Les trois premiers
chapitres de la Genèse racontent la création du monde,
celle d’Adam et Ève, leur faute et leur exclusion du Jardin
d’Eden. Ils ne contiennent aucune prescription, ni même mention
de sacrifice.
Le sacrifice est lié à la conscience d’un
manque
Les anthropologues relient l’apparition du sacrifice
à l’avènement des civilisations d’éleveurs-agriculteurs.
Les chasseurs-cueilleurs, qui avaient des rites pour favoriser la chasse,
n’auraient pas offert de sacrifices préparés. Offrir
un sacrifice suppose que l’on possède quelque chose à
quoi on a ajouté de la valeur par son travail, quelque chose
dont on se sent quelque peu propriétaire. Le sacrifice est un
don intéressé, qui appelle une contrepartie espérée.
C’est une transaction de puissance à puissance, même
si l’une des deux est infime. Elle suppose chez le sacrifiant liberté
et initiative. C’est un adulte responsable.
Mais qu’est ce qui pousse cet être désormais
libre à faire un sacrifice non demandé ? Ce ne peut être
qu’une exigence intérieure, celle d’exorciser ce sentiment
lancinant de manque, d’imperfection chez celui qui réfléchit,
d’inassouvi chez celui qui entreprend. Bref cette inquiétude
inséparable de la condition humaine que l’Abbé Pierre
appelle la blessure héréditaire de l’humanité,
terme qu’il préfère très justement à
celui de pêché originel. (Abbé Pierre. Mon Dieu,
Pourquoi ?, Plon 2005)
Pourquoi le sacrifice de Caïn n’est-il pas
agréé ?
Le texte semble dire à peu près : «
Parce que tu n’as pas le cœur pur. Le péché
est à ta porte, domine-le. » André Chouraqui qui
traduit au plus près de l’hébreu, donne : «
Que tu t’améliores à porter ou que tu ne t’améliores
pas, à l’ouverture, la faute est tapie ; toi, gouverne-la.
» Le sens paraît être qu’il y a chez Caïn
une orientation à corriger, un obstacle à éviter.
Il est intéressant de rappeler que la racine hébraïque
du mot « péché » signifie « rater sa
cible, manquer son but. » L’auteur de la lettre aux Hébreux
(11,4) écrit : « C’est par la foi qu’Abel offrit
à Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn.»
La foi, c’est-à-dire la confiance qui relativise
les conflits et survole les obstacles. La foi qui reçoit un don
gratuit et non la transaction qui marchande.
Comment Caïn sait-il que son offrande n’a
pas été agréée ?
Le texte ne mentionne aucun signe accompagnateur, aucune
parole d’en haut, aucun témoin. En 2004 est parue la correspondance
de Louis Massignon, orientaliste et islamologue réputé
de la première moitié du XXe siècle. Massignon
avait connu dans sa jeunesse une conversion subite au catholicisme,
à forte dominante mystique. Comme c’est souvent le cas après
un tel épisode, il traversa ensuite des périodes d’angoisse
et de ténèbres intérieures. Quelque temps après
sa conversion, il écrivait à son confesseur : «
Les heures de dévouement plénier, où je connaissais
au moins la dernière joie, celle de se sacrifier et de s’offrir
tout entier à Dieu, ces heures sont loin. Mon don n’a pas
été agréé. » On croit entendre parler
Caïn. C’est en lui-même qu’il a ressenti que la
transaction n’avait pas abouti, que son offrande ne lui avait pas
apporté la plénitude et la paix qu’il pensait avoir
« achetées ».
D’où vient le conflit entre les deux frères
?
Bien sûr, entre Caïn le cultivateur et Abel
le berger, on pense à une mise en scène de l’hostilité
traditionnelle entre les agriculteurs sédentaires, constructeurs
jaloux de greniers et de clôtures, et les éleveurs nomadisants,
toujours quelque peu chapardeurs.
On peut aussi penser qu’il s’agit d’une
description emblématique de la violence naturelle des rapports
humains, telle que l’a théorisée de nos jours René
Girard qui considère que le moteur essentiel du comportement
de l’homme en société est la « compétition
mimétique », ce désir effréné de posséder
et faire ce que possède et fait l’autre. D’où
le cercle vicieux de la concurrence, des affrontements et de la violence
récurrente d’où l’on ne sort (provisoirement)
que par la désignation d’un bouc émissaire que l’on
chasse au désert, où il emporte le fardeau sacré
de la violence passée (René Girard. La violence et le
sacré, Grasset 1972).
La recherche contemporaine montre effectivement l’importance
et l’ancienneté de l’imitation dans le règne
animal, le siège infra-conscient des mécanismes qui la
déclenchent, la précocité de son apparition chez
le petit enfant, son rôle dans la socialisation des individus.
Mais on ne peut manquer de rappeler combien sont nombreuses,
dans tous les grands mythes de fondation, les histoires de frères
ennemis. Ce motif est une symbolisation forte des conflits entre clans
pour l’accession au pouvoir unifié. Mais c’est aussi,
notamment lorsque les frères sont présentés comme
jumeaux, une métaphore des luttes intérieures entre deux
versants antagonistes d’une même personnalité. Fréquents
au cours de la maturation psychologique, ces conflits de développement,
s’ils sont mal surmontés, peuvent aboutir à une personnalité
tragiquement instable.
Quelle sentence ?
Non pas la mort, à laquelle on s’attendrait,
mais l’exil dans l’angoisse sans la paix (« loin de
la face de Dieu »), l’errance, l’insécurité.
Toutefois Caïn est marqué d’un signe qui le soustrait
à la vengeance des hommes. De celui qui a offert son sacrifice
avec espoir et passion, de celui qui craint « d’être
caché de la face de Dieu », Dieu dit : « celui-là
n’appartient pas à la justice des hommes, c’est en
lui que le conflit a éclos, c’est en lui que s’exécutera
la sentence, son tourment sera son bourreau. » « L’œil
était dans la tombe et regardait Caïn », écrit
Victor Hugo dans Caïn. Caïn n’est pas condamné,
il est renvoyé à lui-même. Hors du Jardin dEden,
l’homme est devenu responsable.
On songe à d’autres grands tourmentés
de l’histoire biblique que leur quête passionnée a
amenés à s’affronter à Dieu. À Jacob
luttant toute une nuit contre une puissance qui l’épouvante
mais l’attire au point de lui demander de le bénir, combat
dont il émerge régénéré mais marqué
: il boitera. À Job accablé de malheurs inexplicables,
mais infatigable dans son questionnement véhément. Au
fils prodigue, affamé d’ailleurs et d’autres choses,
mais qui finalement n’a pas pu vivre loin de la face du père.
On observe du reste que ces vigoureux interpellateurs de Dieu ressortent
de ces crises, qui réconcilié, qui apaisé, qui
accueilli.
Plus près de nous, on pense aussi à ces
chercheurs obstinés de lumière, au travers de leurs tragiques
contradictions internes que sont par exemple les héros de Dostoïevski.
Mais aussi à ces « artistes maudits », poursuivant
dans l’angoisse à travers leur travail une chimère
d’équilibre parfait, l’œuvre définitive
qui apportera la réconciliation intérieure, le sceau de
la paix. Tous ceux qui ont poussé leur talent jusqu’à
tenter de forcer la porte d’un état de grâce toujours
évanescent. Nombre de ces grands tourmentés se sont détruits,
tout comme Caïn a détruit Abel, son alter ego.
Une quête de consolation et de paix
Sous son aspect pittoresque, cette histoire dépeint
les tensions parfois tragiques des hommes accédant progressivement
à la liberté et à la responsabilité. Elle
les montre en proie à une irrépressible violence, prenant
conscience de leurs limitations et dépeint leurs tentatives pour
les surmonter, sans jamais obtenir un résultat pleinement satisfaisant,
ainsi que leur aspiration tenace à une paix qui serait finalement
moins à conquérir qu’à recevoir. On est frappé
par la puissance des ces grands mythes mésopotamiens de l’âge
du bronze réunis par les auteurs de la Bible, par la richesse
de leurs résonances, par les perspectives qu’ils ouvrent
sur la condition des hommes, sur leur quête éternelle de
la consolation et de la paix.
Ces histoires sont des récits d’aventures,
celles d’aventuriers de l’absolu, lancés à la
poursuite de ces majuscules dont Dieu tiendrait la clé : «
le Beau, le Bon, le Juste, le Parfait ».
On admire aussi le discernement, l’inspiration de
ceux qui, d’âge en âge, ont réuni, écrit,
recopié, transcrit ces textes, chaque époque y trouvant
une nourriture différente, sans les épuiser.
Jacques
Peyron