Prima la musica, poi
le parole… « D’abord la musique, les paroles ensuite
» : a-t-on souvent dit et écrit, de façon à
peine exagérée, de l’opéra dès l’époque
baroque. Un texte dont on se moquait qu’il fût indigent,
pourvu qu’il laissât la prima donna faire montre de ses prouesses
vocales. Il ne viendrait à l’idée de personne de
comparer l’univers de l’opéra avec le chant des assemblées
protestantes au culte. Cependant, ce petit détour par les coulisses
de l’art vocal permet de poser la question du rapport entre, précisément,
la musique et le texte. On a longtemps affirmé (quoi que cela
ait heureusement changé) que de toute façon, on ne comprenait
guère ce que chantaient les chanteurs d’opéra ! Comment,
en revanche, imaginer que les assistants au culte dominical, non seulement
ne comprennent pas ce qu’ils lisent et chantent dans leurs recueils,
mais encore ne puissent y adhérer autant de cœur que de
bouche ?
Que fait le protestant pendant le culte ? Il écoute
– beaucoup –, parle – très peu. Car s’il
est des paroisses où l’on pratique des répons, où
le Notre Père, voire la confession de foi sont récités
communautairement et non par le seul célébrant, voilà
les fidèles étrangement muets s’il n’y avait
les chants : cantiques et spontanés. La liturgie, les lectures
bibliques, la prédication sont autant de parties où la
foi, l’adhésion spirituelle, passent surtout par la compréhension
intellectuelle, même si bien sûr, une part de poésie,
de souffle rhétorique, sont bienvenues. Et du reste, tel psaume,
tel passage prophétique, pourvu qu’il soit bien lu, peut
parler puissamment au cœur. Cependant, la musique, on le sait,
on le sent, est un art qui parle à l’émotion, et,
dans le cadre d’un culte protestant, il paraîtrait finalement
logique qu’elle apporte un élément d’équilibre
dans des célébrations pleines de paroles : prima le parole
!
Le chant comme lieu théologique ?
La liturgie a retrouvé une faveur et une ferveur
nouvelles, réaffirmant son poids théologique, tant sur
la forme (son déroulement) que sur le fond (la rédaction
des textes). Elle est à juste titre revendiquée comme
lieu théologique. La musique dans le culte a aussi cette portée
théologique : dans un contexte protestant, elle ouvre un espace
propre, différent par exemple de l’espace catholique qui
se donne essentiellement à voir. Elle est une « poétique
de la grâce » (R. Picon, Information-Évangélisation,
2006/1, p. 5). Or, les chants d’Église, s’ils participent
de cette fonction, ne sont pas que musique pure, comme l’orgue
ou tout autre instrument : ce sont des mots, des phrases, des idées,
et il faut se poser la question de leur place et de leur dimension.
À n’en pas douter, une dimension communautaire : chanter
ensemble tel psaume, tel cantique remplace les récitations communes
et peut acquérir la force d’une confession de foi. La dimension
identitaire est évidente pour qui a un jour vu toute une assemblée
se lever en bloc pour entonner par cœur « À toi la
gloire » ! Mais précisément, ces chants connus par
cœur et transmis de génération en génération
ouvrent peut-être à un double risque : un vieillissement
des paroles et des idées qu’elles véhiculent, ces
dernières pouvant devenir éventuellement contestables,
et un chant machinal, indifférent au contenu et qui laisse à
la seule musique la force personnelle et communautaire d’affirmation
: prima la musica...
Chantez à l’Éternel un chant nouveau
Actualiser des textes est un débat délicat
qui ne doit pas être ignoré pour autant ! Les textes liturgiques
le sont régulièrement, « officiellement »
comme avec la parution de la nouvelle Liturgie de l’Église
Réformée de France en 1996 et ponctuellement, grâce
à la liberté laissée aux célébrants
de choisir pour le culte des textes originaux. Les textes bibliques
s’enrichissent de traductions nouvelles, dont le langage se veut
plus proche des personnes auxquelles elles s’adressent, comme la
Bible en français fondamental. Mais les cantiques font également
l’objet d’une réécriture qui les place résolument
dans un contexte contemporain, comme L’Évangile selon Jean
à Montpellier de R. Parmentier. Chacun est libre d’adhérer
ou non à une telle démarche : elle peut « choquer
» dans les deux sens du terme, c’est-à-dire provoquer
un rejet ou bien ouvrir à une compréhension radicalement
nouvelle. Ce même auteur vient de terminer un travail d’actualisation
de 50 cantiques. Il s’agit là d’un essai dont le mérite
consiste déjà à attirer l’attention sur le
contenu de nos cantiques. Un travail considérable se fait aussi
dans les commissions d’hymnologie pour dépoussiérer
certaines expressions plus que désuètes, apporter dans
nos recueils le reflet d’autres traditions d’Église
et proposer des créations nouvelles, avec toutefois, un travail
théologique beaucoup moins radical. Il y a, bien sûr, toute
la différence entre un travail collectif et celui d’une
seule personne, entre une entreprise institutionnelle et la liberté
individuelle… De tels travaux révèlent à l’occasion
toute l’exigence d’une écriture qui, sous prétexte
qu’elle est chantée, ne doit pas requérir moins d’attention
que les textes lus : la bonne volonté ne remplace pas un authentique
souffle poétique et l’art de la prosodie… Mais la question
demeure : les cantiques sont-ils ou non un lieu où proposer des
déplacements théologiques, où développer
des idées, un lieu d’argumentation, comme dans la prédication
et, à un titre différent, dans la liturgie comme le prouvent
certains textes résolument contextualisés ? Au fond, est-ce
bien important ? Si, à l’occasion, un pasteur se voit (parfois
vertement) interpellé à la sortie du culte, sur sa prédication,
sur le choix de tel ou tel texte liturgique, l’est-il jamais sur
le choix d’un cantique ? Éventuellement parce que sa mélodie,
son rythme, pas ou peu connus, le rendaient « inchantable »,
mais quant aux paroles… Et pourtant, il y aurait à dire,
sans même aller interroger un recueil centenaire comme Louange
et Prière, encore en usage dans certaines paroisses, où
dolorisme et abondance du sang versé sur la Croix posent la question
essentielle du sens de la mort de Jésus. Se pencher sur les paroles
des cantiques serait donc bien secondaire, et pourtant, précisément
parce que ces paroles sont portées et comme « gravées
» dans une musique, elle-même incorporée parfois
depuis la plus tendre enfance, elles sont du même coup gravées
dans la mémoire de chacun, et peuvent modeler la foi et la spiritualité.
Un enjeu ecclésiologique
Les cantiques, c’est finalement une affaire d’Église,
non pas tant comme institution que comme communauté. Proposer
de but en blanc des musiques et des textes nouveaux, déconcerter
en mettant d’autres paroles sur des airs connus, ne pas préparer
ces changements, c’est courir le risque d’irriter, de décevoir
et de faire perdre à la musique cette dimension commune, cette
poétique, cette grâce… Il y a là un véritable
travail de théologie pratique, une discipline passionnante où
le pratique n’est pas synonyme de moins noble, et dont, en Église,
tout un chacun peut se saisir ! En catéchèse où
l’apprentissage des cantiques donnera lieu à un commentaire
sur les paroles ; en groupe liturgique ou de prédicateurs laïques,
éventuellement en étude biblique. Mais pourquoi ne pas
choisir, de temps à autre, de prêcher sur le texte des
cantiques proposés au culte ? Les théologies qui sont
déroulées au long, par exemple, des cantiques de Noël
ou de Pâques, sont tout à fait révélatrices
à comparer… Mieux choisir les cantiques, accompagner les
changements, en faire l’objet d’une réflexion d’Église
est une voie qui reste encore trop peu exploitée. Mais ces efforts
ne font pas tout. Il reste toujours des paroles aussi faibles d’inspiration
poétique que discutables théologiquement. Bonne occasion
de redire l’humilité de la parole humaine qui doit aussi
savoir chanter et louer comme un enfant, sachant que Dieu préfèrera
la sincérité du cœur et que la grâce supplée
largement à une idée maladroite comme à un vers
boiteux. 
Christine
Durand-Leis