Les dernières
avancées de la science, que ce soit dans le domaine de l’astronomie,
de la physique nucléaire ou de la biologie, ne font pas exception
à la règle. Elles portent le débat sur le terrain
métaphysique et spirituel. Quoi de plus naturel, puisque tout
bouleversement de la perception du cosmos ou de l’homme, de l’espace
ou des particules élémentaires, implique un réajustement
de l’univers culturel. Pourtant les relations entre science et
métaphysique sont le plus souvent passionnelles. La raison du
conflit est généralement confusionnelle. Il est reproché
au scientifique de valider le matérialisme scientifique ou, à
l’inverse, il est soupçonné de partialité
ou de dérive idéologique, lorsqu’il use de son droit
légitime de participer aux débats sur les implications
philosophiques et métaphysiques des découvertes scientifiques,
même quand il est lui-même impliqué dans celles-ci.
Le danger d’un parti pris idéologique
Pour situer le problème, je prendrai exemple du
débat sur l’origine de la vie. Albert L. Lehninger, dans
les dernières pages d’un ouvrage trentenaire qui fait toujours
référence (Biochemistry, 1977), s’interroge : «
Comment les premières cellules – la première “structure”
vivante – se sont-elles formées à partir des molécules
organiques ? ». Il remarque avec enthousiasme que, désormais,
ces questions ne sont plus réservées aux « spéculations
de salon ». Mais sa question même est marquée par
ses convictions de chercheur. Le métaphysicien qui sommeille
en lui croit à l’organisation autonome de la matière,
au motif que les expérimentations physiques et chimiques laissent
entendre que « les organismes vivants seraient une conséquence
inévitable de l’évolution de systèmes de molécules
organiques dans des conditions physiques appropriées ».
Spéculations contre spéculations, les créationnistes
ont alors beau jeu de se prévaloir de l’imprévisibilité
des mutations génétiques pour nier l’existence d’un
ancêtre commun aux principales formes de vie sur la terre. Dans
l’un et l’autre cas, un parti pris idéologique conduit
à se recommander de la rigueur des sciences expérimentales
pour militer pour une thèse engagée. Au passage subreptice
de la frontière, les conjectures scientifiques sont devenues
des certitudes non négociables. La tentation est d’autant
plus irrésistible que la frontière entre ces domaines,
pourtant disjoints, est floue.
Pour prévenir les dérives autant que pour
préparer le terrain d’une fructueuse émulation interdisciplinaire,
il est donc sage de commencer par clarifier la distinction entre le
domaine des sciences expérimentales et celui de la réflexion
philosophique. L’opération est délicate, à
l’instar de ce que les premiers chapitres de la Genèse expliquent
de la rapidité avec laquelle la confusion reprend le dessus sur
le patient travail de création, qu’il consiste à
distinguer le jour de la nuit, le sec de l’humide, ou tout autre
à l’avenant.
Les sciences expérimentales s’occupent de
la matière
Physique et biologie sont fondamentalement des sciences
de l’observation et de l’expérimentation. Elles le
demeurent, quel que soit le degré de sophistication atteint par
les méthodes modernes. Divers domaines de la réflexion
humaine sont à leur disposition pour proposer des méthodes
d’approche, des mises en équation, des modèles de
représentation, qui permettent une systématisation, une
généralisation, ouvrant elles-mêmes de nouveaux
domaines à l’investigation et de nouvelles pistes méthodologiques.
Ainsi s’édifie un échafaudage dont la matière,
donnée, est classée, différenciée, répertoriée,
puis agencée, à la manière de ce que les anciens
appelaient tour de Babel : un édifice fragile et passionnant,
en perpétuelles rénovation et mutation, qui rassemble
autant qu’il divise, qui permet de communiquer et de confronter,
qui mène toujours, d’une façon ou d’une autre,
à une question qui le dépasse, qui peut toujours se dire
en termes de transcendance et que d’aucuns appelleront la question
de Dieu.
La matière est la raison d’être et
la finalité des sciences expérimentales. Les résultats
obtenus et les théories auxquelles ils donnent lieu dépendent
de l’observation et de la précision des instruments de mesure.
Les vérités scientifiques sont donc toujours fonction
d’un facteur d’approximation. Celui-ci est incontournable.
Le philosophe doit se servir des résultats scientifiques
Par les observations qu’elles permettent et les
théories qu’elles élaborent, les sciences expérimentales
contribuent à ouvrir le champ de la réflexion humaine
aux penseurs et aux systématiciens. Ils peuvent puiser librement
dans l’arsenal méthodologique qu’offrent les avancées
de la lecture scientifique de l’univers et de l’homme. Ils
en ont non seulement la liberté, mais le devoir, car l’évolution
des métalangages scientifiques appelle au réajustement
des cohérences du dire. Le travail est vaste et les crises inévitables,
lorsque les sciences changent de modèle, à l’exemple
de la biologie qui est passée d’une approche de l’homme
comme corps, âme et esprit au séquençage de l’ADN.
Quand l’homme est un génome, et que les neurosciences se
penchent sur la chimie de l’intelligence, que devient le souffle
vital ? Le philosophe, comme le dogmaticien, a besoin qu’on lui
accorde l’entière liberté de proposer, qu’on
lui reconnaisse le droit d’imaginer avec ses propres codes et son
poids d’homme pétri d’a priori, parce que la philosophie
est indissociable du philosophe, de même que l’histoire est
indissociable de l’historien.
Pour autant, les implications strictes, philosophiques
ou métaphysiques, des découvertes scientifiques relèvent
du seul domaine de la traduction et de la transcription. Par exemple,
la connaissance scientifique de l’univers convainc que Dieu n’habite
pas dans le ciel, mais elle ne dit rien sur le « lieu »
de Dieu. La question de savoir si Dieu a un « lieu » est
d’ordre philosophique ; elle est indécidable scientifiquement
; la réponse à lui apporter relève d’un choix
: l’existence d’un « lieu » de Dieu peut être
admise comme postulat, ou rejetée, ce que font de fait les auteurs
bibliques qui ne cessent de proclamer que Dieu n’est pas où
il est censé habiter. Plus en amont, la question même de
l’existence de Dieu relève de l’axiomatique du philosophe,
alors qu’elle est une hypothèse inutile en science.
Aucune théorie n’est intouchable
S’il est essentiel de bien distinguer les sciences
expérimentales et les théories qui s’y rattachent,
de la production philosophique, voire dogmatique, qu’elles sont
susceptibles d’induire, il faut aussi se garder de la tentation
d’absolutiser, de dogmatiser les résultats scientifiques,
car les faits admis par l’ensemble de la communauté scientifique
le sont par consensus, non parce qu’il s’agit de « vérités
». Même en mathématiques, « la véracité
d’un texte sera établie par le consensus de la communauté
qui cherchera par tous les moyens à le détruire »
(Jacques Vauthier, Lettre aux savants qui se prennent pour Dieu, 1991).
Le mathématicien Alain Connes ajouterait que « la plupart
des énoncés “vrais” ne sont pas démontrables
» (Les dossiers de La Recherche n° 20, 2005).
Si le croyant est libre d’admirer l’œuvre
de Dieu dans la création, le scientifique est libre de s’y
promener à loisir. Tout est matière, tout est sujet d’étude.
La question de l’usage est un tout autre sujet ! Dans le domaine
de la science, toute remise en question a son intérêt et
vaut d’être considérée, sans préjuger
de la réponse ou des réponses à lui apporter. D’où
qu’elle vienne, et le monde scientifique lui-même n’est
pas exempt de ces travers, une attitude rigide et dogmatique qui mettrait
ce principe en cause relèverait de l’idolâtrie. Aucune
théorie ne peut être décrétée intouchable,
sacro-sainte à la manière d’Ésaïe 65,5,
puisqu’elle ne peut être que provisoirement normative. Toute
nouvelle proposition de réponse est une incitation à la
réflexion, à condition de ne pas se présenter elle-même
comme définitive. 
Hélène
Koehl