Florence Taubmann : Dans notre
société multiculturelle, on parle beaucoup de dialogue,
et notamment de dialogue inter-religieux. De quoi s’agit-il ?
Philippe Gaudin : Dialoguer,
c’est tisser un discours à deux. Dans la tradition philosophique,
le dialogue est un outil d’enseignement. Par exemple chez Platon,
la vérité ne sort pas de la bouche de l’un ou de
l’autre des interlocuteurs, mais c’est le témoin
de leur dialogue qui doit la trouver en les écoutant.
F.T. : Une telle méthode s’applique-t-elle au domaine
des religions ?
P.G. : A priori les religions ne sont pas faites pour dialoguer.
Elles proposent des rites, des prières, des doctrines, et donc
des apprentissages, des explications, des témoignages, mais
pas vraiment des discussions.
F.T. : Mais si l’on passe du niveau religieux au niveau théologique,
n’y a-t-il pas un dialogue possible : par exemple on peut comparer,
voire opposer, les visions qu’on a de Dieu ?
P.G. : Dans l’absolu cela semble possible, et même simple.
Mais déjà il faut s’entendre sur le terme «
théologie ». Toutes les religions n’ont pas de théologie
au sens où on l’entend dans le christianisme.
F.T. : À la base que signifie la théologie ?
P.G. : Dans le monde grec, la première théologie est
narrative, c’est la mythologie, qui raconte l’histoire des
dieux. Ultérieurement, cette histoire des dieux laissera place
à un discours sur le divin. La théologie deviendra philosophique.
F.T. : La Bible, pour sa part, n’est pas d’ordre philosophique.
P.G. : Mais le christianisme est né de la rencontre entre
la foi sémitique et la pensée grecque ; c’est ce
qui a donné la théologie chrétienne.
F.T. : Vous voulez dire les dogmes, les conciles, ce qu’on appelle
l’orthodoxie ? Est-ce que tout cela était inéluctable
?
P.G. : Le défi majeur des premiers temps du christianisme
a été de se situer face au judaïsme rabbinique
qui se développait en même temps que lui, après
la destruction du temple de Jérusalem. Or le travail de ce
judaïsme visait à la construction d’une orthopraxie
à partir de la Loi. Le christianisme pour sa part a mis en
place une orthodoxie à partir de la foi. Et c’est là
qu’il a eu besoin de la pensée grecque pour énoncer
sa doctrine.
F.T. : Mais une telle théologie, forcément dogmatique,
ne se prête pas au dialogue !
P.G. : Elle le pourrait, si elle n’avait la prétention
de saisir et exprimer exactement la Vérité en faisant
concorder le témoignage de la raison et le dépôt
de la Révélation, attitude qui ne laisse aucune place
à d’autres théologies.
F.T. : Pourtant on n’entend pas la même chose par «
théologie » du côté protestant ?
P.G. : Le geste réformateur n’est pas un geste théologique.
Sa préoccupation est de retourner à la source de la
Parole de Dieu, dans la volonté de remplacer le discours sur
Dieu tenu par l’Institution par le discours de Dieu dans la Bible.
Le propos est donc théologal et non théologique, même
si, inévitablement, il produira des théologies mais
dont le statut est d’être toujours réformable.
F.T. : Cette entreprise se prête-t-elle davantage au dialogue
?
P.G. : Cela dépend de notre lecture de la Bible. Si c’est
une lecture fondamentaliste, littérale, il n’y a pas de
dialogue possible. Si c’est une lecture historique, interprétative,
alors la pluralité des interprétations s’impose,
et il y a forcément dialogue, discussion. Le sens n’est
jamais clos. D’autre part, la raison est comme libérée
de son enrôlement théologique et peut s’épanouir
dans son usage profane. Que ce soit dans les sciences ou dans les
lettres.
F.T. : Cette attitude est donc propice au dialogue inter-religieux
?
P.G. : Oui car elle signifie l’acceptation que nos convictions
et nos croyances ne se présentent pas comme absolues et définitives.
Si dans notre propre esprit la ferveur et la conviction d’un
côté, la raison et le doute de l’autre, se mettent
à discuter, alors nous pouvons aussi discuter avec les autres.
F.T. : Vous posez là comme un principe fondamental, qui vaut
autant au niveau des individus qu’au niveau des sociétés.
P.G. : En effet il y a plusieurs niveaux du dialogue inter-religieux
:
- Le niveau proprement religieux est difficile à partager.
Il englobe l’expérience mystique, le rapport aux textes
sacrés, souvent dans une langue inaccessible aux non-initiés,
et les rites, les sacrements, très spécifiques à
chaque religion.
- Le dialogue citoyen entre des personnes de religions différentes,
dans le cadre de la laïcité, permet la rencontre à
travers des initiatives de connaissance mutuelle, et la participation
commune à des projets et des actions.
- Le dernier niveau est culturel et philosophique. Il consiste
à faire des religions un objet de connaissance et de réflexion
pour tous. Ce n’est pas en soi un dialogue, mais il fait naître
des échanges infinis et des perspectives qui retentissent
profondément sur les deux premiers niveaux.
F.T. : C’est celui que vous privilégiez ?
P.G. : Si on en reste au niveau religieux, on risque d’insister
sur les particularités et l’« exotisme » de
chaque religion, au détriment de ce qu’elles peuvent avoir
en commun. On risque aussi de renvoyer les croyants à leurs
identités et communautés respectives. L’échange
citoyen est donc important pour se connaître les uns les autres,
mais il ne suffit pas. Pour un véritable dialogue entre les
fidèles, et en particulier des trois monothéismes, il
faut partager un questionnement philosophique. Il faut se demander
les uns aux autres, les uns avec les autres : qu’est-ce que cette
croyance, cette affirmation veulent dire ? Quelles en sont les implications
sur le plan éthique, social, politique ?...
F.T. : Vu sous cet angle un tel dialogue peut devenir très
fécond pour notre société !
P.G. : Oui parce que les religions sont devenues des acteurs légitimes
de la cité. Elles prétendaient autrefois avoir la charge
du salut des âmes. Aujourd’hui la grande angoisse des gens
ne concerne pas leur salut post-mortem mais leur échec dans
cette vie. Les religions deviennent des structures d’accompagnement.
Leur utilité se vérifie ici-bas et non plus au ciel.
Et elles revendiquent ce changement !
F.T. : Est-ce que cela a un impact politique ou est-ce juste une affaire
de vie privée ?
P.G. : Nous sommes face à deux écueils : ou rejeter
les religions dans la sphère privée au nom de nos convictions
laïques, ou s’imaginer que les religions peuvent sauver
à elles toutes seules ce monde désenchanté.
F.T. : Alors quelle voie suivre ?
P.G. : Celle du dialogue entre religion et raison. Notre monde est
sorti du christianisme dans les deux sens du terme : il en vient et
il s’en est affranchi. Il faut échapper à l’illusion
d’une restauration, et à la tentation de l’abandon,
du dépassement. Nous devons lutter contre le nihilisme et résister
aux régressions identitaires. Il faut réfléchir
à l’enjeu des religions pour demain. Cette réflexion
ne concerne pas que les chrétiens. Elle peut s’inscrire
dans le dialogue inter-religieux, car toutes les religions sont interrogées
avec force par la modernité.
F.T. : Philippe Gaudin, vous nous invitez à une aventure passionnante,
où les religions, les théologies, peuvent offrir non plus
des certitudes contradictoires sur le divin, mais des outils communs
pour penser le monde et son avenir ?
P.G. : C’est vers quoi l’on pourrait tendre, et notre
protestantisme qui porte en lui structurellement la posture libérale
a beaucoup d’atouts pour participer à ce travail, et même
l’initier. 
par Philippe
Gaudin, propos recueillis par Florence
Taubmann