Numéro 210
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Volcan Osrono, situé dans la Région des Lacs au Sud du Chili, au bord du Lac llanquihue. Photo Sonja Fagnan Fotolia. |
Les vacances sont loccasion de voir les choses autrement les choses, soi-même, les gens. Le temps dune ou deux semaines, peut-être même dun mois, me voici dans un autre cadre. Les uns préfèrent la mer, dautres la pleine campagne ou la montagne, dautres encore une retraite dans un monastère, un segment du pèlerinage de Compostelle ou la vie sur un bateau. À chaque fois, cest un dépaysement temporaire qui, de ce fait même, permet de prendre du recul par rapport au reste de lannée. On se met à vivre dune autre manière et sur un autre rythme. On revêt un autre accoutrement, un peu comme si on allait tenir un rôle ou devenir un autre personnage de marin, de montagnard, de pèlerin, de retraitant Se jouerait-on la comédie, comme pour mieux échapper à soi-même ? Je ne lexclus pas. Mais je refuse de céder à la méfiance sur fond de moralisme réprobateur. Je pense plutôt à lacteur qui, quand il nest pas vulgairement cabotin, senrichit de tous les personnages quil a le privilège dincarner sur scène. On ne joue pas impunément Macbeth, Iago, Don Juan, Heda Gabler, Ophélie, Tartuffe ou le Misanthrope ; lacteur ou la comédienne qui assume successivement ces rôles en ressort grandi ou mieux encore humanisé. Il y a de cela dans lexpérience des vacances : être devenu pour un petit bout de temps quelquun dautre, fût-ce modestement et en toute discrétion, permet de se reprendre.
Et puis il y a ceux dont on fait la connaissance, avec lesquels on se lie dune amitié toute passagère et quon ne reverra jamais, même si on sempresse déchanger adresses et numéros de téléphone avant de se quitter. Ces rencontres, situées tout ailleurs que là où se passe le reste de lannée, renouvellent ou modifient notre vision du monde et des gens qui lhabitent. Quant à celles et ceux dont la présence nous pèse, le seul fait de navoir plus à les fréquenter pendant quelques jours ou quelques semaines nous permet de les considérer dans une perspective nouvelle. De retour à notre domicile ou sur notre lieu de travail, nous les retrouverons sur notre chemin ; mais peut-être allons-nous être capables de les aborder enfin sans méfiance ou sans prévention.
Une semaine ou un mois de vacances, cest plus quune heure de lecture. Lexpérience en rejoint cependant souvent celle de Marcel Proust plongé dans un roman, à cette différence près que les vacances nont pas toujours cet effet sur le moment même, mais au gré de réminiscences. Les souvenirs de vacances sont comme un livre entrouvert au-dedans de soi. On y jette un coup dil pour revivre des sentiments, retrouver des émotions, reprendre le fil de pensées qui donnent une autre dimension et une autre saveur à lexistence. Toutes les vacances, il est vrai, ne sont pas réussies. Certaines mésaventures tournent parfois à la catastrophe et ne vont pas sans laisser damers souvenirs. Lidéologie dominante car le phantasme des vacances modernes simpose aux esprits à légal dune idéologie cette idéologie voudrait que les vacances, quand on les décrit à des amis ou connaissances, aient été par définition idylliques, ensoleillées, sans histoires. Laissons là cet asservissement des esprits. Il arrive que les vacances les plus ratées soient justement celles dont, réflexion faite, on profite le plus à moyenne et longue échéance : elles simposent comme une leçon de vie, comme une occasion de prendre de la distance et même de la hauteur par rapport à la grisaille de lexistence au jour le jour.
Cest encore plus vrai des voyages. Avec les vacances, on ne fait dordinaire quélire temporairement domicile ailleurs que chez soi. Avec les voyages, on part à laventure, encore quelle soit souvent devenue fort peu aventureuse : les agences spécialisées singénient à préparer des itinéraires, des réservations et des excursions excluant si possible toute mésaventure, et si le voyage tourne mal (pépin de santé, accident, catastrophe naturelle), elles sengagent à tout mettre en uvre pour rapatrier leurs clients. Laventure, au moins mentale, nen est pas moins là : celle de rencontres, de découvertes, de fréquentations auxquelles on ne sattendait pas des dépaysements en série qui agissent comme tout autant de décentrements par rapport à ce centre du monde avec lequel nous confondons si volontiers lespace où se déroule notre existence la plus quotidienne.
Ce nest pas le cas de tout le monde, mais jaime laltérité de cet ailleurs vers lequel le voyage nous entraîne. Lorsque jy suis, je vais jusquà la rechercher, quand elle ne me saute pas à la figure. Je plains à cet égard les participants à des voyages organisés, qui semblent avoir pour principal souci de retrouver sous dautres cieux ce dont ils sont coutumiers. Des brasseries munichoises dans les stations côtières de Catalogne ou des restaurants français pour touristes sur les côtes de la Baltique sont le signe évident que trop de prétendus vacanciers nacceptent de se retrouver ailleurs quà condition de nêtre justement pas vraiment en vacances de leurs habitudes. Ils veulent être encore chez eux tout en étant ailleurs, tout comme les colons, jadis, navaient rien de plus pressé que de construire outre mer des quartiers allemands, anglais ou français, avec toutes les commodités de leur pays dorigine.
Il y a évidemment ce que tout le monde voit ou espère voir une fois dans sa vie. Lors de ma première visite à Athènes, jhésitais à monter au Parthénon, tellement je lavais vu en images sous tous les angles possibles et si dense était la foule des touristes qui occupait lAcropole. Une fois sur place, je nen ai pas moins eu le souffle coupé par la beauté de lédifice. Même remarque pour le temple de Louksor, pour le Grand Canyon du Colorado, pour Sainte-Sophie à Istamboul/Constantinople, pour les temples et jardins japonais de Kyoto, pour la grande laure de Kiev, pour léglise Saint-Michel de Hambourg
Mais un voyage de découverte, cest aussi lintérêt à porter à bien des choses moins prestigieuses, découvertes ou seulement subodorées au fil des kilomètres parcourus et des lieux visités. Ici, cest un petit restaurant populaire à lécart des flots touristiques, avec des gens du crû et le regard un peu méfiant quils jettent à la dérobée sur les hôtes de passage. Là, des toilettes publiques dont linconfort et laménagement font expérimenter sans façon les inconforts locaux. Ailleurs, quelquun à qui lon demande sa route, mais faute de parler la même langue, on finit par sentendre à force de gestes et de croquis hâtivement tracés. Et dans beaucoup de pays, tant de gens si visiblement pauvres quon se sent mal à laise dincarner à leurs yeux mais comment ferions-nous autrement ? une aisance matérielle dont ils regrettent sûrement de ne pas pouvoir bénéficier.
Le voyage nous permettrait-il de renouer avec les très anciennes habitudes migratoires des humains ? Nos ancêtres des temps préhistoriques changeaient de lieu par nécessité, pour trouver de la nourriture. Nous le faisons par gain de nourritures symboliques, vulgairement dit pour voir et vivre autre chose, pour faire provision dimages et de souvenirs. Il y en a à foison dès le départ, par exemple du fait de la simple attente dans une gare ou un aéroport, lieux de transition par excellence, avec toutes ces personnes qui vont, viennent, attendent, avec sur le visage ou dans leur attitude des signes de leurs espoirs, de leurs déceptions, de leurs souffrances autant de leçons de vie. Et puis, au fil des kilomètres parcourus, il y a les villes et villages que lon traverse, les maisons solitaires dans le paysage, les gens que lon voit au travail dans les champs, les friches industrielles qui laissent deviner dinnombrables situations difficiles tant individuelles que collectives.
Jaime les voyages, mais japprécie beaucoup moins le franchissement de certaines frontières. En Europe occidentale, nous ne les remarquons même plus. Ailleurs, en revanche, il faut parfois faire longuement la queue avant quun fonctionnaire peu amène veuille bien contrôler nos papiers. Cest presque un cérémonial, un rituel de la limite auquel chacun est bien obligé de se soumettre, presque un rite de passage. Le tampon enfin apposé sur notre passeport ou notre visa de touristes est presque une absolution. Aux candidats à limmigration dans nos régions, il apporte soulagement et sentiment de libération. De toute manière, touristes ou immigrants, le passage dune frontière nous fait entrer sur un autre territoire, avec dautres règles de vie, dautres comportements, dautres croyances.
Le tampon enfin apposé sur notre passeport ou notre visa de touristes est presque une absolution. Aux candidats à limmigration dans nos régions, il apporte soulagement et sentiment de libération. De toute manière, touristes ou immigrants, le passage dune frontière nous fait entrer sur un autre territoire, avec dautres règles de vie, dautres comportements, dautres croyances. |
Le théologien Paul Tillich qui, en 1933, avait quitté lAllemagne nazie et trouvé refuge aux U.S.A., était resté très marqué par cette expérience de la frontière, qui est aussi celle des limites ou, comme il disait aussi, des confins, avec tout ce que peut représenter le fait de devoir sinstaller durablement dans un nouveau pays. « Lhomme qui se tient aux confins, écrivait-il au terme dun coup dil rétrospectif sur sa propre vie, fait lexpérience de linquiétude, de linsécurité, des limitations internes de lexistence, sous bien des formes. Il connaît limpossibilité datteindre à la sérénité, la sécurité et la perfection. » Mais il y voyait aussi la liberté que ce franchissement dune frontière rend possible : « La frontière entre le pays natal et le pays étranger nest pas simplement une frontière extérieure marquée par la nature et par lhistoire. Cest aussi une frontière entre deux forces internes, deux possibilités dexistence humaine, dont la formulation classique est donnée par le commandement à Abraham : Va-ten de ton pays dans le pays que je te montrerai. » Et un peu plus loin : « Le chemin vers le pays étranger peut signifier quelque chose de tout à fait personnel et intérieur, quitter une ligne de pensée et de croyance, aller au-delà des limites de lévident, par un questionnement radical qui ouvre au neuf et à linexploré. »
Cest beaucoup demander ? Quand il ny aurait même quun peu de cela dans lexpérience des limites que nos voyages nous permettent de faire, ce ne serait déjà pas si mal ! Une fois la frontière passée, ou atteinte la région que lon se proposait de visiter, on peut évidemment se contenter dune visite-distraction aussi banale que superficielle. Cest alors la distraction telle que Pascal lenvisageait et la critiquait. Mais quand on se distrait au meilleur sens de ce terme, on ne sen tient pas à la surface des choses. Chaque fois que loccasion sen présente, on cherche par exemple à jeter un coup dil sur lenvers du décor ou sur le revers de la médaille. À Las Vegas, en plein désert du Nevada, cest le spectacle affligeant de tous ces gens sadonnant avec passion, machinalement et par milliers, aux jeux dargent. À Chicago, cest la surprise de découvrir à cinquante mètres dun hôtel parfaitement rassurant les premiers indices dune misère aussi gigantesque que tout ce que lAmérique est capable de produire. À Berlin, à la station S-Bahn de la Friedrichstrasse, aujourdhui pimpante et bien achalandée, cest le souvenir lancinant dy être passé plusieurs fois du temps du mur et dy avoir ressenti tout larbitraire dun régime dictatorial. À Bucarest, cest linvraisemblable palais de Ceausescu construit au prix de la faim, des souffrances et de la mort de milliers de ses compatriotes.
On peut aussi, dans les Alpes, imaginer les caravanes qui pendant des siècles en ont franchi les cols par des chemins muletiers ; à Cordoue, se représenter la bonne entente qui régnait entre juifs, musulmans et chrétiens avant les intransigeances de la Reconquista ; à Tokyo, éprouver le sentiment dune profonde étrangeté, en présence dune sensibilité, dun mode de vie et dune civilisation dont les tenants et les aboutissants nous échappent, en dépit dune apparence de modernité nettement en avance sur la nôtre
Tout cela, passant et repassant dans mon esprit, approfondit encore mon goût du voyage, de lévasion qui, dans cette perspective, agissent en moi comme un roman, comme un film, comme une pièce de théâtre presque comme un sermon. Je nen comprends alors que mieux Paul Tillich qui évoquait au terme de ses réflexions « les confins de lactivité humaine qui ne sont plus les confins entre deux possibilités, mais plutôt une limite établie sur toutes choses finies par ce qui transcende toutes les possibilités humaines : lÉternel. 3 » Cela me rappelle une phrase que répétait ma mère la veille de chaque départ en voyage : « Partir, cest mourir un peu. » Cest vrai : on ne peut prendre la route ou lavion, ou même partir à pied, sans songer à ce qui peut arriver. Lépître de Jacques lexprime à merveille : « Vous qui dites : Aujourdhui ou demain nous irons dans telle ville, nous y passerons un an, nous ferons du commerce, nous gagnerons de largent, et qui ne savez même pas, le jour suivant, ce que sera votre vie, car vous êtes une vapeur, qui paraît un instant et puis disparaît ! Au lieu de dire : Si le Seigneur le veut bien, nous vivrons et ferons ceci ou cela 4 »
Que nous le voulions ou non, la dernière limite terrestre fait partie intégrante de notre existence, fût-elle la plus casanière. Pascal à cet égard avait tout de même vu juste : nous naimons pas y penser et, pour léviter, certains sabrutissent de travail, dautres sétourdissent de plaisirs, ou même lun et lautre successivement. Nos vacances, voyages et autres petites évasions sont heureusement jalonnés de moments faits pour nous rappeler combien sur cette terre notre existence est fragile et éphémère. Comme les patriarches bibliques, nous sommes « étrangers et voyageurs sur la terre » ; avec eux, nous sommes « à la recherche dune autre patrie 5 ». Cest une autre forme de tourisme, pour ne pas dire de nomadisme. Jaime que vacances, voyages et évasions puissent en être le symbole.
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1. Inst. II, VIII, 28-34 passim.
2. Du côté de chez Swann.
3. Aux confins, esquisse autobiographique, Paris, Planète, 1971, pp. 115-124 passim.
4. Jacques 4,13-15.
5. Hébreux 11,13 ss.
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