Ouverture et Actualité
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Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce
Un jeune homme va mourir. Il a trente et quelques
années. Il revient dans sa famille tenter de difficiles
retrouvailles. Treize ans après sa disparition, la Comédie
Française fait entrer Jean-Luc Lagarce et son chant funèbre
au répertoire. Un événement et un choc.
Louis est au seuil
de la mort. Effaré, tremblant mais volontaire, il revient
sur ses pas et retrouve sa famille : mère, frère et
soeur, belle-soeur. Il est venu, après une aussi longue absence,
dire sa mort prochaine, dire qui il est, pour comprendre avec ceux
qui demeurent le lien charnel l’unissant à la terre,
ce qu'ils ont été ensemble avant qu'il ne soit plus.
Mais la vie est plus morte que la mort. Les fantômes des conflits,
les ombres des incompréhensions occupent un terrain qu'ils
ne lâcheront pas. La parole s'enlise, le discours bégaie,
parler est une douleur, un chemin où l'on s'égare,
une course inutile. Le temps perdu est perdu, il n'y a pas de conversion
à l'ultime moment du départ, pas de rémission.
Louis part mourir, loin, seul, dans le silence, contraint à
n'avoir été pour les siens qu'un inexplicable dérangement.
Jean-Luc Lagarce, mort à 38 ans en 1995, est
aujourd'hui l'auteur contemporain français le plus joué
en France et à l'étranger. De son vivant, il ne verra
pourtant presque aucune de ses vingt-cinq pièces intéresser
un autre que lui. Ce fils de franc-comtois protestants, ouvriers
chez Peugeot à Sochaux, étudie d'abord la philosophie
avant de se consacrer à l'art dramatique. Avec sa compagnie,
il monte en bénéficiant d'une vraie reconnaissance
de metteur en scène des auteurs comme Ionesco (sa mise en
scène de La Cantatrice chauve fait date) ou Beckett, ce qui
lui permet de produire, sans beaucoup d'échos, ses propres
textes. C'est en 1990 qu'il écrit Juste la fin du monde dont
il reprendra le thème dans une dernière pièce,
Le Pays lointain, achevée une semaine avant sa mort. Avec
lui disparaît alors, dans une quasi indifférence, un
inventeur de style, un immense poète, un auteur dramatique
qui, dès ses trente ans se sachant condamné, explore
de manière incantatoire les thèmes de l'abandon, du
retour et de la réconciliation.
Sur un proscenium, en avant-scène, au coeur
de la salle Richelieu, Michel Raskine met en scène l'oratorio
de Jean-Luc Lagarce avec sobriété et discernement,
acceptant tout le lyrisme étrange de ce théâtre
pourtant consacré au quotidien. Les Comédiens Français
dont Pierre Louis-Calixte et Laurent Stocker (nommé pour
ce rôle aux Molière) entrent en état d'incandescence,
portant littéralement, dans leurs bras et avec leurs larmes,
un public bouleversé. II n'y aura pas en cette saison d'instants
de théâtre plus essentiels que ceux de Jean-Luc Lagarce
qu'il faut écouter encore nous dire l’absolue nécessité
d’écrire:
«Raconter le Monde, ma part misérable
et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire
et la mettre en scène, en construire à peine, une
fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec
lucidité l’évidence. Montrer sur le théâtre
la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela,
les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté
et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie
aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette
horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire
elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons.»

Thierry Jopeck
-
Juste la fin du monde,
de Jean-luc Lagarce, mise en scène de Michel raskine,
avec Pierre Louis-Calixte, Laurent Stocker, Catherine Ferran,
Elsa Lepoivre, Julie Sicard. Comédie-Française,
jusqu'au 1er juillet 2008. Tel : 0825 10 1680 et sur le site
www.comedie-francaise.fr.
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Deux petites dames vers le nord de Pierre Notte
Deux sœurs, la soixantaine, partent dire
à leur père, enterré vingt-cinq ans plus
tôt dans un petit cimetière des environs d’Amiens,
que « Maman est morte ». Une heure quarante d’enchantement
grave et réjouissant.
En quelques années,
Pierre Notte s’est imposé sur la scène française.
Une écriture singulière, mélange percutant
du parler le plus familier et d’une musicalité sophistiquée.
Des situations familiales, des voyages initiatiques qui conduisent
de la cuisine à la chambre, un monde de petits riens où
se dissimulent les grands secrets de la vie, en général
ratée mais néanmoins aimée. Un goût de
l’absurde, de la situation comique et du jeu de mot qui flirte
avec le vaudeville de Labiche, le cabaret des années 50,
la grâce surannée d’un dialogue de Jacques Demy.
Un univers qui passe les frontières et les cultures : Rome
s’enthousiasme pour l’œuvre et Tokyo accueille pour
la seconde fois l’auteur en mai prochain. Il y a quelques semaines,
Se Mordre, drame vertigineux dérivé des jeux d’enfants,
était créé avec une rigueur impressionnante
par de toutes jeunes comédiennes et un metteur en scène
de vingt ans frais émoulu du conservatoire. Ce sont trois
anciens de la Comédie-Française qui s’emparent
aujourd’hui, avec une humeur vagabonde, du périple picard
de deux sœurs philosophant sans le savoir sur leurs vieux parents
défunts.
Bernadette, Christine Murillo gargantuesque, et Annette,
Catherine Salviat cristalline malgré quarante années
de Maison de Molière dans les souliers, perdent leur mère
un soir désastreux où elles se sont rendues au théâtre.
La maman passée en cendres et en urne reste néanmoins
une question de fond que la mort n’a pas réglée.
Parties à la recherche de la tombe oubliée du père,
les deux femmes s’égarent, s’effraient, s’épanchent,
s’épaulent. Le temps d’un dimanche, elles remontent
l’histoire de la présence des morts et cherchent une
raison d’être vivantes. C’est éreintant comme
un deuil, tournoyant comme la grande roue des Tuileries, planté
dans un humour vachard qui n’a peur de rien. Pierre Notte tient
le pari de rire, non pas de la mort, mais avec les disparus, bras
dessus-bras dessous, sans rancune mais en ne leur passant rien.
Magiques assurément, les deux interprètes
le sont, sœurs à la ville comme à la scène,
comédiennes éblouissantes, mises en scène avec
un tact efficace jamais pris en défaut par Patrice Kerbrat,
lui aussi ancien sociétaire du Français. Leur complicité
les guide à chaque moment de l’œuvre ambiguë,
vrai soleil noir de Pierre Notte, où tout est à l’aune,
contrariée et saugrenue, insolente et angoissée, de
l’ultime réplique de la pièce : marche arrière
et en avant toute. 
Thierry Jopeck
-
Deux petites dames vers
le nord, de Pierre Notte, mise en scène de Patrice
Kerbrat, avec Christine Murillo et Catherine Salviat, Théâtre
de la Pépinière Opéra, 7 rue Louis-le-Grand,
75002 Paris, tel : 01 42 61 42 53, jusqu’en juin 2008.
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L’École des Femmes de Molière
Jean-Pierre Vincent, après des Fourberies
de Scapin d’anthologie, il y a dix-huit ans, invite de nouveau
Daniel Auteuil pour un second pari risqué avec Molière.
A part l’auteur, tout le monde a beaucoup vieilli.
L’École
des Femmes est une pièce aride. Peu d’histoire, pas
d’action, des scènes redondantes, un discours qui semble
patiner, une logorrhée du personnage principal un soupçon
migrainatoire, des rôles secondaires crétins à
souhait et comme très souvent chez Molière, un dénouement
bâclé et insipide. Parallèlement, la pièce
est une légende du théâtre français.
Discours complexe et non sans ambiguïté sur l’éducation,
l’amour et les femmes. Manifeste pour la liberté de
la jeunesse et des filles. Déclaration de guerre aux pères,
à l’autorité, au pouvoir. Terrifiante et déchirante
personnalité d’Arnolphe, tyran de sa pupille à
son tour tyrannisé par son extrême besoin d’amour.
Rôle d’ingénue devenu, depuis l’interprétation
d’Isabelle Adjani il y a presque quatre décennies, un
top 50 de stars. Rôle de barbon, Arnolphe, l’un des plus
longs du répertoire en vers, rendu mythique par Louis Jouvet.
Il y a peu à dire de ce qui est aujourd’hui
proposé. Dévolue à la célébration
de Daniel Auteuil, la mise en scène de Jean-Pierre Vincent
est paresseuse jusqu’à l’absence, vaguement animée
par un décor assurément coûteux, très
haut et fort méchant (comme on dit chez Poquelin) du peintre
Jean-Paul Chambas qu’on a connu mieux inspiré. Agnès
est idiote jusqu’à l’os ce que parvient à
faire croire avec (trop de) talent, Lyn Thibault, saisissante et
exaspérante.
Daniel Auteuil mouille sa chemise dans un premier
degré qui laisse pantois par son honnêteté et
son renoncement absolu à toute pluralité du sens.
Attifé d’un costume inspiré par des gravures
sensées prouver que Molière himself l’a porté
ainsi (et alors?), Auteuil joue gras et drôle, clin d’œil
et couverture à soi. Il serait malhonnête de ne pas
signaler que le public, nombreux, semble apprécier énormément,
toutes générations confondues, cette interprétation
carrée avec texte passé à la râpe du
bon sens. On voit, un train avant lui, où Daniel Auteuil
veut en venir pour chaque réplique tant le jeu est télécommandé
par une conception illusoirement historique du comique qui aurait
été celui de l’auteur, il y a 350 ans. C’est
un peu du théâtre et beaucoup de l’archéologie
du dimanche. Agnès le dit : «le petit chat est mort
». C’est moins sûr pour les dinosaures. 
Thierry Jopeck
-
L’École des
Femmes, de Molière, mise en scène de Jean-Pierre
Vincent, avec Daniel Auteuil, Lyn Thibault, Stephane Varupenne,
Théâtre National de l’Odéon, jusqu’au
29 mars, en tournée dans toute la France en janvier et
février 2009.
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La Mégère apprivoisée de Shakespeare
La Comédie-Française donne une
fête alerte et pleine de gouaille pour des retrouvailles
avec La Mégère apprivoisée, comédie
très bancale, rarement jouée et mal considérée
du grand Will.
L’essentiel
de ce qu’on connaît en France de La Mégère
apprivoisée se résume à sa très hollywoodienne
transposition à l’écran en 1967, occasion supplémentaire
pour Richard Burton et Elizabeth Taylor de s’offrir sur la
pellicule une de ces grandioses scènes de ménage qui
firent de leur vie privée et artistique un combat de titans.
Dans les décors et costumes chatoyants filmés par
un Franco Zeffirelli toujours plus inspiré par les apparences
que par le sens, c’était alors la rixe de deux monstres
sacrés, trop vieux, trop gros, trop maquillés.
Ce qui éclate comme un pétard de 14
juillet sur la scène de la salle Richelieu, c’est la
jeunesse fantaisiste, l’énergie de carnaval de la troupe
des Comédiens-Français. En tête de distribution,
Françoise Gillard (la splendide Roxane de Cyrano dans la
mise en scène de Denis Podalydès, reprise en juin
prochain) est une Catarina certes rebelle mais aiguisée qui
piétine tous les lieux communs de l’hystérie
féminine, bien calés dans le machisme ambiant, celui
de Shakespeare comme le nôtre. A ses côtés, Loïc
Corbery pétarade, acteur brillantissime, au jeu bodybuildé
en la circonstance mais d’une joie communicative, un bonheur
d’acteur qui s’empare avec panache du rôle empâté
et antipathique de Petruchio, le maître maîtrisé
de Catarina. Il faut encore citer Jérôme Pouly, Pierre-Louis-Calixte
et Benjamin Jungers, jeune sociétaire ou récents pensionnaires,
juste parfaits.
La mise en scène de Oskaras Korsunovas laisse
plus circonspect. Sans doute prisonnier du talent explosif de ses
interprètes et de la faiblesse dramaturgique de la pièce,
le metteur en scène lituanien a cherché le geste scénographique
comme le bâtisseur cherche son geste architectural, spectaculaire,
théorique et souvent contre performant. Dans un décor
contraint qui réduit la scène à un espace brouillon
de tréteaux sophistiqués, l’idée maîtresse
de Korsunovas aura été de transformer les acteurs
en porteurs de planches. Tous les interprètes transportent
leur personnage aux costumes cloués sur un panneau de bois
dont ils jouent comme d’un double, une ombre portée
matérialisée, encombrante et obsessionnelle. Elle
ne les lâche pas ; ils la font tournoyer et claquer, bouclier,
paravent et raquette. On comprend toute la dimension symbolique
de l’affaire qui laisse néanmoins frustré et
éreinté après deux heures de cette dramaturgie
en kit à monter soi-même. On sait gré à
Oskaras Korsunovas d’avoir, malgré l’idée
risquée, su faire de ses comédiens des menuisiers,
échafaudeurs et véliplanchistes fulgurants, excentriques
comme leur metteur en scène, mais efficaces. Eux, les planches,
ils les brûlent. 
Thierry Jopeck
-
La Mégère
apprivoisée, de William Shakespeare, mise en scène
de Oskaras Korsunovas, avec Françoise Gillard, Loïc
Corbery et la troupe des Comédiens-Français, Comédie-Française,
jusqu’en juillet 2008.
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L’Hôtel du Libre-Échange de Georges
Feydeau
L’austère Alain Françon,
directeur du Théâtre National de la Colline, met
en scène un Feydeau épuré et distancié.
Fils d’écrivain,
grand bourgeois cultivé et caractère fantasque, enfant
prodige du théâtre, Georges Feydeau est fait pour le
succès qu’il rencontre dès ses vingt-cinq ans.
Un quart de siècle de triomphe débute alors qui le
conduira au plus profond d’un désarroi tragique pour
le laisser mourir interné dans un asile de Rueil-Malmaison
en 1921. L’Hôtel du Libre-Échange appartient à
la série des pièces dites « grandes machines
» tels Tailleur pour dames, Le Dindon, La Puce à l’oreille,
La Dame de chez Maxim qu’il écrit en rafale jusqu’en
1900. A compter des premières années du XXe siècle,
Feydeau se consacre à des pièces courtes habitées
d’une psychologie sombre et burlesque frôlant les prémices
d’un théâtre de l’absurde.
Curieusement, c’est aux grandes machines, à
leurs portes qui claquent, à leur lit tournant, à
l’attirail désopilant du ridicule bourgeois empêtré
dans sa mauvaise conscience et son sens des convenances que la fine
fleur des metteurs en scène s’intéresse aujourd’hui.
Lukas Hemleb ou Stanislas Nordey ces dernières saisons, Alain
Françon aujourd’hui. L’art et la réflexion
qu’ils prêtent à ce théâtre du bonheur,
de la jouissance de la blague, du « mourir pour un bon mot
», malgré tout son intérêt et sa qualité,
souffre de la puissance de tir de Feydeau, maître d’une
situation vaudevillesque qui ne se plie pas, ou si rarement, à
la relecture contemporaine. Et sur le bord de la scène, négligés,
encore méprisés, restent les diamants bruts en un
acte, vertigineuse descente aux enfers drolatiques du couple, de
l’amour et de l’ennui, pièces noires comme de l’encre
dont les titres triviaux demeurent peut-être trop dissuasifs
: Feu la mère de Madame, On purge bébé, Hortense
a dit : je m’en fous.
Comme ses confrères, Alain Françon
n’a pas cru devoir s’intéresser à cette
mine à ciel ouvert presque vierge et offre avec L’Hôtel
du Libre-Échange, loufoquerie qui ne compte pas au demeurant
parmi les meilleurs de Feydeau, un exercice vu maintes fois désormais:
une vision élégante, un soupçon brechtienne,
très théâtre subventionné, mi-repentante,
genre « j’y suis sans en être » de cette
incartade dans le primesautier belle-époque. Sauvé
par quelques uns des comédiens, hélas pas tous, des
affres d’un décor essentiellement raté, le spectacle
traîne une jolie langueur, celle d’une petite maladie
au traitement inadéquat, pas vraiment désagréable
dans son absence de conséquences et dont on se remettra vite.

Thierry Jopeck
-
L’Hôtel du
Libre-Échange, de Georges Feydeau, mise en scène
de Alain Françon, avec Clovis Cornillac, Anne Benoit,
Jean-Yves Chatelais, Théâtre National de la Colline,
Paris, jusqu'au 24 février 2008.
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L'affaire de la rue de Lourcine,
Les Etourdis,
La Méchante vie
Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff
– L'affaire de la rue de Lourcine de Labiche, Les Etourdis,
La Méchante vie d'après les Scènes populaires
d’Henri Monnier.
En ce printemps,
sur les scènes de province, trois productions des célèbres
créateurs des Deschiens promènent leur folie et leur
sens de la dérision selon trois déclinaisons originales
et inégales de leur talent.
Pompons, passementerie, tentures et rideaux à
glands, petits meubles peints, le décor créé
par Macha Makeïeff est une boite à folie dans laquelle
s'enchâsse un Labiche, comme toujours hilarant de bêtise
embourgeoisée, comme rarement troublant et réfléchi.
Le raffinement des objets percute la tragédie absurde de
L'affaire de la rue de Lourcine, vaudeville qui vire ici au conte
philosophique. Dans l'appartement des Lenglumé, deux hommes,
anciens camarades de lycée, se réveillent après
une nuit de beuverie. Le hasard, la honte et les déficiences
chroniques de la nature humaine les font peu à peu se persuader
d'être les assassins d'une femme découverte morte rue
de Lourcine. Terrassés de culpabilité, pétris
de confort bourgeois et animés de la plus obtuse des absences
de conscience, ils arrivent très vite à échafauder
d'ignobles stratagèmes pour éliminer physiquement
les prétendus témoins d'un crime qu'ils n'ont finalement
pas commis. Jérôme Deschamps et sa compagne Macha Makeïeff
signent là sans doute l'un des plus brillants exercices de
leur prestigieuse carrière. On retrouve dans cette Affaire
de la rue de Lourcine leur regard d'ethnologues et de forains portés
sur le grand cirque des hommes et défendu par des comédiens
toujours étonnants de singularité.
C'est ce même talent qu'ils exercent avec Les
Étourdis, objet théâtral et bouffon où
le texte, rarement plus que quelques onomatopées empruntées
à notre quotidien, n'est guère qu'un tremplin à
la projection du contexte humain. Son seul campement physique et
géographique, dépourvu de paroles sensées,
délivre un message rigolard et salvateur. C'est le genre
dans lequel le couple excelle depuis 25 ans, portant au sommet de
la névrose et de la gaieté les situations les plus
communes, leur conférant les dimensions de paraboles saugrenues.
Dans une très incertaine usine à fabriquer des choses,
un peuple de petits employés, dont les cervelles refusent
spontanément d'épouser la pensée unique, officie
dans des métiers abscons et catastrophiques, entraînant
le monde de l'entreprise et de la performance à sa perte.
On en sort malade de rire, inapte définitivement à
regarder l'organisation du travail comme une science d'avenir. Salut
ému aux Temps Modernes et à Chaplin, ces Étourdis
constituent un éphémère mais essentiel antipoison
aux doctrines mortifères sur l'emploi, la rentabilité
et la consommation qu'on nous somme d'avaler.
Nouvelle incursion des Deschamps-Makeïeff dans
leur auscultation du répertoire, La Méchante vie,
d'après les scènes populaires d'Henri Monnier, laissent
le spectateur curieusement étranger à ce qui se passe
sur le plateau. Deux acteurs travestis en logeuses acariâtres,
Mme Girardet et Mme Dujardin, médisent du monde et de leurs
contemporains. L'exposé de la méchanceté humaine
y est lourd, laborieux, un peu nauséeux. Pris au piège
d'un moraliste satirique dont la plume était une épée
(Baudelaire disait de lui : «Monnier, c'est la froideur d'un
miroir qui se contente de réfléchir les passants »)
les metteurs en scène ne sont pas parvenus à restituer
le fond d'une société médiocre jusqu'à
la vilenie dont la douleur peut expliquer, à défaut
de l'excuser, l'intrinsèque méchanceté. Il
reste une impression confuse et irritante de n'avoir retrouver de
l'oeuvre cinglante de Monnier que quelques borborygmes ineptes vêtus
de robes à fleurs et d'air idiot. 
Thierry Jopeck
-
Les Étourdis,
Maison de la culture de Grenoble, du 5 au juin 2007 ;
-
L'Affaire de la rue de
Lourcine, du 2 au 6 mai à à la Comédie
de Reims, du 21 au 25 mai à Odyssud, Toulouse-Blagnac,
à Noisy-le-Grand le 31 mai ;
-
La Méchante Vie,
Scène nationale de La Rochelle du 13 au 16 juin, à
Zurich (Suisse) les 28 et 29 juin.
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Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès
En faisant entrer au répertoire de la
Comédie Française l'une des oeuvres ultimes de Koltès,
Muriel Mayette signe à la fois une mise en scène
puissante et déclenche une polémique qui ancre la
Maison de Molière dans les plus vifs des débats
de société.
Quelques mois avant
la mort de Bernard-Marie Koltès en 1989, Patrice Chéreau
qui a bâti, oeuvre après oeuvre, le triomphe du jeune
dramaturge sur toutes les scènes d'Europe, crée Le
Retour au désert. Jacqueline Maillan et Michel Piccoli, interprètes
principaux, laissent alors le public et la critique médusés
et parfois sceptiques devant la découverte d'une entreprise
artistique déroutante qui aura davantage convaincu par le
souvenir qu'elle laisse que par sa présence éphémère
sur le plateau du théâtre du Rond Point. De cette oeuvre
captivante par son ambition et son inscription dans l'histoire de
la littérature dramatique, parfois ambiguë dans son
propos, empruntée dans sa forme, Muriel Mayette, administrateur
général du Français depuis le mois d'août
dernier, a su dominer la légende, transcender les failles,
ouvrir des chemins de traverse auxquels personne n'avait songé
avant elle.
Brutales et pitoyables retrouvailles d'un frère
et d'une soeur au fond de la province française dans les
années 60, en pleine guerre d'Algérie, Le Retour au
désert emprunte à tous les genres connus. Antiques
Atrides de la Vième République balbutiante où
tous les préfets tiennent de Papon, Mathilde et Adrien, flanqués
de leurs enfants, d'une famille et d'une domesticité passablement
fêlées, règlent les comptes immémoriaux
de la vie de famille. Sauvage à la manière d'un Shakespeare
réécrivant la Guerre des Deux Roses, bourgeois comme
un Octave Mirbeau pris dans la haine de sa propre classe, symboliste
comme un Maeterlinck de la folie douce, poético-précieux
comme le pire de Cocteau, Koltès brûle toutes les cartouches
de l'écriture, perdant parfois la singularité de ses
propres munitions, enfantant un texte métissé, drame
dévastateur et comédie semant la panique, un peu racoleuse
et très rugissante. De cette oeuvre aux facettes contradictoires,
Muriel Mayette a voulu tout prendre et tout sertir dans une énergie
de pleins et de déliés, donnant à sa lecture
une cohérence qui éclaire, traduit, pose l'enjeu,
suit la trajectoire, projette le sens. C'est un regard neuf, audacieux,
aimant. Porté par des comédiens habités d'une
urgence à jouer, à exister, éblouissantes silhouettes
de l'errance, entre vaincre ou mourir.
Une nouvelle production du Français court
sur plusieurs saisons. Celle-ci pourrait disparaître au mois
de juin après une trentaine de représentations. Car
François Koltès, frère et ayant droit de l'oeuvre
de Bernard-Marie, conteste à Muriel Mayette le droit de poursuivre
l'exploitation. Il reproche à la metteur en scène
d'avoir trahi la volonté de son frère en faisant jouer
le rôle d'Aziz, le domestique algérien, par un pensionnaire
de la Comédie Française qui n'est pas arabe. On a
déjà beaucoup glosé, avec pas mal de confusion
et quelques subtilités, sur cette querelle qui rejoint, bien
au delà de notre théâtre national, les chemins
tortueux de notre mauvaise conscience et la place de l'autre dans
notre intérieur propret. L'enfer, qui y est bien réel,
est comme partout pavé de bonnes intentions et l'exigence
de François Koltès, si elle mérite le respect,
appelle aussi d'être discutée, ce qu'a fait avec pertinence
et conviction Muriel Mayette.
L'héritier de l'auteur (qui dans sa pièce
écrit: «il faudrait supprimer l'héritage»;
perfide boomerang!) ne l'a pas supporté et refuse d'autoriser
davantage la poursuite des représentations. Longue bataille
devant les tribunaux en vue. Le droit semble du côté
de François Koltès, ayant droit tout puissant pour
encore environ 55 ans de l'oeuvre de son frère. Mais le bien
public, la circulation des idées, la liberté de la
création, la diffusion des oeuvres, l'accès à
la culture appellent de toutes leurs forces que la loi qui les contraint
aujourd'hui soit interrogée. On pourra, au prétoire
qui devra dire notre droit à connaître et à
voir malgré les règles de l'héritage, faire
comparaître Victor Hugo, cet inusable témoin des choses
vues, et ainsi comprises dès 1878 : "L'écrivain,
en tant qu'écrivain, n'a qu'un héritier, c'est l'héritier
de l'esprit, c'est l'esprit humain, c'est le domaine public. Voilà
la vérité absolue". 
Thierry Jopeck
-
Le Retour au désert,
mise en scène de Muriel Mayette, Comédie-Française,
en alternance jusqu'au 7 juin 2007, tél 08 25 10 16 80.
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Journalistes de Pierre Notte
Après Moi aussi je suis Catherine Deneuve,
création phare de la saison passée, Pierre Notte
poursuit son relevé topographique et caustique des égarements
de l’ego. .
C’est la marque
d’un auteur et d’une œuvre. Là où d’autres
papillonnent dans l’air du temps et font d’une grosse
ficelle le fil des idées qu’ils n’ont déjà
plus, l’auteur de Journalistes, consacré l’an dernier
par le Molière du spectacle théâtre privé
et une nomination de meilleur auteur, choisit le tête-à-queue
pour orchestrer une nouvelle descente dans nos affres égotistes.
Être le même différemment, changer de belvédère
pour regarder le monde, se mouvoir quand tout requiert qu’on
se fige. Terminé, le huis clos caractériel et introspectif
d’une famille explosant sous la pression d'un cake au citron
trop levé qui fit le succès de Moi aussi je suis Catherine
Deneuve. A l’opposé, Pierre Notte se saisit désormais
d’une caravane de déplorables énergumènes,
raisonnant comme des tambours entre TGV, Festival d’Avignon,
messe à St Roch et petit fours au ministère de la
culture. Une brochette de critiques dramatiques au cervelet déconfit,
en pleine crise identitaire, croise un kaléidoscope de cultureux
hurluberlus en voie d’internement. A l'étroit dans la
panoplie du raté revenu de tous les genres théâtraux,
ils cherchent leur chemin de Damas : rencontrer le moyen d’exister
davantage, être soi beaucoup plus que les autres ne sont eux.
Vivre et tuer. Symboliquement, et plus si affinités.
Aux manettes, Jean-Claude Cotillard, intime désormais
de cette prose incisive et élégante qu'il monte pour
la seconde fois, signe une mise en scène où chaque
geste dessine les frontières : espace, identité, conflit,
pétage de plomb. Pas de mécanique ou de machine à
rire, un travail épuré qui fixe les lignes de fuite
d’une pièce construite comme une mosaïque : petits
bouts de verre qui ont pour profondeur leur reflet unifié
dans nos yeux. Zazie Delem, elle aussi experte de l’univers
de Pierre Notte, incarne avec subtilité la figure ambiguë
du désabusé qui pourrait encore y croire et de sa
puissance comique sait faire un art poétique. Sophie Artur,
dont la présence est un absolu bonheur, impose au fer et
au fouet, une foule de personnages à l’exotisme mondain
dont chaque apparition déclenche l'hilarité. Exceptionnelles
interprètes entourée par le jeu décalé
de Marc Duret, par la jeunesse sophistiquée d'Hervé-Claude
Ilin, par Romain Apelbaum enfin (formidable Romain Apelbaum !).
De ce petit peuple de journalistes culturels, critiques
dramatiques (ce que fut un temps l’auteur) jaillissent, comme
un diable à ressort de sa boite en carton, les sauvageries
du quotidien, les crimes mineurs et bien réels par lesquels
on exécute sûrement son prochain, la honte bue à
plein verre pour connaître l’ivresse d’exister,
momentanément. Ils sont journalistes et pourraient être
employés, cadres, chômeurs, fonctionnaires, profs,
mères de famille, étudiants, potaches, curés,
comédiens, ces petits barbares nos frères. Tous pris
dans la nasse : devoir paraître, suivre le mouvement, conquérir
une place, venir, voir, vaincre et de toute façon mourir.
Et toujours en s’étant trompé.
Journalistes, subtil rejeton d’un Brecht qui
aurait écrit avec Labiche et causé avec Lagarce, est
une pièce exempte de morale et de leçon. Ni conclusion
ni message. Ni charge ni procès. Juste la tendresse toujours
déçue, toujours renaissante de l'auteur pour un genre
humain médiocre mais adoré. Plane une inquiétude
cependant. Pacifique et sombre. Bien la seule à ne pas faire
rire dans ce théâtre intègrement drôle.
Elle s’exprime de manière lancinante, au terme de la
pièce, dans le regard que Romain Apelbaum prête avec
perfidie à son personnage d’imbécile fatal :
et en plus d’être bête, si j’étais
méchant ? Le crime parfait. 
Thierry Jopeck
-
Journalistes de
Pierre Notte, mise en scène de Jean-Claude Cotillard
avec Sophie Artur, Zazie Delem, Romain Apelbaum, Hervé
Claude Ilin, Marc Duret, Théâtre Tristan Bernard,
64 rue du Rocher 75008, tel : 01 45 22 08 40.
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Les Éphémères d’Ariane
Mnouchkine – Théâtre du soleil
Plus de quarante après la création
du Théâtre du Soleil, le nouveau spectacle d’Ariane
Mnouchkine suscite une émotion et une admiration à
la démesure de sa directrice, sans égal. .
On le sait, elle
est une fée, un rien sorcière. Une présence
qui tient de la grâce, une souveraine en pull à mailles
larges, un trésor vivant vaguement gourou, toujours en
rogne contre un monde qui va de travers. En quatre décennies,
elle a orné le théâtre français de
sa plus haute expression politique, de son engagement le plus
intègre, de son exigence la plus morale. Elle a accueilli
elle-même par centaines de milliers les spectateurs, déchirant
la souche des billets, aidant les plus âgés à
passer une marche, les plus jeunes à découvrir l’intemporelle
beauté du lieu qu’elle a inventé, recevant
ses hôtes comme des parents venus la rejoindre. Elle est
la dernière aujourd’hui à célébrer
le théâtre comme un culte offert à l’humanité,
fusionnant sa vie et son art, cultivant l’utopie et l’ascèse,
déterminée à changer le destin par la force
de son geste. Elle est Eschyle et Shakespeare, les damnés
de la terre et la racaille du coin.
Les Éphémères, plus encore
peut-être que le Dernier Caravansérail créé
en 2003, célèbrent la faiblesse et cependant la
transcendance de l’homme sur toutes choses. Ariane Mnouchkine
s’est autrefois confrontée aux crimes du pouvoir,
à l’épopée des peuples, à l’errance
des exclus, au martyre des exilés. Les années passant,
la voilà qui s’en prend au temps, à l’indécrottable
et fallacieux sentiment d’éternité qui nous
habite et nous conduit à cette folie d’être
immobile quand tout appelle l’engagement et l’urgence.
L’espace, nouveau et sublime théâtre aux gradins
de bois semés d’étoiles incandescentes, la
scène centrale, la scénographie faite de plateaux
mobiles qui viennent et s’évanouissent comme des trous
de mémoire, les spectateurs rassemblés en parlement
depuis leurs deux hémicycles oblongs, tout convoque à
l’examen de la passagère épreuve d’être
vivant, des occasions manquées, de l’aveuglement né
de la douleur, de l’espoir dissous dans la confusion.
De cette ronde terrible qui étreint le cœur,
Ariane Mnouchkine guette l’indice qu’il faut sauver,
la minute à épargner, le fil à tirer, l’instant
à réinventer. Très rares sont ceux qui auront
capté, comme elle pour la scène, cette conscience
proustienne du mystère du temps et du plus grand mystère
encore qu’est notre incompréhension de la valeur de
ce temps. Une trentaine de comédiens, des centaines d’objets
comme un inventaire des mythologies du quotidien, une création
musicale aux accents cosmopolites, 6 heures de spectacle et le
cours de la vie, entre vallée de larmes et combat de l’esprit.
On ne sort du Théâtre du Soleil ni
meilleur ni changé. Mais conscient et fébrile. Entré
en querelle avec ce temps qu’il nous faut disputer à
nous-mêmes et reconquérir. Animé du désir
d’apporter une réponse à notre passage comme
le fit le romancier et poète américain Raymond Carver,
cité par Ariane Mnouchkine :
Alors as-tu trouvé
Ce que tu voulais dans cette vie, malgré tout ?
Oui.
Et que voulais-tu ?
Pouvoir me dire bien-aimé, me sentir
Bien-aimé sur la terre. 
Thierry Jopeck
-
Les Ephémères,
création collective mise en scène par Ariane
Mnouchkine, Théâtre du Soleil, Cartoucherie
de Vincennes, jusqu’en avril 2007, tel : 01 43 74 24
08.
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Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière
La Comédie Française tourne en
France Le Tartuffe, mis en scène par Marcel Bozonnet. On
y cherche en vain le soufre et la causticité de son génial
créateur.
Marcel Bozonnet
est toujours administrateur général du Français
et pense le rester encore cinq ans lorsqu’il signe la saison
dernière cette peu convaincante approche de la grande comédie
provocatrice de Molière. Depuis, le metteur en scène
a été remercié assez cavalièrement par
le ministre de la culture et a quitté sa charge précipitamment
cet été. Rendu à la vie civile, comme il aime
à le dire lui-même, Marcel Bozonnet peut suivre cette
tournée française de la troupe nationale, un événement
toujours considérable dans un pays qui voit rarement les
productions de la Maison de Molière sortir de la salle Richelieu.
Il a désormais le temps de peaufiner quelques adaptations
scénographiques indispensables et de suivre les prises de
rôle de nouveaux interprètes. On aimerait sans y croire
qu’il puisse revoir des partis pris de mise en scène
artificiellement plaqués sur l’oeuvre.
Il y a pourtant du départ des audaces qui
promettaient. Celle par exemple de confier Tartuffe au magnifique
Eric Génovèse dont la jeunesse et le brio auraient
pu donner une force maléfique au règne de l’hypocrisie.
Celle de confier le rôle de la mère d’Orgon, dévote
acariâtre et nuisible, à un sociétaire chevronné
comme Gérard Giroudon. Celle d’envisager comme une volière
affolée par la tempête les atermoiements amoureux des
jeunes premiers pris dans la nasse du complot. Celle enfin de demander
à Bakary Sangaré, unique comédien du Français
d’origine africaine, d’endosser le rôle d’Orgon,
ce bourgeois intelligent et sensible, manipulé dans sa foi,
aveuglé par une piété exaltée qui le
conduit au bord du crime.
De tout cela, il ne reste guère que trois
longues heures pesantes, dénuées de vie et de rythme.
Bakary Sangaré donne à Orgon les sentiments d’un
benêt confit en religion, les jeunes premiers sont aussi insipides
qu’inaudibles. Bernard Giroudon ne trouve pas le sens de la
raillerie dans un travestissement qu’il semble porter comme
une croix. Et tout le charme délétère d’Eric
Génovèse ne peut suffire à rendre crédible
son Tartuffe racaille et beau gosse. Confronté à un
Orgon dérisoire, son jeu s’étiole, ne trouve
pas sa réplique, ne décolle pas des limites d’un
joli numéro qui ne fera pas date.
On ne sent à aucun moment dans le travail
de Marcel Bozonnet ce qui a été pour lui l’urgence
et l’absolue nécessité de monter ce texte vertigineux,
triomphe et disgrâce de son auteur, l’une des œuvres
les plus radicalement libres et provocatrices de l’Ancien Régime
(et de plus récents, sans doute). Ainsi va l’histoire
collective avec Molière, chacun porte en soi, depuis l’école
parfois, son Tartuffe, son Misanthrope, son Dom Juan, son Bourgeois
Gentilhomme, son Avare. Marcel Bozonnet aurait pu vouloir présenter
et défendre son Tartuffe. Il faut bien reconnaître
que dans la mise en scène qu’il propose, il n’y
a personne de ce nom. . 
Thierry Jopeck
-
Le Tartuffe ou l’Imposteur
de Molière, mis en scène par Marcel Bozonnet,
interprété par la Comédie Française
; entre autres dates : à Béziers les 24 et 25/11
;à Vire e 2/12 ; à La Rochelle, les 6et 7/12
; à Châteauroux, les 11et 12/12 ; à Massy
les 15,16 et 17/12 ; à Saintes le 11/01, à Lunéville
le 23/03 et à Basse Terre en Guadeloupe du 14 au 16/03.
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Loretta Strong et Le Frigo précédés
de
Les Poulets n’ont pas de chaise //
La Tour de la Défense de Copi
Marcial di Fonzo Bo poursuit son périple
dans l’œuvre de Copi. Il livre quatre nouveaux opus
aux bonheurs inégaux.
Le comédien
et metteur en scène franco-argentin Marcial di Fonzo Bo s’est
lancé dans une aventure exaltante. Après une Eva Peron
d’anthologie la saison dernière qui succédait
à une première création Copi, un portrait,
il crée à Avignon cet été quatre spectacles
autour de son auteur fétiche. Les trois premiers programmés
désormais par le Festival d’Automne composent un triptyque
singulier tandis que La Tour de la Défense poursuit seule
sa route.
Rien de plus éclaté, inhabituel et
différemment bouleversant que ce vaste programme consacré
à un auteur disparu il y a vingt ans et dont on aurait pu
croire que l’œuvre témoignait du désordre
amoureux et de l’égarement des valeurs de la fin du
XXe siècle sans pour autant devoir leur survivre. Avant que
son jeune compatriote ne le fasse revenir de manière récurrente
sur la scène, Copi restait un émouvant souvenir, celui
d’un être déchiré que son propre drame
et sa mort à 48 ans rendaient emblématique des années
80, entre drogue et désamour, sida et désenchantement.
Le travail sophistiqué, animé d’un
sens du spectacle et d’une imagination insensés que
mène Marcial di Fonzo Bo inscrit le théâtre
de Copi dans la durée, celle que donne le sens hors des modes,
l’émotion hors des engouements vite éprouvés,
vite jetés. Force est de constater que tout ne résiste
pas dans l’œuvre prolifique de celui qui fit aussi bien
du théâtre que de la publicité (la bonne espagnole
de "Perrier, c’est fou !" ) et de la bande dessinée.
De ses dessins justement, le metteur en scène tire son premier
volet, Les Poulets n’ont pas de chaise, publiés en 1966,
somptueuse scénographie fondée sur le coup de crayon
de Copi dont le résultat plastique suscite l’admiration
mais laisse relativement froid. L’exercice de style est superbe
et peut-être assez vain.
Les deux grands monologues incantatoires, lointains
hommages à La voix humaine de Cocteau, Loretta Strong et
Le Frigo, malgré leurs interprètes, dont Marcial di
Fonzo Bo lui-même, exceptionnel, soulignent combien une œuvre
comporte d’inégales facettes et combien il faut de tentatives
et de déboires pour parvenir à extraire de soi l’indispensable
et l’unique. C’est le rare privilège qui se retrouve
dans La Tour de la Défense, pièce noire, d’une
violence sociale parfois insupportable et que seul l’humour
ravageur et outrancier de son auteur parvient à conduire
du côté du supportable.
Dans cette tour infernale de solitude, le 31 décembre
1977, une brochette de bourgeois jeunes, branchés et assez
crétins tente de fêter l’an neuf. Vaudeville amer
et hilarant, le réveillon sombre dans la démence d’un
incendie qui ravage la tour, les sentiments, les apparences et la
bonne éducation. De ce brasier, où les comédiens,
Pierre Maillet et Marina Foïs en tête, semblent à
chaque instant se consumer de rage et de rire, il ne restera rien
or ce que Copi a traqué toute sa vie durant, l’illusion
d’une solitude enfin rompue, le fantôme d’une paix
enfin trouvée. 
Thierry Jopeck
-
Loretta Strong, Le Frigo, Les Poulets : à
Brest, du 22 au 24/11 ; Douai, le 29/11 ; Lyon du 6 au 10/03
; Rennes du 13 au 17/03.
-
La Tour de la Défense : à Bobigny
du 7 au 12/12 ; à Lyon du 16 au 22/12.
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Quartett de Heiner Müller
Bob Wilson signe un opéra de lumière
et de maniérisme pour la très sulfureuse pièce
du dramaturge allemand inspirée des Liaisons Dangereuses
de Laclos.
Statue du commandeur
du théâtre allemand de l'après-guerre, Heiner
Müller , disparu en 1995, a construit son oeuvre sur le champ
de ruines laissé dans son pays par le conflit mondial. Mais
tout une partie de son théâtre échappe à
son introspection est-allemande. Elle explore les grands textes
du passé et les réécritures qu'il en donne
se posent comme autant de «dialogue avec les morts».
Quartett, publié en 1985, appartient à cette veine
de la production du grand dramaturge. Müller y cristallise
en quelques dizaines de pages le ballet mortifère des Liaisons
Dangereuses inventé à la veille de la Révolution
Française par Choderlos de Laclos.
Valmont et la Merteuil s'y affrontent comme des chefs
de guerre sanguinaires dont l'esprit de cruauté, le cynisme
et l'élégance insidieuse, consacrés par le
style de Müller d'une beauté rigoureuse, offrent à
l'esprit une effarante descente aux enfers. Bob Wilson avait déjà,
il y a quelques années, monté ce texte culte de la
littérature allemande contemporaine. Il compose cette fois
une nouvelle version de sa vision pour Isabelle Huppert et Ariel
Garcia Valdès. Somptueusement travaillée avec une
débauche de moyens techniques, la mise en scène de
l'américain pulvérise le texte de Müller, comme
il avait autrefois réduit en cendres celui de Marguerite
Duras, autre victime de ce formidable quincaillier de lumières
et de sons.
Rendu strictement incompréhensible, le texte
ne devient plus que l'argument léger d'une symphonie d'une
heure trente de projections, de danse et de musique, hypnotique
et creuse. Isabelle Huppert, seule, habituée au travail de
Wilson dont elle fut déjà l'interprète notamment
pour Orlando de Virginia Woolf, résiste à ce traitement
de choc et donne de ce monstre pur qu'est la Merteuil une interprétation
à la la dimension de sa démesure d'actrice. 
Thierry Jopeck
-
Quartett de Heiner Müller,
mise en scène de Robert Wilson, avec Isabelle Huppert
et Ariel Garcia Valdès, Théâtre national
de l'Odéon, Paris, jusqu'au 2 décembre; à
Marseille, du 7 au 14 juin 2007 ; et à l'étranger
à Milan du 12 au 15 décembre 2006 ; à Berlin
les 21/22 décembre ; à Genève du 19 au
23 juin.
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J'existe (foutez-moi la paix)
A peine revenu du succès de Moi aussi,
je suis Catherine Deneuve, Molière 2006 du théâtre
privé, Pierre Notte récidive et ouvre la saison
avec un cabaret insolent au spleen libertin.
La gouaille des
chansonnettes joue avec les ombres des petites et grandes douleurs.
J'existe (foutez-moi la paix) conjugue en sept parties la vie d'une
jolie fille, avatar de star. Dandy frondeur au cœur d'artichaut,
Pierre Notte cuisine son spectacle à l'aigre et au miel,
entre semi bonheur, vrais ratages de la vie et désespoir
élégamment fugitif. On frôle la mort en riant,
on rit en sachant qu'on ferait mieux de fuir. Un air de tango disserte
sur le sexe, trois petites notes glosent sur la mort, un ver solitaire
et un nain de jardin croisent un extra-terrestre amoureux d'un petit
caca. Rien n'est sérieux sauf rien, c'est le cabaret qui
veut ça. On y chante gravement l'amour comme dans un roman
courtois, on s'y moque de tout et de soi avec férocité
en cherchant le regard qui sauve.
Épris du genre, l'auteur-compositeur-interprète
lui taille une heure et quart de musiques allègres, de textes
ébouriffants, de mise en scène en branle-bas de combat.
Au piano, Karen Locquet sert avec beaucoup de tempérament
la musique faussement désinvolte. Elle en révèle
les échos savants, elle en fait sonner les menaces, les coups
de gueule et les sanglots longs sans en trahir l'apesanteur enjôleuse.
Aux côtés de Pierre Notte, moutard déluré
doublé d'un Jiminy Cricket vertueux, sa sœur Marie Notte
étreint littéralement le cabaret d'une présence
et d'une voix qui font frémir. Elle signe chaque chanson,
seule ou en duo avec son frère, d'une interprétation
racée et pénétrante, sévère ou
canaille, reine antique et fille de trottoir, enfantine et mortifère.
Mélange d'elfe séditieux et de chat
botté (les fesses), le trio badin et philosophe laisse dans
la tête des airs de rien, _des airs de bicyclette_, mélodies
entêtantes et ambiguës qui continuent de fredonner longtemps
après le délice amer d'exister. 
Thierry Jopeck
-
J'existe (foutez-moi la
paix), cabaret de et avec Pierre Notte, Marie Notte
et Karen Locquet, jusqu'au 30 septembre à 21h30 au
Théâtre des Déchargeurs, 3, rue des déchargeurs
75001 Paris.
-
Et toujours en tournée en France, Moi
aussi je suis Catherine Deneuve - le 13 octobre à
Dieppe, le 27 octobre à Châteaudun, le 9 novembre
à Villejuif, le 18 novembre à Marseille, etc…
- et création en italien à Rome, au Teatro Sala
Uno, du 12 au 21 décembre 2006
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Festivals de l'été 2006

affiche historique
du festival d'Avignon
|
Comme chaque année, la France se transforme
pour l'été en terre bénie du spectacle. De
Dunkerque à Perpignan, des milliers de représentations
feront vibrer les estivants. Un choix en 12 étapes.
À tout seigneur,
tout honneur, le 7 juillet, le Festival d'Avignon fête son
60e anniversaire par une édition plus inspirée, on
l'espère, que la programmation 2005. Le franco-hongrois Joseph
Nadj s'empare de la Cour d'Honneur pour un hommage à Henri
Michaux. Le maître du théâtre russe, Anatoli
Vassiliev, fera de la Carrière Boulbon son royaume pour Homère
et Pouchkine. Le magicien flamand Jan Lauwers revient avec ses légendes
dansées au Cloître des Célestins et Marcial
di Fonzo Bo, inséparable de l'oeuvre de Copi, donnera quatre
pièces de son compatriote argentin. Le festival s'achèvera
par une soirée solennelle au Palais des Papes en hommage
à Jean Vilar. Festivals off et in confondus, des centaines
de milliers de spectateurs, 700 spectacles et des milliers de représentations.
Temple ou usine?
Plongé dans le décor somptueux du Périgord,
le Festival des Jeux du Théâtre de Sarlat accueille
pour sa 55e édition, placée sous la direction du comédien
Jean-Paul Tribout, Jérôme Savary, Jean-Louis Trintignant,
Platon, Musset et Giraudoux.
Sous l'ombre tutélaire de Gérard Philipe,
le Festival de Ramatuelle, dirigé par Jean-Claude Brialy,
donnera l'occasion de retrouver une nouvelle fois Jean-Louis Trintignant
dans son spectacle consacré à Apollinaire mais aussi
Michel Boujenah, Francis Huster, Victoria Abril et une nouvelle
version de Phèdre avec Béatrice Agenin.
Manifestation sans parole avec Mimos à Périgueux,
festival du mime où de nouveau des compagnies du monde entier
viendront faire voir le théâtre sans l'obstacle des
langues. Belges, allemands, anglais, canadiens et hollandais seront
de la fête cette année.
Au coeur de la Haute Corse, Robin Renucci, inventeur
des rencontres internationales de Giussani, convoquera pour la neuvième
année des dizaines de jeunes comédiens à se
former et à se présenter au public dans l'écrin
des montagnes de l'île de beauté transformées
en théâtre.
Classicisme au Festival de Noirmoutiers où
Knock rencontrera les Précieuses Ridicules; lieu légendaire
du Théâtre du Peuple de Bussang dissimulé dans
sa forêt vosgienne pour un Ubu Roi de Jarry ; festival en
campagne avec les Nuits de la Mayenne, dix spectacles tournant dans
les communes du département et Beaucoup de bruit pour rien,
comédie de Shakespeare, au Festival International du Théâtre
de Rue à Aurillac.
Les Nuits de Fourvière à Lyon accueilleront
entre autres Périclès, Prince de Tyr de Shakespeare
dans une mise en scène de Michel Raskine et Fanny Ardant
sera Médée dans un monologue adapté d'Euripide.
Et comme Paris ne saurait se déposséder
tout à fait, même durant l'été, de son
goût pour le théâtre, aux portes de la capitale,
à Vitry, le formidable festival Nous n'irons pas à
Avignon affichera sept spectacles par jour tandis que Paris-Quartier
d'été concoctera son cocktail de théâtre,
musique et danse dans tous les lieux mythiques de la ville lumière.

Thierry Jopeck
-
Festival d'Avignon, du 6 au 27 juillet
-
Festival de Sarlat, du 17 juillet au 4 août
-
Festival de Ramatuelle, du 1er au 12 août
-
Festival Mimos de Périgueux, du 31 juillet
au 6 août
-
Festival des Rencontres Internationales de
théâtre en Corse, du 6 au 14 août
-
Festival de Noirmoutiers, du 5 au 17 août
-
Festival de Bussang, Théâtre du
Peuple, du 14 juillet au 27 août
-
Festival des Nuits de la Mayenne, du 23 juin
au 12 août
-
Festival International du Théâtre
de Rue d'Aurillac, du 16 au 19 août
-
Festival des Nuits de Fouvière, Lyon,
du 14 juin au 4 août.
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Cyrano de Bergerac 
Denis Podalydès, sociétaire du
Français, signe une mise en scène pleine de bruits
et de douceur pour un portrait inattendu du héros teigneux
et subtil d'Edmond Rostand.
À voir la
version scénique fourmillante d'idées, de décalages
jubilatoires et d'audaces pleines de mélancolie que la Comédie
Française inscrit aujourd'hui à son répertoire,on
a peine à comprendre comment, depuis plus d'un siècle,
Cyrano de Bergerac incarne la plus franchouillarde représentation
du "génie" français, un amalgame de vertus
guerrières, de goût pour la ripaille,de coup de poing
facile et de morgue cocardière, tout cela empaqueté
dans des vers de mirliton.
Avec un film qui fit date en 1990 par l'interprétation
de Gérard Depardieu, Jean-Paul Rappeneau avait joué
la carte de la reconstitution historique scrupuleuse et de la fluidité
du montage pour apurer le contentieux littéraire. Denis Podalydès,
pour sa première mise en scène, ne compte que sur
le théâtre. En communion avec son décorateur
et scénographe, Eric Ruf, autre exceptionnel sociétaire
de la Maison de Molière qui interprète également
le rôle de Christian, il invente à chaque scène
une multitude d'images, joyeux foutraque d'objets, d'astuces sublimes
ou saugrenues, qui mises bout à bout rendent au texte une
noblesse mélancolique et font de ce Cyrano une version d'anthologie.
Car le travail de toute la troupe est aussi débridé
qu'exigent. Pour cette pièce rabâchée où
un type affligé d'un grand nez et d'un caractère épouvantable
enquiquine le monde de son orgueil blessé et de ses discours
ampoulés, elle s'attelle a un magnifique travail de découvreur,
allant chercher dans une langue diluvienne, la leçon universelle
d'un destin rythmé par un désespoir généreux.
Conduit par Michel Vuillermoz en Cyrano, qui joue du texte comme
un chat s'amuse d'une pelote de laine, les comédiens matent
la logorrhée de la pièce dans une effervescence de
prises de parole. Les répliques se chevauchent, s'accumulent,
mettent en exergue des perles bouleversantes, domptent les emphases
de cette pièce trop bavarde. Le verbiage rimé de Rostand
trouve peut-être ici la chair et la sensibilité qu'il
n'avait jamais eues, raptées depuis cent ans par l'esprit
gaulois et le raisonnement de tambour qui étaient les clés
officielles de l'oeuvre.
Denis Podalydès ose le trouble, le non-dit,
l'approximation et la confusion des époques: celle du Cyrano
historique épris de la lune ou celle de la création
de la pièce en 1896; l'acte du siège d'Arras se joue
dans les tranchées de Verdun; Cyrano s'éteint dans
le fauteuil même où mourut Molière. Il tire
de cette appropriation intime de la pièce un spectacle profond
et enjôleur. Savant fou ou rêveur impénitent,
il fait de ce monument carré une architecture d'entrelacs
à la Piranèse ou toutes les portes ouvrent sur des
chemins de traverse et d'illusions. 
Thierry Jopeck
Cyrano de Bergerac,
d'Edmond Rostand, mise en scène de Denis Podalydès,
Comédie Française, jusqu'au 23 juillet puis d'octobre
2006 à février 2007.
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