir professeur à Emory puis à Claremont en Californie. Il y fonde le Center for Process Studies au début des années 70. Il a publié une trentaine d’ouvrages sur des sujets théologiques mais aussi sur des sujets de société avec un éclairage théologique (éducation, biologie, économie...). Pour en savoir plus sur la christologie de Cobb on lira : André Gounelle, Le Christ et Jésus, Paris, Desclée, 1990, et Raphaël Picon, Le Christ à la croisée des religions, Paris, Van Dieren Éditeur, 2003.
  • 8. Nous lirons pour cela : André Gounelle, op. cit.
  • 9. John Cobb, Christianisme-Bouddhisme, Genève, Labor et Fides, 1988, p. 161.
  • 10. John Cobb, Christ in a Pluralistic Age, Philadelphie, The Westminster Press, 1973.
  • 11. Ibid.

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