De nombreux ouvrages
de sociologie des religions décrivent et analysent les «
métamorphoses » du religieux contemporain. Il n’est
pas question ici de reprendre ces analyses, mais plutôt de réfléchir
à notre témoignage protestant dans ce nouveau paysage
spirituel. Ces nouvelles quêtes spirituelles, caractérisées
notamment par un « réenchantement du monde », un
retour à une certaine forme de pensée « magique
», une redécouverte de l’intériorité,
un brassage des différentes traditions religieuses sans souci
de cohérence, le tout dans un horizon de développement
personnel, semblent totalement étrangères à notre
héritage protestant. D’ailleurs, peu de voix (à part
dans les milieux évangéliques, qui répondent de
manière frontale à ces nouvelles spiritualités)
se font entendre pour ouvrir un dialogue exigeant et constructif. La
plupart du temps, les pasteurs et théologiens, ainsi que les
Églises, réagissent au mieux par une indifférence
condescendante, au pire par le mépris.
Les enjeux
Il me semble qu’il y a pourtant un enjeu pastoral
et théologique majeur. Pastoral d’abord : selon des enquêtes
sociologiques récentes en Suisse, il n’y a plus qu’une
infime minorité de personnes qui affirment adhérer pleinement
à la confession de foi d’une Église (moins de dix
pour cent), mais cela ne signifie pas que le reste de la population
soit athée. De fait, les personnes interrogées sont encore
moins nombreuses à se déclarer athées convaincues.
La grande majorité se réclame de certaines valeurs religieuses,
d’une certaine pratique aussi (notamment de la prière),
est plus ou moins proche d’une Église, y recourt pour des
actes ecclésiastiques, mais tout en gardant une distance avec
l’enseignement officiel. Quel accueil faisons-nous pastoralement
(et communautairement) à de telles demandes pas toujours «
orthodoxes » ? N’avons-nous pas tendance à nous replier
sur une pureté identitaire et à refuser la confrontation
? Le risque n’est-il pas que nous ne parlions alors plus qu’aux
militants et délaissions totalement le reste de nos contemporains,
en quête (voire en errance) spirituelle ? L’enjeu est aussi
théologique, car si nous voulons vraiment prendre au sérieux
la nouvelle donne religieuse et entrer en dialogue avec nos contemporains
« mal-croyants », cela nécessite que, confrontés
à l’étrangeté et à l’altérité
de certaines conceptions religieuses contemporaines, nous acceptions
de nous laisser interpeller en profondeur et que nous remettions en
question nos a priori dogmatiques.
Deux écueils à éviter
Pour nous aider à percevoir comment pourrait se
vivre une telle rencontre, j’aimerais m’inspirer très
librement de la méthode de corrélation chère à
Tillich. Dans cette perspective, l’effort théologique est
conçu comme l’interprétation constante des symboles
de la foi en tant que « réponses » aux questions
fondamentales que l’homme se pose dans telle situation spirituelle.
Deux écueils sont à éviter :
La réponse est issue directement de la question.
Le théologien chrétien ne fait alors que « baptiser
» une demande, récupérer une certaine problématique
de manière non critique. Au niveau pastoral, cela signifie une
réponse immédiate et comblante aux besoins spirituels
des personnes, sans recadrage.
Le deuxième écueil est d’opérer
une confrontation massive au nom d’une Vérité éternelle
et intangible (que ce soit la « Bible » ou un quelconque
« catéchisme »). Là, les « réponses
» sont massives, mais tombent à plat, car les questions
ne sont pas prises en considération. Sur le plan théologique,
on se situe tout de suite au niveau des systèmes incompatibles,
sans prendre en compte le côté existentiel de certaines
problématiques (par exemple les discussions autour de résurrection
et réincarnation ou l’idée d’un Dieu personnel).
Au niveau pastoral, cette attitude se caractérise par un refus
d’entrer en matière et de rencontrer le « questionneur
» sur son terrain.
Une théologie et une pratique doublement responsables
La méthode de corrélation évite
ces deux écueils. Elle nous invite d’abord à rechercher
et prendre en compte les interrogations existentielles profondes et
fondamentales qui sont sous-jacentes aux quêtes spirituelles contemporaines,
même si ces « quêtes » peuvent nous sembler
au premier abord exotiques ou farfelues : par exemple, derrière
la demande de « médecines alternatives » (un des
lieux importants de cette nouvelle spiritualité) se cachent des
préoccupations essentielles sur le lien entre l’homme et
la nature, sur notre appartenance au « cosmos » (avec une
critique par rapport à une raison uniquement technicienne et
instrumentale), sur l’unité de l’être humain,
sur le lien entre guérison et salut, etc. Nous pouvons aussi
découvrir que ces questions fondamentales ne nous sont pas étrangères,
que, même si nous les problématisons différemment,
avec un autre cadre de pensée ou d’autres références
philosophiques, ces préoccupations, ces « soifs »
sont aussi les nôtres en tant qu’êtres humains, croyants
et théologiens. Cette prise en compte est importante, pour que
nous ne nous situions pas uniquement du côté de «
la réponse », avec une certaine condescendance pour ces
personnes en quête spirituelle et parfois en dérive. Nous
sommes aussi en quête, et nous ne « possédons »
pas la réponse ; en tant que chrétiens, nous confessons
recevoir un éclairage à ces questions d’au-delà
de nous-mêmes. Dans cette attitude, nous pouvons alors travailler
sur les zones archaïques en nous (nos peurs, nos culpabilités,
nos ombres, nos conceptions « magiques », nos « fanatismes
», etc.) qu’une théologie un peu trop policée
laisse bien souvent dans le refoulement et nous laisser évangéliser
avant de vouloir évangéliser autrui. C’est ainsi
que nous pourrons risquer une théologie « responsable »,
une théologie qui réponde aux soifs spirituelles de nos
contemporains (sans nous en extraire) en étant attentifs à
toutes ces préoccupations, ces recherches de sens, sous-jacentes
à cette nouvelle « spiritualité », mais qui
réponde aussi de la tradition biblique et de notre ancrage dans
la foi protestante.
Des chantiers ouverts
S’ouvrent alors devant nous des pistes de recherche
passionnantes pour notre témoignage chrétien au sein de
ce nouveau monde religieux, sans repli identitaire, mais sans dissolution
non plus dans des idéologies à la mode ! Il s’agit
bien plutôt de prendre au sérieux les questions existentielles
de nos contemporains, et tout autant au sérieux la « différence
» chrétienne, qui ne fait pas simplement corps en continuum
avec ces aspirations. Au niveau théologique, il nous faudra remettre
en question certains de nos préjugés pour permettre aux
« symboles de la foi » de trouver leur pertinence dans notre
culture religieuse. Par exemple, entre autres, en développant
une théologie de l’Esprit, qui nous permette de concevoir
un « divin » immanent à sa création et à
ses créatures, de redécouvrir la notion « d’énergies
divines » si chère à la tradition chrétienne
orientale, de ne pas simplement opposer de manière un peu simpliste
transcendance à immanence et de promouvoir un réel accomplissement
humain. Nous pourrions aussi dans cette lignée reprendre à
nouveau frais le symbole de la Trinité afin de dépasser
la figure « théiste » d’un Dieu personnel. Ce
ne sont que des exemples de « chantiers théologiques »
pour rendre simplement compréhensibles aujourd’hui, dans
notre horizon spirituel, les symboles chrétiens fondamentaux.
Au niveau pastoral, l’accueil respectueux des aspirations spirituelles
ne pourra s’opérer sans un esprit de discernement et de
recadrage. Car, là également, il y a une différence
chrétienne : la spiritualité ne vient pas simplement combler
les besoins religieux des humains, mais elle aide à creuser,
à l’infini, le désir. 
Michel
Cornuz