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Ouverture et Actualité

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Théâtre

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Moi aussi je suis Catherine Deneuve, La Grande Parade , Le Roi Lear, Le menteur, Père, Le Baladin du monde occidental, Eva Perón, La Fin des terres, Richard III, Hervé Guibert, lu par Patrice Chéreau et Philippe Calvario, Eraritjaritjaka.

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Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarcescène du théâtre de Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce

Un jeune homme va mourir. Il a trente et quelques années. Il revient dans sa famille tenter de difficiles retrouvailles. Treize ans après sa disparition, la Comédie Française fait entrer Jean-Luc Lagarce et son chant funèbre au répertoire. Un événement et un choc.

Louis est au seuil de la mort. Effaré, tremblant mais volontaire, il revient sur ses pas et retrouve sa famille : mère, frère et soeur, belle-soeur. Il est venu, après une aussi longue absence, dire sa mort prochaine, dire qui il est, pour comprendre avec ceux qui demeurent le lien charnel l’unissant à la terre, ce qu'ils ont été ensemble avant qu'il ne soit plus. Mais la vie est plus morte que la mort. Les fantômes des conflits, les ombres des incompréhensions occupent un terrain qu'ils ne lâcheront pas. La parole s'enlise, le discours bégaie, parler est une douleur, un chemin où l'on s'égare, une course inutile. Le temps perdu est perdu, il n'y a pas de conversion à l'ultime moment du départ, pas de rémission. Louis part mourir, loin, seul, dans le silence, contraint à n'avoir été pour les siens qu'un inexplicable dérangement.

Jean-Luc Lagarce, mort à 38 ans en 1995, est aujourd'hui l'auteur contemporain français le plus joué en France et à l'étranger. De son vivant, il ne verra pourtant presque aucune de ses vingt-cinq pièces intéresser un autre que lui. Ce fils de franc-comtois protestants, ouvriers chez Peugeot à Sochaux, étudie d'abord la philosophie avant de se consacrer à l'art dramatique. Avec sa compagnie, il monte en bénéficiant d'une vraie reconnaissance de metteur en scène des auteurs comme Ionesco (sa mise en scène de La Cantatrice chauve fait date) ou Beckett, ce qui lui permet de produire, sans beaucoup d'échos, ses propres textes. C'est en 1990 qu'il écrit Juste la fin du monde dont il reprendra le thème dans une dernière pièce, Le Pays lointain, achevée une semaine avant sa mort. Avec lui disparaît alors, dans une quasi indifférence, un inventeur de style, un immense poète, un auteur dramatique qui, dès ses trente ans se sachant condamné, explore de manière incantatoire les thèmes de l'abandon, du retour et de la réconciliation.

Sur un proscenium, en avant-scène, au coeur de la salle Richelieu, Michel Raskine met en scène l'oratorio de Jean-Luc Lagarce avec sobriété et discernement, acceptant tout le lyrisme étrange de ce théâtre pourtant consacré au quotidien. Les Comédiens Français dont Pierre Louis-Calixte et Laurent Stocker (nommé pour ce rôle aux Molière) entrent en état d'incandescence, portant littéralement, dans leurs bras et avec leurs larmes, un public bouleversé. II n'y aura pas en cette saison d'instants de théâtre plus essentiels que ceux de Jean-Luc Lagarce qu'il faut écouter encore nous dire l’absolue nécessité d’écrire:

«Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, en construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons.»

Thierry Jopeck

  • Juste la fin du monde, de Jean-luc Lagarce, mise en scène de Michel raskine, avec Pierre Louis-Calixte, Laurent Stocker, Catherine Ferran, Elsa Lepoivre, Julie Sicard. Comédie-Française, jusqu'au 1er juillet 2008. Tel : 0825 10 1680 et sur le site www.comedie-francaise.fr.

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Deux petites dames vers le nord de Pierre Notte scène du théâtre Deux petites dames vers le nord de Pierre Notte

Deux sœurs, la soixantaine, partent dire à leur père, enterré vingt-cinq ans plus tôt dans un petit cimetière des environs d’Amiens, que « Maman est morte ». Une heure quarante d’enchantement grave et réjouissant.

En quelques années, Pierre Notte s’est imposé sur la scène française. Une écriture singulière, mélange percutant du parler le plus familier et d’une musicalité sophistiquée. Des situations familiales, des voyages initiatiques qui conduisent de la cuisine à la chambre, un monde de petits riens où se dissimulent les grands secrets de la vie, en général ratée mais néanmoins aimée. Un goût de l’absurde, de la situation comique et du jeu de mot qui flirte avec le vaudeville de Labiche, le cabaret des années 50, la grâce surannée d’un dialogue de Jacques Demy. Un univers qui passe les frontières et les cultures : Rome s’enthousiasme pour l’œuvre et Tokyo accueille pour la seconde fois l’auteur en mai prochain. Il y a quelques semaines, Se Mordre, drame vertigineux dérivé des jeux d’enfants, était créé avec une rigueur impressionnante par de toutes jeunes comédiennes et un metteur en scène de vingt ans frais émoulu du conservatoire. Ce sont trois anciens de la Comédie-Française qui s’emparent aujourd’hui, avec une humeur vagabonde, du périple picard de deux sœurs philosophant sans le savoir sur leurs vieux parents défunts.

Bernadette, Christine Murillo gargantuesque, et Annette, Catherine Salviat cristalline malgré quarante années de Maison de Molière dans les souliers, perdent leur mère un soir désastreux où elles se sont rendues au théâtre. La maman passée en cendres et en urne reste néanmoins une question de fond que la mort n’a pas réglée. Parties à la recherche de la tombe oubliée du père, les deux femmes s’égarent, s’effraient, s’épanchent, s’épaulent. Le temps d’un dimanche, elles remontent l’histoire de la présence des morts et cherchent une raison d’être vivantes. C’est éreintant comme un deuil, tournoyant comme la grande roue des Tuileries, planté dans un humour vachard qui n’a peur de rien. Pierre Notte tient le pari de rire, non pas de la mort, mais avec les disparus, bras dessus-bras dessous, sans rancune mais en ne leur passant rien.

Magiques assurément, les deux interprètes le sont, sœurs à la ville comme à la scène, comédiennes éblouissantes, mises en scène avec un tact efficace jamais pris en défaut par Patrice Kerbrat, lui aussi ancien sociétaire du Français. Leur complicité les guide à chaque moment de l’œuvre ambiguë, vrai soleil noir de Pierre Notte, où tout est à l’aune, contrariée et saugrenue, insolente et angoissée, de l’ultime réplique de la pièce : marche arrière et en avant toute.

Thierry Jopeck

  • Deux petites dames vers le nord, de Pierre Notte, mise en scène de Patrice Kerbrat, avec Christine Murillo et Catherine Salviat, Théâtre de la Pépinière Opéra, 7 rue Louis-le-Grand, 75002 Paris, tel : 01 42 61 42 53, jusqu’en juin 2008.

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L’École des Femmes de Molière scène du théâtre de L’École des Femmes de Molière

Jean-Pierre Vincent, après des Fourberies de Scapin d’anthologie, il y a dix-huit ans, invite de nouveau Daniel Auteuil pour un second pari risqué avec Molière. A part l’auteur, tout le monde a beaucoup vieilli.

L’École des Femmes est une pièce aride. Peu d’histoire, pas d’action, des scènes redondantes, un discours qui semble patiner, une logorrhée du personnage principal un soupçon migrainatoire, des rôles secondaires crétins à souhait et comme très souvent chez Molière, un dénouement bâclé et insipide. Parallèlement, la pièce est une légende du théâtre français. Discours complexe et non sans ambiguïté sur l’éducation, l’amour et les femmes. Manifeste pour la liberté de la jeunesse et des filles. Déclaration de guerre aux pères, à l’autorité, au pouvoir. Terrifiante et déchirante personnalité d’Arnolphe, tyran de sa pupille à son tour tyrannisé par son extrême besoin d’amour. Rôle d’ingénue devenu, depuis l’interprétation d’Isabelle Adjani il y a presque quatre décennies, un top 50 de stars. Rôle de barbon, Arnolphe, l’un des plus longs du répertoire en vers, rendu mythique par Louis Jouvet.

Il y a peu à dire de ce qui est aujourd’hui proposé. Dévolue à la célébration de Daniel Auteuil, la mise en scène de Jean-Pierre Vincent est paresseuse jusqu’à l’absence, vaguement animée par un décor assurément coûteux, très haut et fort méchant (comme on dit chez Poquelin) du peintre Jean-Paul Chambas qu’on a connu mieux inspiré. Agnès est idiote jusqu’à l’os ce que parvient à faire croire avec (trop de) talent, Lyn Thibault, saisissante et exaspérante.

Daniel Auteuil mouille sa chemise dans un premier degré qui laisse pantois par son honnêteté et son renoncement absolu à toute pluralité du sens. Attifé d’un costume inspiré par des gravures sensées prouver que Molière himself l’a porté ainsi (et alors?), Auteuil joue gras et drôle, clin d’œil et couverture à soi. Il serait malhonnête de ne pas signaler que le public, nombreux, semble apprécier énormément, toutes générations confondues, cette interprétation carrée avec texte passé à la râpe du bon sens. On voit, un train avant lui, où Daniel Auteuil veut en venir pour chaque réplique tant le jeu est télécommandé par une conception illusoirement historique du comique qui aurait été celui de l’auteur, il y a 350 ans. C’est un peu du théâtre et beaucoup de l’archéologie du dimanche. Agnès le dit : «le petit chat est mort ». C’est moins sûr pour les dinosaures.

Thierry Jopeck

  • L’École des Femmes, de Molière, mise en scène de Jean-Pierre Vincent, avec Daniel Auteuil, Lyn Thibault, Stephane Varupenne, Théâtre National de l’Odéon, jusqu’au 29 mars, en tournée dans toute la France en janvier et février 2009.

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La Mégère apprivoisée de Shakespeare scène du théâtre de La Mégère apprivoisée de Shakespeare

La Comédie-Française donne une fête alerte et pleine de gouaille pour des retrouvailles avec La Mégère apprivoisée, comédie très bancale, rarement jouée et mal considérée du grand Will.

L’essentiel de ce qu’on connaît en France de La Mégère apprivoisée se résume à sa très hollywoodienne transposition à l’écran en 1967, occasion supplémentaire pour Richard Burton et Elizabeth Taylor de s’offrir sur la pellicule une de ces grandioses scènes de ménage qui firent de leur vie privée et artistique un combat de titans. Dans les décors et costumes chatoyants filmés par un Franco Zeffirelli toujours plus inspiré par les apparences que par le sens, c’était alors la rixe de deux monstres sacrés, trop vieux, trop gros, trop maquillés.

Ce qui éclate comme un pétard de 14 juillet sur la scène de la salle Richelieu, c’est la jeunesse fantaisiste, l’énergie de carnaval de la troupe des Comédiens-Français. En tête de distribution, Françoise Gillard (la splendide Roxane de Cyrano dans la mise en scène de Denis Podalydès, reprise en juin prochain) est une Catarina certes rebelle mais aiguisée qui piétine tous les lieux communs de l’hystérie féminine, bien calés dans le machisme ambiant, celui de Shakespeare comme le nôtre. A ses côtés, Loïc Corbery pétarade, acteur brillantissime, au jeu bodybuildé en la circonstance mais d’une joie communicative, un bonheur d’acteur qui s’empare avec panache du rôle empâté et antipathique de Petruchio, le maître maîtrisé de Catarina. Il faut encore citer Jérôme Pouly, Pierre-Louis-Calixte et Benjamin Jungers, jeune sociétaire ou récents pensionnaires, juste parfaits.

La mise en scène de Oskaras Korsunovas laisse plus circonspect. Sans doute prisonnier du talent explosif de ses interprètes et de la faiblesse dramaturgique de la pièce, le metteur en scène lituanien a cherché le geste scénographique comme le bâtisseur cherche son geste architectural, spectaculaire, théorique et souvent contre performant. Dans un décor contraint qui réduit la scène à un espace brouillon de tréteaux sophistiqués, l’idée maîtresse de Korsunovas aura été de transformer les acteurs en porteurs de planches. Tous les interprètes transportent leur personnage aux costumes cloués sur un panneau de bois dont ils jouent comme d’un double, une ombre portée matérialisée, encombrante et obsessionnelle. Elle ne les lâche pas ; ils la font tournoyer et claquer, bouclier, paravent et raquette. On comprend toute la dimension symbolique de l’affaire qui laisse néanmoins frustré et éreinté après deux heures de cette dramaturgie en kit à monter soi-même. On sait gré à Oskaras Korsunovas d’avoir, malgré l’idée risquée, su faire de ses comédiens des menuisiers, échafaudeurs et véliplanchistes fulgurants, excentriques comme leur metteur en scène, mais efficaces. Eux, les planches, ils les brûlent.

Thierry Jopeck

  • La Mégère apprivoisée, de William Shakespeare, mise en scène de Oskaras Korsunovas, avec Françoise Gillard, Loïc Corbery et la troupe des Comédiens-Français, Comédie-Française, jusqu’en juillet 2008.

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L’Hôtel du Libre-Échange de Georges Feydeau scène du théâtre deL’Hôtel du Libre-Échange de Georges Feydeau

L’austère Alain Françon, directeur du Théâtre National de la Colline, met en scène un Feydeau épuré et distancié.

Fils d’écrivain, grand bourgeois cultivé et caractère fantasque, enfant prodige du théâtre, Georges Feydeau est fait pour le succès qu’il rencontre dès ses vingt-cinq ans. Un quart de siècle de triomphe débute alors qui le conduira au plus profond d’un désarroi tragique pour le laisser mourir interné dans un asile de Rueil-Malmaison en 1921. L’Hôtel du Libre-Échange appartient à la série des pièces dites « grandes machines » tels Tailleur pour dames, Le Dindon, La Puce à l’oreille, La Dame de chez Maxim qu’il écrit en rafale jusqu’en 1900. A compter des premières années du XXe siècle, Feydeau se consacre à des pièces courtes habitées d’une psychologie sombre et burlesque frôlant les prémices d’un théâtre de l’absurde.

Curieusement, c’est aux grandes machines, à leurs portes qui claquent, à leur lit tournant, à l’attirail désopilant du ridicule bourgeois empêtré dans sa mauvaise conscience et son sens des convenances que la fine fleur des metteurs en scène s’intéresse aujourd’hui. Lukas Hemleb ou Stanislas Nordey ces dernières saisons, Alain Françon aujourd’hui. L’art et la réflexion qu’ils prêtent à ce théâtre du bonheur, de la jouissance de la blague, du « mourir pour un bon mot », malgré tout son intérêt et sa qualité, souffre de la puissance de tir de Feydeau, maître d’une situation vaudevillesque qui ne se plie pas, ou si rarement, à la relecture contemporaine. Et sur le bord de la scène, négligés, encore méprisés, restent les diamants bruts en un acte, vertigineuse descente aux enfers drolatiques du couple, de l’amour et de l’ennui, pièces noires comme de l’encre dont les titres triviaux demeurent peut-être trop dissuasifs : Feu la mère de Madame, On purge bébé, Hortense a dit : je m’en fous.

Comme ses confrères, Alain Françon n’a pas cru devoir s’intéresser à cette mine à ciel ouvert presque vierge et offre avec L’Hôtel du Libre-Échange, loufoquerie qui ne compte pas au demeurant parmi les meilleurs de Feydeau, un exercice vu maintes fois désormais: une vision élégante, un soupçon brechtienne, très théâtre subventionné, mi-repentante, genre « j’y suis sans en être » de cette incartade dans le primesautier belle-époque. Sauvé par quelques uns des comédiens, hélas pas tous, des affres d’un décor essentiellement raté, le spectacle traîne une jolie langueur, celle d’une petite maladie au traitement inadéquat, pas vraiment désagréable dans son absence de conséquences et dont on se remettra vite.

Thierry Jopeck

  • L’Hôtel du Libre-Échange, de Georges Feydeau, mise en scène de Alain Françon, avec Clovis Cornillac, Anne Benoit, Jean-Yves Chatelais, Théâtre National de la Colline, Paris, jusqu'au 24 février 2008.

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L'affaire de la rue de Lourcine,
Les Etourdis,
La Méchante vie scène du théâtre de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff

Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff – L'affaire de la rue de Lourcine de Labiche, Les Etourdis, La Méchante vie d'après les Scènes populaires d’Henri Monnier.

En ce printemps, sur les scènes de province, trois productions des célèbres créateurs des Deschiens promènent leur folie et leur sens de la dérision selon trois déclinaisons originales et inégales de leur talent.

Pompons, passementerie, tentures et rideaux à glands, petits meubles peints, le décor créé par Macha Makeïeff est une boite à folie dans laquelle s'enchâsse un Labiche, comme toujours hilarant de bêtise embourgeoisée, comme rarement troublant et réfléchi. Le raffinement des objets percute la tragédie absurde de L'affaire de la rue de Lourcine, vaudeville qui vire ici au conte philosophique. Dans l'appartement des Lenglumé, deux hommes, anciens camarades de lycée, se réveillent après une nuit de beuverie. Le hasard, la honte et les déficiences chroniques de la nature humaine les font peu à peu se persuader d'être les assassins d'une femme découverte morte rue de Lourcine. Terrassés de culpabilité, pétris de confort bourgeois et animés de la plus obtuse des absences de conscience, ils arrivent très vite à échafauder d'ignobles stratagèmes pour éliminer physiquement les prétendus témoins d'un crime qu'ils n'ont finalement pas commis. Jérôme Deschamps et sa compagne Macha Makeïeff signent là sans doute l'un des plus brillants exercices de leur prestigieuse carrière. On retrouve dans cette Affaire de la rue de Lourcine leur regard d'ethnologues et de forains portés sur le grand cirque des hommes et défendu par des comédiens toujours étonnants de singularité.

C'est ce même talent qu'ils exercent avec Les Étourdis, objet théâtral et bouffon où le texte, rarement plus que quelques onomatopées empruntées à notre quotidien, n'est guère qu'un tremplin à la projection du contexte humain. Son seul campement physique et géographique, dépourvu de paroles sensées, délivre un message rigolard et salvateur. C'est le genre dans lequel le couple excelle depuis 25 ans, portant au sommet de la névrose et de la gaieté les situations les plus communes, leur conférant les dimensions de paraboles saugrenues. Dans une très incertaine usine à fabriquer des choses, un peuple de petits employés, dont les cervelles refusent spontanément d'épouser la pensée unique, officie dans des métiers abscons et catastrophiques, entraînant le monde de l'entreprise et de la performance à sa perte. On en sort malade de rire, inapte définitivement à regarder l'organisation du travail comme une science d'avenir. Salut ému aux Temps Modernes et à Chaplin, ces Étourdis constituent un éphémère mais essentiel antipoison aux doctrines mortifères sur l'emploi, la rentabilité et la consommation qu'on nous somme d'avaler.

Nouvelle incursion des Deschamps-Makeïeff dans leur auscultation du répertoire, La Méchante vie, d'après les scènes populaires d'Henri Monnier, laissent le spectateur curieusement étranger à ce qui se passe sur le plateau. Deux acteurs travestis en logeuses acariâtres, Mme Girardet et Mme Dujardin, médisent du monde et de leurs contemporains. L'exposé de la méchanceté humaine y est lourd, laborieux, un peu nauséeux. Pris au piège d'un moraliste satirique dont la plume était une épée (Baudelaire disait de lui : «Monnier, c'est la froideur d'un miroir qui se contente de réfléchir les passants ») les metteurs en scène ne sont pas parvenus à restituer le fond d'une société médiocre jusqu'à la vilenie dont la douleur peut expliquer, à défaut de l'excuser, l'intrinsèque méchanceté. Il reste une impression confuse et irritante de n'avoir retrouver de l'oeuvre cinglante de Monnier que quelques borborygmes ineptes vêtus de robes à fleurs et d'air idiot.

Thierry Jopeck

  • Les Étourdis, Maison de la culture de Grenoble, du 5 au juin 2007 ;
  • L'Affaire de la rue de Lourcine, du 2 au 6 mai à à la Comédie de Reims, du 21 au 25 mai à Odyssud, Toulouse-Blagnac, à Noisy-le-Grand le 31 mai ;
  • La Méchante Vie, Scène nationale de La Rochelle du 13 au 16 juin, à Zurich (Suisse) les 28 et 29 juin.

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Le Retour au désert de Bernard-Marie KoltèsScène du théâtre "Le Retour             au désert" de Bernard-Marie Koltès

En faisant entrer au répertoire de la Comédie Française l'une des oeuvres ultimes de Koltès, Muriel Mayette signe à la fois une mise en scène puissante et déclenche une polémique qui ancre la Maison de Molière dans les plus vifs des débats de société.

Quelques mois avant la mort de Bernard-Marie Koltès en 1989, Patrice Chéreau qui a bâti, oeuvre après oeuvre, le triomphe du jeune dramaturge sur toutes les scènes d'Europe, crée Le Retour au désert. Jacqueline Maillan et Michel Piccoli, interprètes principaux, laissent alors le public et la critique médusés et parfois sceptiques devant la découverte d'une entreprise artistique déroutante qui aura davantage convaincu par le souvenir qu'elle laisse que par sa présence éphémère sur le plateau du théâtre du Rond Point. De cette oeuvre captivante par son ambition et son inscription dans l'histoire de la littérature dramatique, parfois ambiguë dans son propos, empruntée dans sa forme, Muriel Mayette, administrateur général du Français depuis le mois d'août dernier, a su dominer la légende, transcender les failles, ouvrir des chemins de traverse auxquels personne n'avait songé avant elle.

Brutales et pitoyables retrouvailles d'un frère et d'une soeur au fond de la province française dans les années 60, en pleine guerre d'Algérie, Le Retour au désert emprunte à tous les genres connus. Antiques Atrides de la Vième République balbutiante où tous les préfets tiennent de Papon, Mathilde et Adrien, flanqués de leurs enfants, d'une famille et d'une domesticité passablement fêlées, règlent les comptes immémoriaux de la vie de famille. Sauvage à la manière d'un Shakespeare réécrivant la Guerre des Deux Roses, bourgeois comme un Octave Mirbeau pris dans la haine de sa propre classe, symboliste comme un Maeterlinck de la folie douce, poético-précieux comme le pire de Cocteau, Koltès brûle toutes les cartouches de l'écriture, perdant parfois la singularité de ses propres munitions, enfantant un texte métissé, drame dévastateur et comédie semant la panique, un peu racoleuse et très rugissante. De cette oeuvre aux facettes contradictoires, Muriel Mayette a voulu tout prendre et tout sertir dans une énergie de pleins et de déliés, donnant à sa lecture une cohérence qui éclaire, traduit, pose l'enjeu, suit la trajectoire, projette le sens. C'est un regard neuf, audacieux, aimant. Porté par des comédiens habités d'une urgence à jouer, à exister, éblouissantes silhouettes de l'errance, entre vaincre ou mourir.

Une nouvelle production du Français court sur plusieurs saisons. Celle-ci pourrait disparaître au mois de juin après une trentaine de représentations. Car François Koltès, frère et ayant droit de l'oeuvre de Bernard-Marie, conteste à Muriel Mayette le droit de poursuivre l'exploitation. Il reproche à la metteur en scène d'avoir trahi la volonté de son frère en faisant jouer le rôle d'Aziz, le domestique algérien, par un pensionnaire de la Comédie Française qui n'est pas arabe. On a déjà beaucoup glosé, avec pas mal de confusion et quelques subtilités, sur cette querelle qui rejoint, bien au delà de notre théâtre national, les chemins tortueux de notre mauvaise conscience et la place de l'autre dans notre intérieur propret. L'enfer, qui y est bien réel, est comme partout pavé de bonnes intentions et l'exigence de François Koltès, si elle mérite le respect, appelle aussi d'être discutée, ce qu'a fait avec pertinence et conviction Muriel Mayette.

L'héritier de l'auteur (qui dans sa pièce écrit: «il faudrait supprimer l'héritage»; perfide boomerang!) ne l'a pas supporté et refuse d'autoriser davantage la poursuite des représentations. Longue bataille devant les tribunaux en vue. Le droit semble du côté de François Koltès, ayant droit tout puissant pour encore environ 55 ans de l'oeuvre de son frère. Mais le bien public, la circulation des idées, la liberté de la création, la diffusion des oeuvres, l'accès à la culture appellent de toutes leurs forces que la loi qui les contraint aujourd'hui soit interrogée. On pourra, au prétoire qui devra dire notre droit à connaître et à voir malgré les règles de l'héritage, faire comparaître Victor Hugo, cet inusable témoin des choses vues, et ainsi comprises dès 1878 : "L'écrivain, en tant qu'écrivain, n'a qu'un héritier, c'est l'héritier de l'esprit, c'est l'esprit humain, c'est le domaine public. Voilà la vérité absolue".

Thierry Jopeck

  • Le Retour au désert, mise en scène de Muriel Mayette, Comédie-Française, en alternance jusqu'au 7 juin 2007, tél 08 25 10 16 80.

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Journalistes de Pierre Notteaffiche de la pièce de théâtre "Les journalistes"

Après Moi aussi je suis Catherine Deneuve, création phare de la saison passée, Pierre Notte poursuit son relevé topographique et caustique des égarements de l’ego. .

C’est la marque d’un auteur et d’une œuvre. Là où d’autres papillonnent dans l’air du temps et font d’une grosse ficelle le fil des idées qu’ils n’ont déjà plus, l’auteur de Journalistes, consacré l’an dernier par le Molière du spectacle théâtre privé et une nomination de meilleur auteur, choisit le tête-à-queue pour orchestrer une nouvelle descente dans nos affres égotistes. Être le même différemment, changer de belvédère pour regarder le monde, se mouvoir quand tout requiert qu’on se fige. Terminé, le huis clos caractériel et introspectif d’une famille explosant sous la pression d'un cake au citron trop levé qui fit le succès de Moi aussi je suis Catherine Deneuve. A l’opposé, Pierre Notte se saisit désormais d’une caravane de déplorables énergumènes, raisonnant comme des tambours entre TGV, Festival d’Avignon, messe à St Roch et petit fours au ministère de la culture. Une brochette de critiques dramatiques au cervelet déconfit, en pleine crise identitaire, croise un kaléidoscope de cultureux hurluberlus en voie d’internement. A l'étroit dans la panoplie du raté revenu de tous les genres théâtraux, ils cherchent leur chemin de Damas : rencontrer le moyen d’exister davantage, être soi beaucoup plus que les autres ne sont eux. Vivre et tuer. Symboliquement, et plus si affinités.

Aux manettes, Jean-Claude Cotillard, intime désormais de cette prose incisive et élégante qu'il monte pour la seconde fois, signe une mise en scène où chaque geste dessine les frontières : espace, identité, conflit, pétage de plomb. Pas de mécanique ou de machine à rire, un travail épuré qui fixe les lignes de fuite d’une pièce construite comme une mosaïque : petits bouts de verre qui ont pour profondeur leur reflet unifié dans nos yeux. Zazie Delem, elle aussi experte de l’univers de Pierre Notte, incarne avec subtilité la figure ambiguë du désabusé qui pourrait encore y croire et de sa puissance comique sait faire un art poétique. Sophie Artur, dont la présence est un absolu bonheur, impose au fer et au fouet, une foule de personnages à l’exotisme mondain dont chaque apparition déclenche l'hilarité. Exceptionnelles interprètes entourée par le jeu décalé de Marc Duret, par la jeunesse sophistiquée d'Hervé-Claude Ilin, par Romain Apelbaum enfin (formidable Romain Apelbaum !).

De ce petit peuple de journalistes culturels, critiques dramatiques (ce que fut un temps l’auteur) jaillissent, comme un diable à ressort de sa boite en carton, les sauvageries du quotidien, les crimes mineurs et bien réels par lesquels on exécute sûrement son prochain, la honte bue à plein verre pour connaître l’ivresse d’exister, momentanément. Ils sont journalistes et pourraient être employés, cadres, chômeurs, fonctionnaires, profs, mères de famille, étudiants, potaches, curés, comédiens, ces petits barbares nos frères. Tous pris dans la nasse : devoir paraître, suivre le mouvement, conquérir une place, venir, voir, vaincre et de toute façon mourir. Et toujours en s’étant trompé.

Journalistes, subtil rejeton d’un Brecht qui aurait écrit avec Labiche et causé avec Lagarce, est une pièce exempte de morale et de leçon. Ni conclusion ni message. Ni charge ni procès. Juste la tendresse toujours déçue, toujours renaissante de l'auteur pour un genre humain médiocre mais adoré. Plane une inquiétude cependant. Pacifique et sombre. Bien la seule à ne pas faire rire dans ce théâtre intègrement drôle. Elle s’exprime de manière lancinante, au terme de la pièce, dans le regard que Romain Apelbaum prête avec perfidie à son personnage d’imbécile fatal : et en plus d’être bête, si j’étais méchant ? Le crime parfait.

Thierry Jopeck

  • Journalistes de Pierre Notte, mise en scène de Jean-Claude Cotillard avec Sophie Artur, Zazie Delem, Romain Apelbaum, Hervé Claude Ilin, Marc Duret, Théâtre Tristan Bernard, 64 rue du Rocher 75008, tel : 01 45 22 08 40.

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Les Éphémères d’Ariane Mnouchkine – Théâtre du soleilaffiche de la pièce de théâtre "Les éphémères"

Plus de quarante après la création du Théâtre du Soleil, le nouveau spectacle d’Ariane Mnouchkine suscite une émotion et une admiration à la démesure de sa directrice, sans égal. .

On le sait, elle est une fée, un rien sorcière. Une présence qui tient de la grâce, une souveraine en pull à mailles larges, un trésor vivant vaguement gourou, toujours en rogne contre un monde qui va de travers. En quatre décennies, elle a orné le théâtre français de sa plus haute expression politique, de son engagement le plus intègre, de son exigence la plus morale. Elle a accueilli elle-même par centaines de milliers les spectateurs, déchirant la souche des billets, aidant les plus âgés à passer une marche, les plus jeunes à découvrir l’intemporelle beauté du lieu qu’elle a inventé, recevant ses hôtes comme des parents venus la rejoindre. Elle est la dernière aujourd’hui à célébrer le théâtre comme un culte offert à l’humanité, fusionnant sa vie et son art, cultivant l’utopie et l’ascèse, déterminée à changer le destin par la force de son geste. Elle est Eschyle et Shakespeare, les damnés de la terre et la racaille du coin.

Les Éphémères, plus encore peut-être que le Dernier Caravansérail créé en 2003, célèbrent la faiblesse et cependant la transcendance de l’homme sur toutes choses. Ariane Mnouchkine s’est autrefois confrontée aux crimes du pouvoir, à l’épopée des peuples, à l’errance des exclus, au martyre des exilés. Les années passant, la voilà qui s’en prend au temps, à l’indécrottable et fallacieux sentiment d’éternité qui nous habite et nous conduit à cette folie d’être immobile quand tout appelle l’engagement et l’urgence. L’espace, nouveau et sublime théâtre aux gradins de bois semés d’étoiles incandescentes, la scène centrale, la scénographie faite de plateaux mobiles qui viennent et s’évanouissent comme des trous de mémoire, les spectateurs rassemblés en parlement depuis leurs deux hémicycles oblongs, tout convoque à l’examen de la passagère épreuve d’être vivant, des occasions manquées, de l’aveuglement né de la douleur, de l’espoir dissous dans la confusion.

De cette ronde terrible qui étreint le cœur, Ariane Mnouchkine guette l’indice qu’il faut sauver, la minute à épargner, le fil à tirer, l’instant à réinventer. Très rares sont ceux qui auront capté, comme elle pour la scène, cette conscience proustienne du mystère du temps et du plus grand mystère encore qu’est notre incompréhension de la valeur de ce temps. Une trentaine de comédiens, des centaines d’objets comme un inventaire des mythologies du quotidien, une création musicale aux accents cosmopolites, 6 heures de spectacle et le cours de la vie, entre vallée de larmes et combat de l’esprit.

On ne sort du Théâtre du Soleil ni meilleur ni changé. Mais conscient et fébrile. Entré en querelle avec ce temps qu’il nous faut disputer à nous-mêmes et reconquérir. Animé du désir d’apporter une réponse à notre passage comme le fit le romancier et poète américain Raymond Carver, cité par Ariane Mnouchkine :

Alors as-tu trouvé
Ce que tu voulais dans cette vie, malgré tout ?
Oui.
Et que voulais-tu ?
Pouvoir me dire bien-aimé, me sentir
Bien-aimé sur la terre.

Thierry Jopeck

  • Les Ephémères, création collective mise en scène par Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’en avril 2007, tel : 01 43 74 24 08.

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Le Tartuffe ou l’Imposteur de MolièreEric Genovese dans Tartuffe

La Comédie Française tourne en France Le Tartuffe, mis en scène par Marcel Bozonnet. On y cherche en vain le soufre et la causticité de son génial créateur.

Marcel Bozonnet est toujours administrateur général du Français et pense le rester encore cinq ans lorsqu’il signe la saison dernière cette peu convaincante approche de la grande comédie provocatrice de Molière. Depuis, le metteur en scène a été remercié assez cavalièrement par le ministre de la culture et a quitté sa charge précipitamment cet été. Rendu à la vie civile, comme il aime à le dire lui-même, Marcel Bozonnet peut suivre cette tournée française de la troupe nationale, un événement toujours considérable dans un pays qui voit rarement les productions de la Maison de Molière sortir de la salle Richelieu. Il a désormais le temps de peaufiner quelques adaptations scénographiques indispensables et de suivre les prises de rôle de nouveaux interprètes. On aimerait sans y croire qu’il puisse revoir des partis pris de mise en scène artificiellement plaqués sur l’oeuvre.

Il y a pourtant du départ des audaces qui promettaient. Celle par exemple de confier Tartuffe au magnifique Eric Génovèse dont la jeunesse et le brio auraient pu donner une force maléfique au règne de l’hypocrisie. Celle de confier le rôle de la mère d’Orgon, dévote acariâtre et nuisible, à un sociétaire chevronné comme Gérard Giroudon. Celle d’envisager comme une volière affolée par la tempête les atermoiements amoureux des jeunes premiers pris dans la nasse du complot. Celle enfin de demander à Bakary Sangaré, unique comédien du Français d’origine africaine, d’endosser le rôle d’Orgon, ce bourgeois intelligent et sensible, manipulé dans sa foi, aveuglé par une piété exaltée qui le conduit au bord du crime.

De tout cela, il ne reste guère que trois longues heures pesantes, dénuées de vie et de rythme. Bakary Sangaré donne à Orgon les sentiments d’un benêt confit en religion, les jeunes premiers sont aussi insipides qu’inaudibles. Bernard Giroudon ne trouve pas le sens de la raillerie dans un travestissement qu’il semble porter comme une croix. Et tout le charme délétère d’Eric Génovèse ne peut suffire à rendre crédible son Tartuffe racaille et beau gosse. Confronté à un Orgon dérisoire, son jeu s’étiole, ne trouve pas sa réplique, ne décolle pas des limites d’un joli numéro qui ne fera pas date.

On ne sent à aucun moment dans le travail de Marcel Bozonnet ce qui a été pour lui l’urgence et l’absolue nécessité de monter ce texte vertigineux, triomphe et disgrâce de son auteur, l’une des œuvres les plus radicalement libres et provocatrices de l’Ancien Régime (et de plus récents, sans doute). Ainsi va l’histoire collective avec Molière, chacun porte en soi, depuis l’école parfois, son Tartuffe, son Misanthrope, son Dom Juan, son Bourgeois Gentilhomme, son Avare. Marcel Bozonnet aurait pu vouloir présenter et défendre son Tartuffe. Il faut bien reconnaître que dans la mise en scène qu’il propose, il n’y a personne de ce nom. .

Thierry Jopeck

  • Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, mis en scène par Marcel Bozonnet, interprété par la Comédie Française ; entre autres dates : à Béziers les 24 et 25/11 ;à Vire e 2/12 ; à La Rochelle, les 6et 7/12 ; à Châteauroux, les 11et 12/12 ; à Massy les 15,16 et 17/12 ; à Saintes le 11/01, à Lunéville le 23/03 et à Basse Terre en Guadeloupe du 14 au 16/03.

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Loretta Strong et Le Frigo précédés de
Les Poulets n’ont pas de chaise //
La Tour de la Défense de CopiMarcial di Fonzo Bo dans La Tour de la défense

Marcial di Fonzo Bo poursuit son périple dans l’œuvre de Copi. Il livre quatre nouveaux opus aux bonheurs inégaux.

Le comédien et metteur en scène franco-argentin Marcial di Fonzo Bo s’est lancé dans une aventure exaltante. Après une Eva Peron d’anthologie la saison dernière qui succédait à une première création Copi, un portrait, il crée à Avignon cet été quatre spectacles autour de son auteur fétiche. Les trois premiers programmés désormais par le Festival d’Automne composent un triptyque singulier tandis que La Tour de la Défense poursuit seule sa route.

Rien de plus éclaté, inhabituel et différemment bouleversant que ce vaste programme consacré à un auteur disparu il y a vingt ans et dont on aurait pu croire que l’œuvre témoignait du désordre amoureux et de l’égarement des valeurs de la fin du XXe siècle sans pour autant devoir leur survivre. Avant que son jeune compatriote ne le fasse revenir de manière récurrente sur la scène, Copi restait un émouvant souvenir, celui d’un être déchiré que son propre drame et sa mort à 48 ans rendaient emblématique des années 80, entre drogue et désamour, sida et désenchantement.

Le travail sophistiqué, animé d’un sens du spectacle et d’une imagination insensés que mène Marcial di Fonzo Bo inscrit le théâtre de Copi dans la durée, celle que donne le sens hors des modes, l’émotion hors des engouements vite éprouvés, vite jetés. Force est de constater que tout ne résiste pas dans l’œuvre prolifique de celui qui fit aussi bien du théâtre que de la publicité (la bonne espagnole de "Perrier, c’est fou !" ) et de la bande dessinée. De ses dessins justement, le metteur en scène tire son premier volet, Les Poulets n’ont pas de chaise, publiés en 1966, somptueuse scénographie fondée sur le coup de crayon de Copi dont le résultat plastique suscite l’admiration mais laisse relativement froid. L’exercice de style est superbe et peut-être assez vain.

Les deux grands monologues incantatoires, lointains hommages à La voix humaine de Cocteau, Loretta Strong et Le Frigo, malgré leurs interprètes, dont Marcial di Fonzo Bo lui-même, exceptionnel, soulignent combien une œuvre comporte d’inégales facettes et combien il faut de tentatives et de déboires pour parvenir à extraire de soi l’indispensable et l’unique. C’est le rare privilège qui se retrouve dans La Tour de la Défense, pièce noire, d’une violence sociale parfois insupportable et que seul l’humour ravageur et outrancier de son auteur parvient à conduire du côté du supportable.

Dans cette tour infernale de solitude, le 31 décembre 1977, une brochette de bourgeois jeunes, branchés et assez crétins tente de fêter l’an neuf. Vaudeville amer et hilarant, le réveillon sombre dans la démence d’un incendie qui ravage la tour, les sentiments, les apparences et la bonne éducation. De ce brasier, où les comédiens, Pierre Maillet et Marina Foïs en tête, semblent à chaque instant se consumer de rage et de rire, il ne restera rien or ce que Copi a traqué toute sa vie durant, l’illusion d’une solitude enfin rompue, le fantôme d’une paix enfin trouvée.

Thierry Jopeck

  • Loretta Strong, Le Frigo, Les Poulets : à Brest, du 22 au 24/11 ; Douai, le 29/11 ; Lyon du 6 au 10/03 ; Rennes du 13 au 17/03.

  • La Tour de la Défense : à Bobigny du 7 au 12/12 ; à Lyon du 16 au 22/12.

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Quartett de Heiner MüllerIsabelle Huppert Quartett

Bob Wilson signe un opéra de lumière et de maniérisme pour la très sulfureuse pièce du dramaturge allemand inspirée des Liaisons Dangereuses de Laclos.

Statue du commandeur du théâtre allemand de l'après-guerre, Heiner Müller , disparu en 1995, a construit son oeuvre sur le champ de ruines laissé dans son pays par le conflit mondial. Mais tout une partie de son théâtre échappe à son introspection est-allemande. Elle explore les grands textes du passé et les réécritures qu'il en donne se posent comme autant de «dialogue avec les morts». Quartett, publié en 1985, appartient à cette veine de la production du grand dramaturge. Müller y cristallise en quelques dizaines de pages le ballet mortifère des Liaisons Dangereuses inventé à la veille de la Révolution Française par Choderlos de Laclos.

Valmont et la Merteuil s'y affrontent comme des chefs de guerre sanguinaires dont l'esprit de cruauté, le cynisme et l'élégance insidieuse, consacrés par le style de Müller d'une beauté rigoureuse, offrent à l'esprit une effarante descente aux enfers. Bob Wilson avait déjà, il y a quelques années, monté ce texte culte de la littérature allemande contemporaine. Il compose cette fois une nouvelle version de sa vision pour Isabelle Huppert et Ariel Garcia Valdès. Somptueusement travaillée avec une débauche de moyens techniques, la mise en scène de l'américain pulvérise le texte de Müller, comme il avait autrefois réduit en cendres celui de Marguerite Duras, autre victime de ce formidable quincaillier de lumières et de sons.

Rendu strictement incompréhensible, le texte ne devient plus que l'argument léger d'une symphonie d'une heure trente de projections, de danse et de musique, hypnotique et creuse. Isabelle Huppert, seule, habituée au travail de Wilson dont elle fut déjà l'interprète notamment pour Orlando de Virginia Woolf, résiste à ce traitement de choc et donne de ce monstre pur qu'est la Merteuil une interprétation à la la dimension de sa démesure d'actrice.

Thierry Jopeck

  • Quartett de Heiner Müller, mise en scène de Robert Wilson, avec Isabelle Huppert et Ariel Garcia Valdès, Théâtre national de l'Odéon, Paris, jusqu'au 2 décembre; à Marseille, du 7 au 14 juin 2007 ; et à l'étranger à Milan du 12 au 15 décembre 2006 ; à Berlin les 21/22 décembre ; à Genève du 19 au 23 juin.

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J'existe (foutez-moi la paix)J'existe (foutez-moi la paix)

A peine revenu du succès de Moi aussi, je suis Catherine Deneuve, Molière 2006 du théâtre privé, Pierre Notte récidive et ouvre la saison avec un cabaret insolent au spleen libertin.

La gouaille des chansonnettes joue avec les ombres des petites et grandes douleurs. J'existe (foutez-moi la paix) conjugue en sept parties la vie d'une jolie fille, avatar de star. Dandy frondeur au cœur d'artichaut, Pierre Notte cuisine son spectacle à l'aigre et au miel, entre semi bonheur, vrais ratages de la vie et désespoir élégamment fugitif. On frôle la mort en riant, on rit en sachant qu'on ferait mieux de fuir. Un air de tango disserte sur le sexe, trois petites notes glosent sur la mort, un ver solitaire et un nain de jardin croisent un extra-terrestre amoureux d'un petit caca. Rien n'est sérieux sauf rien, c'est le cabaret qui veut ça. On y chante gravement l'amour comme dans un roman courtois, on s'y moque de tout et de soi avec férocité en cherchant le regard qui sauve.

Épris du genre, l'auteur-compositeur-interprète lui taille une heure et quart de musiques allègres, de textes ébouriffants, de mise en scène en branle-bas de combat. Au piano, Karen Locquet sert avec beaucoup de tempérament la musique faussement désinvolte. Elle en révèle les échos savants, elle en fait sonner les menaces, les coups de gueule et les sanglots longs sans en trahir l'apesanteur enjôleuse. Aux côtés de Pierre Notte, moutard déluré doublé d'un Jiminy Cricket vertueux, sa sœur Marie Notte étreint littéralement le cabaret d'une présence et d'une voix qui font frémir. Elle signe chaque chanson, seule ou en duo avec son frère, d'une interprétation racée et pénétrante, sévère ou canaille, reine antique et fille de trottoir, enfantine et mortifère.

Mélange d'elfe séditieux et de chat botté (les fesses), le trio badin et philosophe laisse dans la tête des airs de rien, _des airs de bicyclette_, mélodies entêtantes et ambiguës qui continuent de fredonner longtemps après le délice amer d'exister.

Thierry Jopeck

  • J'existe (foutez-moi la paix), cabaret de et avec Pierre Notte, Marie Notte et Karen Locquet, jusqu'au 30 septembre à 21h30 au Théâtre des Déchargeurs, 3, rue des déchargeurs 75001 Paris.

  • Et toujours en tournée en France, Moi aussi je suis Catherine Deneuve - le 13 octobre à Dieppe, le 27 octobre à Châteaudun, le 9 novembre à Villejuif, le 18 novembre à Marseille, etc… - et création en italien à Rome, au Teatro Sala Uno, du 12 au 21 décembre 2006

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Festivals de l'été 2006

affiche historique du festival d'Avignon

affiche historique
du festival d'Avignon

 

Comme chaque année, la France se transforme pour l'été en terre bénie du spectacle. De Dunkerque à Perpignan, des milliers de représentations feront vibrer les estivants. Un choix en 12 étapes.

À tout seigneur, tout honneur, le 7 juillet, le Festival d'Avignon fête son 60e anniversaire par une édition plus inspirée, on l'espère, que la programmation 2005. Le franco-hongrois Joseph Nadj s'empare de la Cour d'Honneur pour un hommage à Henri Michaux. Le maître du théâtre russe, Anatoli Vassiliev, fera de la Carrière Boulbon son royaume pour Homère et Pouchkine. Le magicien flamand Jan Lauwers revient avec ses légendes dansées au Cloître des Célestins et Marcial di Fonzo Bo, inséparable de l'oeuvre de Copi, donnera quatre pièces de son compatriote argentin. Le festival s'achèvera par une soirée solennelle au Palais des Papes en hommage à Jean Vilar. Festivals off et in confondus, des centaines de milliers de spectateurs, 700 spectacles et des milliers de représentations. Temple ou usine?

Plongé dans le décor somptueux du Périgord, le Festival des Jeux du Théâtre de Sarlat accueille pour sa 55e édition, placée sous la direction du comédien Jean-Paul Tribout, Jérôme Savary, Jean-Louis Trintignant, Platon, Musset et Giraudoux.

Sous l'ombre tutélaire de Gérard Philipe, le Festival de Ramatuelle, dirigé par Jean-Claude Brialy, donnera l'occasion de retrouver une nouvelle fois Jean-Louis Trintignant dans son spectacle consacré à Apollinaire mais aussi Michel Boujenah, Francis Huster, Victoria Abril et une nouvelle version de Phèdre avec Béatrice Agenin.

Manifestation sans parole avec Mimos à Périgueux, festival du mime où de nouveau des compagnies du monde entier viendront faire voir le théâtre sans l'obstacle des langues. Belges, allemands, anglais, canadiens et hollandais seront de la fête cette année.

Au coeur de la Haute Corse, Robin Renucci, inventeur des rencontres internationales de Giussani, convoquera pour la neuvième année des dizaines de jeunes comédiens à se former et à se présenter au public dans l'écrin des montagnes de l'île de beauté transformées en théâtre.

Classicisme au Festival de Noirmoutiers où Knock rencontrera les Précieuses Ridicules; lieu légendaire du Théâtre du Peuple de Bussang dissimulé dans sa forêt vosgienne pour un Ubu Roi de Jarry ; festival en campagne avec les Nuits de la Mayenne, dix spectacles tournant dans les communes du département et Beaucoup de bruit pour rien, comédie de Shakespeare, au Festival International du Théâtre de Rue à Aurillac.

Les Nuits de Fourvière à Lyon accueilleront entre autres Périclès, Prince de Tyr de Shakespeare dans une mise en scène de Michel Raskine et Fanny Ardant sera Médée dans un monologue adapté d'Euripide.

Et comme Paris ne saurait se déposséder tout à fait, même durant l'été, de son goût pour le théâtre, aux portes de la capitale, à Vitry, le formidable festival Nous n'irons pas à Avignon affichera sept spectacles par jour tandis que Paris-Quartier d'été concoctera son cocktail de théâtre, musique et danse dans tous les lieux mythiques de la ville lumière.

Thierry Jopeck

  • Festival d'Avignon, du 6 au 27 juillet
  • Festival de Sarlat, du 17 juillet au 4 août
  • Festival de Ramatuelle, du 1er au 12 août
  • Festival Mimos de Périgueux, du 31 juillet au 6 août
  • Festival des Rencontres Internationales de théâtre en Corse, du 6 au 14 août
  • Festival de Noirmoutiers, du 5 au 17 août
  • Festival de Bussang, Théâtre du Peuple, du 14 juillet au 27 août
  • Festival des Nuits de la Mayenne, du 23 juin au 12 août
  • Festival International du Théâtre de Rue d'Aurillac, du 16 au 19 août
  • Festival des Nuits de Fouvière, Lyon, du 14 juin au 4 août.

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Cyrano de Bergerac Denis Podalydès, Cyrano de Bergerac

Denis Podalydès, sociétaire du Français, signe une mise en scène pleine de bruits et de douceur pour un portrait inattendu du héros teigneux et subtil d'Edmond Rostand.

À voir la version scénique fourmillante d'idées, de décalages jubilatoires et d'audaces pleines de mélancolie que la Comédie Française inscrit aujourd'hui à son répertoire,on a peine à comprendre comment, depuis plus d'un siècle, Cyrano de Bergerac incarne la plus franchouillarde représentation du "génie" français, un amalgame de vertus guerrières, de goût pour la ripaille,de coup de poing facile et de morgue cocardière, tout cela empaqueté dans des vers de mirliton.

Avec un film qui fit date en 1990 par l'interprétation de Gérard Depardieu, Jean-Paul Rappeneau avait joué la carte de la reconstitution historique scrupuleuse et de la fluidité du montage pour apurer le contentieux littéraire. Denis Podalydès, pour sa première mise en scène, ne compte que sur le théâtre. En communion avec son décorateur et scénographe, Eric Ruf, autre exceptionnel sociétaire de la Maison de Molière qui interprète également le rôle de Christian, il invente à chaque scène une multitude d'images, joyeux foutraque d'objets, d'astuces sublimes ou saugrenues, qui mises bout à bout rendent au texte une noblesse mélancolique et font de ce Cyrano une version d'anthologie.

Car le travail de toute la troupe est aussi débridé qu'exigent. Pour cette pièce rabâchée où un type affligé d'un grand nez et d'un caractère épouvantable enquiquine le monde de son orgueil blessé et de ses discours ampoulés, elle s'attelle a un magnifique travail de découvreur, allant chercher dans une langue diluvienne, la leçon universelle d'un destin rythmé par un désespoir généreux. Conduit par Michel Vuillermoz en Cyrano, qui joue du texte comme un chat s'amuse d'une pelote de laine, les comédiens matent la logorrhée de la pièce dans une effervescence de prises de parole. Les répliques se chevauchent, s'accumulent, mettent en exergue des perles bouleversantes, domptent les emphases de cette pièce trop bavarde. Le verbiage rimé de Rostand trouve peut-être ici la chair et la sensibilité qu'il n'avait jamais eues, raptées depuis cent ans par l'esprit gaulois et le raisonnement de tambour qui étaient les clés officielles de l'oeuvre.

Denis Podalydès ose le trouble, le non-dit, l'approximation et la confusion des époques: celle du Cyrano historique épris de la lune ou celle de la création de la pièce en 1896; l'acte du siège d'Arras se joue dans les tranchées de Verdun; Cyrano s'éteint dans le fauteuil même où mourut Molière. Il tire de cette appropriation intime de la pièce un spectacle profond et enjôleur. Savant fou ou rêveur impénitent, il fait de ce monument carré une architecture d'entrelacs à la Piranèse ou toutes les portes ouvrent sur des chemins de traverse et d'illusions.

Thierry Jopeck

Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand, mise en scène de Denis Podalydès, Comédie Française, jusqu'au 23 juillet puis d'octobre 2006 à février 2007.

 

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