En 1799, le libraire-imprimeur
Johann Friedrich Unger lança sur le marché, à Berlin,
un livre de 312 pages, sans nom d’auteur : De la religion.
Unger devinait-il la place que ce livre allait prendre
dans l’histoire culturelle occidentale ? C’est peu probable,
mais il a eu le nez creux : De la religion est à la fois l’un
des manifestes majeurs du romantisme allemand, l’un des textes
théologiques les plus importants de l’histoire protestante
depuis la Réforme du XVIe siècle, et une contribution
décisive à l’élaboration du concept de religion
tel qu’il s’est imposé à l’attention de
la recherche occidentale en la matière.
Si le titre de l’ouvrage était sans originalité
(Cicéron l’avait déjà utilisé !), le
sous-titre en était nettement plus original : Discours aux personnes
cultivées d’entre ses détracteurs. En bref, Schleiermacher
leur a dit : Avec votre critique de la religion, vous vous trompez de
cible ; celle que vous méprisez n’est qu’une dégénérescence
de la religion et vous avez bien raison de vous en prendre à
elle. En réalité, vous êtes religieux, vous aussi,
car tout être humain est habité par une « prédisposition
à la religion » ; bien comprise, la religion est intuition
de l’Univers, conscience profondément ressentie d’une
dépendance absolue envers l’Infini. Et c’est à
cet égard le christianisme, mais bien compris lui aussi, qui
est « la religion des religions ».
En fait, ces Discours ne s’adressaient pas aux seuls
détracteurs cultivés de la religion. Ils véhiculaient
aussi une critique du christianisme proprement dit et impliquaient une
révision profonde du protestantisme. La vraie fidélité
à la Réforme ne consiste pas, en effet, à reconduire
des formes doctrinales ou institutionnelles qui se sont sclérosées,
mais à renouer sans cesse avec l’inspiration profonde dont
ces formes sont issues. Car ni les doctrines ni les Écritures
ne sont tombées du ciel : elles résultent de la conscience
très vive que leurs auteurs ont eue de leur relation à
Dieu. Et les Églises, considérées sous cet angle,
ne sont que des institutions humaines, nécessairement bancales,
au service de la « vraie Église » qui, elle, est
d’ordre spirituel.
Le tout était dit dans un langage d’une tonalité
nouvelle – celle du romantisme en devenir – probablement déconcertante
pour une bonne partie des lecteurs de l’époque, et en usant
d’un vocabulaire pour le moins inusité en théologie
: Schleiermacher, dans les Discours, n’a presque jamais écrit
le mot « Dieu », mais très fréquemment «
l’Univers », « l’Infini », « le Tout
». C’est qu’il cherchait à désamorcer
les préventions des « détracteurs » envers
le langage religieux traditionnel. En revanche, dans sa dogmatique intitulée
La foi chrétienne selon les maximes de l’Église protestante
(1re édition 1821), il est revenu à un langage plus familier
aux auditoires de théologie, mais sans rien renier des intuitions
majeures qui avaient présidé à la rédaction
des Discours.
Schleiermacher reste incontestablement l’un des
principaux ouvreurs de piste de ce qui devait devenir le protestantisme
de frappe libérale, en particulier avec son souci de toujours
conjuguer la religion et la culture, mais sans jamais confondre la religion
avec la philosophie ou la morale. Pendant des décennies, les
protestants d’expression française l’ont connu par
ouï-dire plutôt que directement dans le texte, tant son allemand
est difficile à restituer dans notre langue. Mais depuis quelques
années, la connaissance française de Schleiermacher avance
à grands pas, surtout chez les philosophes, et nous disposons
de plusieurs traductions, en particulier de son Herméneutique
et de sa Dialectique. Un bon résumé de la première
partie de sa dogmatique est paru en 1901. Quant aux Discours, déjà
traduits une première fois en 1944, une nouvelle traduction en
est partiellement disponible sur Internet (http://castelg.club.fr)
et devrait paraître l’automne prochain sous forme de livre.
Bernard
Reymond