haut
Bussy 6 mars 2004
Cher Max,
Merci pour votre dernière lettre et ce que vous
appelez « vos divagations théologiques ».Vous mavez
beaucoup donné à penser avec votre critique du Dieu tout-puissant.
Mais sans être un défenseur bien virulent de lorthodoxie,
je vous avoue ne pas partager toutes vos vues. Car votre Dieu, finalement,
mapparaît comme enfermé dans son impuissance, et
cela nest pas sans présenter de nouveaux dangers ! Mais
je ne voudrais pas en rester au caractère doctrinal de cette
question, et je mautorise de notre amitié pour vous entraîner
vers des propos plus personnels.
Voyez-vous, cher ami, je ne parviens pas à faire
de la théologie en mabstrayant de lhistoire ou de
lactualité, ni a fortiori de ma propre situation dacteur
de cette histoire. Pour être franc avec vous, je ne my efforce
même pas, car touchant Dieu, ny aurait-il pas quelque imposture
à prétendre ne mettre rien de ce qui habite ou hante nos
existences dans la pensée quon a de lui ? Comme si on pouvait
faire de la théologie à la manière dont on fait
des mathématiques par exemple ! Donc soyons honnête : ma
réflexion actuelle sur la toute-puissance de Dieu, réflexion
suscitée par la lecture de votre lette, est tributaire de «
lintranquillité » de mon âme. Les temps que
nous vivons minquiètent au plus haut degré, et ce
à un niveau non seulement politique ou historique après
tout, lhistoire nest-elle pas une crise permanente ? ,
mais à un niveau réellement spirituel.
Depuis ces dernières années je sens
presque physiquement le souffle de la confusion et de la haine
sinsinuer à nouveau dans les affaires de ce monde. Guerres,
terrorisme, fanatisme, cruauté des uns, aveuglement des autres,
où allons-nous ? Oui ce souffle est dune puissance folle.
Jai peur quil ne balaie tout sur son passage.
Alors ne pensez-vous pas, ami, que nous avons besoin
de nous appuyer sur un Dieu fort, un Dieu vraiment puissant, le «
rocher dIsraël » ?
À vous
Sosthène
haut
Bussy 8 mars
Cher Max,
Je vous dois de reprendre ma lettre car je nai
pas été très explicite. Excusez-moi ! Je vais essayer
de clarifier un peu les choses.
Comme vous, je suis un homme du siècle qui vient
de se terminer. Et jai beaucoup lu sur ce que javais vécu,
mais aussi sur ce que je navais pas vécu ; jai intensément
réfléchi sur le sens, ou labsence de sens, de ce
terrible siècle. Jai retourné tout cela dans ma
tête, à men rendre malade parfois. Car les questions
que je me posais mentraînaient bien au-delà des faits
et même de lanalyse historique, dans une sorte dabîme.
En effet, les expériences terribles et extrêmes de ce sombre
siècle nous conduisent forcément aux interrogations les
plus radicales sur Dieu, sur lhomme, sur le mal, sur la haine,
sur la fascination que semblent exercer les forces de destruction, et
même la puissance de laliénation de lhomme
par lhomme. Les mots fascisme, nazisme, stalinisme, totalitarisme,
shoah, Hiroshima, génocides
sont des mots qui continuent
de me hanter, au-delà du réel travail documentaire que
jai accompli, comme lombre toute-puissante dun mal
à luvre dans notre histoire et dans nos vies humaines,
quelque chose qui dépasse lhomme, même si cela le
traverse et sinfiltre en lui.
Cher ami je sais que vous naimez pas beaucoup cette
habitude qui consiste à prendre un verset biblique en le tirant
de son contexte. Mais, pour ma part, je nourris ma méditation
ces temps-ci de ces mots de Paul dans Romains 7,19-20 : « Je ne
fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux
pas. Si je fais ce que je ne veux pas, ce nest plus moi qui laccomplis,
mais le péché qui habite en moi. » Cette constatation,
qui pour moi sonne si juste à un plan personnel, na-t-elle
pas également des résonances au niveau collectif ? Bien
sûr on décrit et on explique lhistoire et les événements
de trente-six façons. Mais ne reste-t-il pas toujours quelque
chose dinexplicable ? Ne reste-t-il pas au bout du compte une
once de responsabilité qui ne me semble pas imputable aux hommes
seuls, même aux puissants qui font lhistoire ? Quitte à
vous paraître obscurantiste, cest la figure, ou plus exactement
le nom, de ce vieux Satan, qui me revient à lesprit pour
désigner cette énergie du mal qui parfois semble semparer
des hommes sans venir totalement deux-mêmes. Et je me demande
sil ny a pas, dans lhistoire, des temps obscurs et
terribles où il se met joyeusement au travail, parvenant à
une telle maîtrise dans la manipulation des esprits et des curs
quil exerce vraiment une forme de toute-puissance sensible.
Donc cher Max, quand dans votre lettre vous mavez
presque démontré limpuissance de Dieu, cela rencontre
chez moi une angoisse profonde : langoisse que vous ayez raison,
du moins momentanément, et au-delà même de ce que
vous imaginez. Dautant plus que la toute-puissance à luvre
aujourdhui est celle dun nihilisme terriblement destructeur,
qui sexprime à travers les attentats terroristes qui frappent
ici et là aveuglément et qui me semblent ne représenter
que la partie émergée de liceberg.
Je sais que cest le nom de Dieu que les auteurs
invoquent pour justifier leur cruelle entreprise. Mais justement, allons-nous
laisser le nom de Dieu capturé par la folie meurtrière
et toute-puissante de la haine ? Navons-nous à lui opposer
quun discours pieux sur la gentillesse de notre Dieu à
nous et son amour tolérant pour tous les hommes ? Ou alors allons-nous
soupirer en nous retirant loin de la religion qui, décidément,
est trop dangereuse ? Jexagère ? Peut-être. Mais
aujourdhui mon angoisse me fait désirer de tout mon être
et cest une forme de prière retrouver cette
puissance de Dieu qui me semblait si évidente dans mon enfance.
Ce nest pas la nostalgie qui minspire rassurez-vous, ni
lillusion des belles et grandes origines. Et je renonce de grand
cur à la toute-puissance de mon catéchisme. Simplement
oui cest un homme qui a soif de croire qui vous
parle, soif de sentir la puissance de Dieu dans sa vie, dans sa tête,
dans son cur, et pourquoi pas ? dans lhistoire
des hommes ! Un vieil homme fatigué mais quun reste de
jeunesse préserve du cynisme et fait croire à une justice
de Dieu, forte et claire, qui permette aux pauvres humains que nous
sommes dexercer leur discernement entre le bien et le mal, la
vie et la mort, la malédiction et la bénédiction.
À vous fidèlement
Sosthène
haut
Paris le 20 mars 2004
Cher
Sosthène,
Merci pour vos deux lettres reçues
coup sur coup et le sérieux avec lequel vous avez répondu
à de simples réflexions écrites au fil de la plume.
Cependant, je ne vous cacherai pas linquiétude qui ma
saisi en vous lisant. Deviendriez-vous dualiste ? Ou bien, naïf,
quattendez-vous de Dieu ? Quil intervienne ? Nos conversations
passées ne mavaient pas alerté sur une telle distance
entre nos points de vue théologiques. Comment pouvez-vous soupirer
après la puissance de Dieu ?
Je me sens donc tenu de reprendre
ce que je vous disais dans mon petit essai théologique et qui,
apparemment, ne vous a pas convaincu. Ce faisant, je serai peut-être
amené moi-même à douter, tant il est vrai quau
sujet de Dieu, la pensée ne saurait rester figée, sauf
à senfermer volontairement dans un dogmatisme stérile.
En tout cas, voici ce à quoi je tiens pour le moment :
Un Dieu confessé comme défenseur
de la veuve et de lopprimé et qui, tout au long de
lhistoire, laisse régner la force, linjustice,
lexploitation, ce Dieu-là est peutêtre un Dieu
damour, mais ce nest pas un Dieu tout-puissant |
Dabord la toute-puissance
de Dieu est démentie dans les faits. Ou plus exactement la toute-puissance
de ce Dieu dont nous nous réclamons : Dieu dAbraham, dIsaac,
et de Jacob, Dieu de Moïse et de Jésus-Christ, Dieu intervenant
dans lhistoire de son peuple et pour lamour de ses créatures.
Un Dieu damour qui parfois semble rester impuissant contre les
forces de haine nest pas un Dieu tout-puissant. Un Dieu intervenant
dans lhistoire de son peuple pour le sauver, et qui une fois,
même une seule, abandonne ce peuple à lextermination,
ce Dieu-là ne peut être dit tout-puissant. Un Dieu confessé
comme défenseur de la veuve et de lopprimé et qui,
tout au long de lhistoire laisse régner la force, linjustice,
lexploitation, ce Dieu-là est peut-être un Dieu damour,
mais ce nest pas un Dieu tout-puissant. Alors je sais bien que
je ne suis ni le premier, ni le dernier, à men rendre compte,
et que les théologiens de toutes les époques ont développé
nombre darguments pour sauver quand même la toute-puissance
de Dieu. Je connais lhistoire de la rétribution, où
le mal qui frappe les hommes nest que la punition du mal quils
commettent. Je connais largument de la liberté de lhomme
; je connais aussi lhypothèse de la permission divine,
selon laquelle Dieu ne veut pas le mal, mais le permet, et encore lidée
que Dieu éprouve ceux quil aime
Mais voyez-vous cher
ami, cela ne me convainc pas du tout, et je ne suis pas prêt à
tant de circonvolutions théologiques pour sauver la toute-puissance
de Dieu. Au bout du compte il me suffit quil soit bon, quil
soit aimant et tâche de nous inspirer justice et amour en nos
curs et en nos vies. Sa toute-puissance, et même sa simple
puissance, ne mintéressent pas.
Je dois ajouter quelles me
font peur. Et tout en demeurant croyant, jai été
pendant toute ma vie sensible aux arguments de mes amis athées
contre les dangers de la religion et contre un Dieu tyrannique qui a
si souvent servi à imposer lautorité et le pouvoir
des puissants. Cest vrai que ni Dieu ni la religion ne sont seuls
en cause, et que certaines idéologies politiques remplissent
le même office. Mais jen arrive à penser que la religion
est dans tous les cas potentiellement dangereuse, et qua
fortiori un Dieu tout-puissant fait courir aux humains que nous sommes
des risques que je préfère éviter.
Car qui peut empêcher que
cette toute-puissance ne se confonde avec le pouvoir exercé par
ses représentants, quil sagisse dun clergé
ou dun monarque de droit divin ? Je sais que dans la Bible le
partage des pouvoirs entre le prêtre, le prophète, et le
roi peut apparaître comme un moyen efficace pour remettre les
humains à leur place et rendre à Dieu seul la puissance
et la gloire. Je sais aussi que lhistoire de lOccident depuis
les débuts du christianisme est traversée par cette question
de la séparation des pouvoirs temporels et spirituels, avec les
résultats que lon connaît, et notamment la sécularisation
du monde. Mais justement, vous pouvez constater que la toute-puissance
de Dieu ny résiste pas, et quil semble même
avoir perdu toute influence réelle dans les affaires de nos cités.
Et je dirais que cest tant mieux. Car là où son
nom et sa puissance sont invoqués en politique, la dictature
nest pas loin et le fanatisme na pas de limites. À
ce propos, cher ami, je vous rejoins quand vous parlez du nihilisme
destructeur qui sexerce aujourdhui au nom de Dieu.
Ne venons-nous pas den avoir un terrible exemple à Madrid
? Mais comme vous le voyez, je nen tire pas les mêmes
conséquences. Vous soupirez après la puissance de notre
Dieu ; je me réjouis pour ma part que ma foi soit débarrassée
de cette illusion et de ce danger. Je me réjouis que Dieu soit
débarrassé de sa puissance. Quelle soit à
lui dans les cieux ! Mais sur terre nous avons besoin dautre chose,
ne pensez-vous pas ?
Votre dévoué
Max
haut
3 avril 2004 à Bussy
Cher ami,
À vous lire je me rends compte combien jai
changé depuis nos lointaines conversations. Il y a peu jaurais
pleinement approuvé vos propos, mais aujourdhui je me pose
de nouvelles questions, ou plus exactement je retrouve danciennes
questions que javais toujours écartées, par confort
de pensée peut-être. Celle de la puissance de Dieu, qui
métait ces dernières années devenue étrangère
comme à vous sinon dans un contexte de discussion où
je voulais montrer les défauts de la cuirasse , me revient
aujourdhui de plein fouet.
Car si Dieu nest pas puissant, quest-il ?
Ou qui est-il ? Sil nest pas, de manière imagée,
cette énergie insondable qui crée, transforme, remue,
ouvre, époustoufle
parle, tonitrue, fait pousser le grain
et lever la pâte, et advenir linespéré dans
lhistoire humaine
qui est-il alors ? Perdant sa puissance
ne perdons-nous pas Dieu, tout simplement ? Pour ma part jai peur
quil ne devienne quune baudruche que lon tente de
regonfler à la pompe des idéologies ou des choix éthiques
du moment : le Dieu de lécologie, le Dieu de la paix, le
Dieu des pauvres
Le Dieu amour, amour, amour
comme si lamour
nétait pas, dailleurs, une puissance terrible et
parfois dangereuse.
Nous sommes toujours entre Charybde et Scylla me semble-t-il.
Dun côté le Dieu tout-puissant capté par des
pouvoirs humains qui lutilisent à leur gré : tout
ce à quoi vous faites allusion dans votre lettre. Mais de lautre
un Dieu à qui on a coupé les ailes de la puissance, un
Dieu abstrait, un Dieu vidé que lon remplit à son
gré de ses propres désirs, de belles images ou encore
de bons sentiments. Sil fait moins peur que le premier, est-il
moins dangereux ? À première vue oui, bien sûr,
car ce nest plus un Dieu qui intervient dans le monde, ce nest
plus un Dieu vraiment mouillé dans lhistoire et dans le
politique ; cest un Dieu devenu privé, un Dieu qui se contente
de chuchoter dans le coin de loreille et du cur
un
Dieu uniquement bon et aimant. Ce nest plus un Dieu terrible et
donc potentiellement dangereux. Mais un tel Dieu apprivoisé ne
devient-il pas de plus en plus flou, de plus en plus inconsistant ?
Ne se dilue-t-il pas dans notre seule intériorité ? Le
danger que je vois actuellement est celui de sa disparition ou de son
effacement
oh pas dans nos églises, et pas non plus dans
nos curs
mais nos églises ne se vident-elles pas
et nos curs ne deviennent-ils pas timides ? Non, ce que je crains
est latténuation, leffacement des traits les plus
significatifs de notre Dieu judéo-chrétien dans lhistoire
et la culture collectives
Car ces traits sont forcément
liés à la puissance
Et lidée de puissance
nous cause aujourdhui une sainte horreur, comme si elle ne pouvait
être que malfaisante et quil fallait à tout prix
lui préférer une sublime faiblesse !
Pourtant cher Max, notre Dieu judéo-chrétien
nest-il pas confessé comme puissant créateur ? Nest-il
pas annoncé comme Dieu se révélant dans lhistoire,
et y intervenant ? Nest-il pas espéré comme Dieu
de la rédemption ultime de toute sa création ? Comment
tenir tout cela en renonçant à lidée de puissance,
et même allons-y de toute-puissance ? Cela me semble
aujourdhui impossible.
Ou alors disons tout de suite que ce Dieu-là nexiste
plus, nexiste pas, et na jamais existé que dans lesprit
de ceux qui en ont tiré quelque profit. Mais non, car enfin,
nest-ce pas notre Dieu ? Le Dieu de nos saintes Écritures
? Le Dieu enseigné et transmis par nos pères ?
« Si Dieu nexiste pas, alors tout est permis
! » disait un des frères Karamazov. Eh bien je suis, cher
ami, devant cette terrible question : si nous nassumons plus la
puissance de Dieu, dans nos vies et dans notre histoire, nest-il
pas à larticle dune mort qui ne saurait être
belle, car elle va nous laisser dans le vertige de labandon et
de la confusion ? Alors nous serons bien seuls et nous finirons par
être écrasés par des responsabilités démesurées.
Alors oui, tout sera permis. Pauvres de nous.
Votre Sosthène
NB Je vois bien que je memporte, je memporte,
suis-je assez clair ?
haut
Paris ce lundi
Cher
Sosthène,
Vous nêtes que trop
clair, et ce qui mapparaît en toute lumière, cest
que vous oubliez le Christ. Où donc le mettez-vous dans votre
vision et dans vos regrets ? Nous en avons déjà parlé
: pas plus que vous je ne suis christocentrique, mais quand même,
il me semble que vous allez un peu loin dans loubli de la révélation
chrétienne. Est-ce que la vie, lenseignement, la personne
de Jésus de Nazareth nont pas radicalement transformé
notre vision de Dieu ? Que sest-il passé pour vous sur
la croix ?
Revenons-en, si vous le voulez
bien, à cette impuissance dans laquelle vous me reprochez denfermer
Dieu. Car dans le christianisme, elle a une signification tout à
fait singulière : autrement dit, cest un lieu de révélation,
le lieu où apparaît la figure du Christ, le serviteur souffrant,
lagneau quon mène à labattoir, le crucifié.
Et la question alors posée est simple : soit Dieu est bien Dieu
puissant et donc il se montre « pervers » en envoyant son
Fils au supplice, ou en ne le sauvant pas, soit il est pleinement, totalement
présent dans cet abaissement, pieds et poings liés si
jose dire, et donc impuissant.
Je ne vous cacherai pas que je
penche pour cette seconde interprétation et quen cela je
me sens proche de ce que Luther dit de la croix
En tout cas, votre
regret de la puissance de Dieu me semble un pas en arrière dans
la théologie. Cest son impuissance qui est convaincante,
qui nous apprend quelque chose de tout à fait nouveau sur lui.
Même si, et là jentends votre mise en garde, il ne
faut pas lenfermer dans cette impuissance, qui deviendrait un
nouveau dogme.
Quen pensez-vous ?
Max
haut
Bussy 5 mai 2004
Cher Max,
Limpuissance de Dieu, manifestée
dans lévénement de la Croix fait partie de ce
quon peut appeler sa puissance, manifestée elle aussi
puisque le Christ est ressuscité et la mort est déclarée
vaincue. |
À mon tour de vous signaler que vous évoquez
la mort du Christ, mais vous oubliez la résurrection, qui, à
mon sens en est indissociable. Et donc cette déréliction,
cette impuissance manifestée par la croix, pour être réelle
nest cependant que momentanée. Cest labîme
doù rejaillit le Ressuscité, doù se
révèle à nouveau Dieu comme Dieu du Ressuscité.
Ce temps de « néant » fait partie du sens de la rédemption.
En tout cas il est présenté de cette manière. Et
si Jésus sur la Croix néchappe ni à la souffrance,
ni à langoisse terrible de labandon, si ses disciples
sont livrés au doute et au désespoir, il sagit dun
temps qui doit être franchi et dépassé dans ce temps-ci,
cest-à-dire notre temps, celui de notre vie et de notre
monde. Autrement dit limpuissance de Dieu manifestée dans
lévènement de la Croix fait partie de ce quon
peut appeler sa puissance, manifestée elle aussi puisque le Christ
est ressuscité et la mort est déclarée vaincue.
Mais, cher ami, entendez-vous encore prêcher la
résurrection aujourdhui ? Pour ma part, jai limpression
quon nose plus dire avec force : « le Christ est ressuscité
; il est vraiment ressuscité ! » Jespère me
tromper, mais y croit-on seulement ?
Sosthène
NB Ah joubliais, on chante quand même «
À toi la Gloire ! »Heureusement !
haut
Paris 18 mai 2004
Cher
Sosthène,
Décidément vous en
revenez à une vision assez traditionnelle des choses, mais pourquoi
pas après tout, na-t-elle pas, avec des cahots et des bosses,
traversé 20 siècles ? Seulement voilà, je me répète,
ou plutôt non, je renchéris en mappuyant sur lhistoire
comme vous le faites si souvent. Je crois quon ne peut plus faire
de la théologie en passant par pertes et profits, en se disant
quau bout du compte, tout est bien qui finit bien, et que limpuissance
de Dieu nétait quune phase de sa puissance qui a,
évidemment, le dernier mot. Pour moi voyez-vous, la restauration
finale de Job ne saurait faire oublier labîme des souffrances
quil a endurées, les premiers enfants quil a perdus,
la nuit quil a traversée
Bref, je préfère
linconfort du paradoxe à la consolation dialectique.
Et donc, sans vouloir y enfermer
Dieu, jen reste quant à moi à ce questionnement
sur son impuissance. Dans une lettre précédente, vous
me parliez des tragédies du siècle passé. Et bien
justement, à leur lumière ou il faudrait dire à
leurs ténèbres limpuissance de Dieu mapparaît
comme indépassable, ou plus exactement indépassée.
Cest là, je crois, que vous invoquiez le nom ou la figure
symboliques du diable. Je ne my résous pas pour ma part.
Car cette explication est somme toute traditionnelle, et je crois que
quelque chose de radicalement nouveau a frappé la théologie.
Face à Auschwitz, puisque bien sûr cest de cela quil
sagit, Auschwitz comme événement singulier mais
aussi comme symbole de tous les événements extrêmes
du siècle passé, même lévénement
christique a chancelé. Et donc même des théologiens
chrétiens profondément croyants ont désormais hésité
à donner encore à lhistoire ce sens traditionnel
du Salut qui finit par entraîner tout dans sa dynamique. La triste
histoire du Carmel dAuschwitz a dailleurs bien illustré
cette problématique et cette impuissance aveuglante
Il
y a sur terre des lieux, il y a dans lhistoire des creux, tels
que le nom de Dieu apparaît comme imprononçable. Et si
le nom de Dieu lest, a fortiori le nom de son plus fidèle
serviteur lest également
Car le ciel des hommes est
traversé du nuage dimpuissance de Dieu
Et cest
un nuage noir, complètement noir.
Et même si ce nuage finit
par séloigner dans le temps et sestomper dans lespace,
il demeure quelque chose dirréparable en nous-mêmes,
dans notre histoire, et dans limage que nous avions de Dieu
limpressionnante et rassurante image de notre enfance !
Souvent je médite, cher
Sosthène, cette phrase de Dietrich Bonhoeffer dans Résistance
et Soumission : « Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu.
Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu
est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec
nous et nous aide. »
Jen suis là, jen
reste là, je ne puis aller mon chemin plus avant
pour linstant.
À vous
Max
haut
Bussy le 2 juin
Cher Max,
Vous en restez là ! Mais le monde peut-il en rester
là ? Et nos enfants, et les générations futures
peuvent-elles en rester là ? Que doit-on leur transmettre ?
Comme vous jai éprouvé, et jéprouve
encore au plus profond de moi-même limpuissance, ou labsence
de Dieu. Et donc ne pensez pas que je minimise cette expérience.
Ne pensez pas non plus que je cherche à restaurer artificiellement
une puissance de Dieu qui nous permettrait de mieux respirer.
Croyez-moi, Max, de mon point de vue, lexpérience
de limpuissance de Dieu est lexpérience spirituelle
la plus profonde et la plus terrible qui soit.
|
Le danger vient quand dune expérience spirituelle
on tire une doctrine, et cest là quelque chose de fréquent
dans le christianisme. Le danger vient quand de lexpérience
de la puissance de Dieu on tire un dogme sur le Dieu tout-puissant.
Mais le danger vient aussi quand de lexpérience de limpuissance
de Dieu on tire une affirmation systématique du Dieu impuissant.
Car les conséquences sont graves, la plus grave étant
quau bout du compte on a honte de lui, on a honte de croire en
lui, et on ne prononce plus son nom que du bout des lèvres, ou
bien on cesse de prononcer son nom ! Et on le laisse à dautres,
à ceux quon dénonce ou quon moque comme illuminés,
fanatiques, fondamentalistes
Mais je ne vais pas me répéter
; je vous ai déjà dit tout cela auparavant.
Croyez-moi Max, de mon point de vue lexpérience
de limpuissance de Dieu est lexpérience spirituelle
la plus profonde et la plus terrible qui soit. Et je ne puis mempêcher
de la rapprocher des témoignages rendus tout au long des siècles
par certains mystiques : témoignages de labsence de Dieu,
du néant de la foi. Mais aujourdhui, cette expérience
spirituelle est le lot de tout chrétien plongé dans lhistoire
avec toute sa chair et la prenant au sérieux avec tout son cur
et toute son intelligence.
Seulement il me semble quon ne peut faire cette
expérience que si lon na pas renoncé pleinement
à lidée, à lespérance, que Dieu
est puissant. Car pour celui qui aurait renoncé à la puissance
de Dieu, lexpérience de son impuissance ne pourrait être
que normale. Si nous nattendons rien de Dieu, quelle importance
cela a-t-il quil soit impuissant ? Or cette expérience
a un caractère extrême ; elle ne peut être banale.
Si elle est authentique, elle est forcément singulière,
tragique, déchirante.
Pour ma part, je my suis plongé par la lecture
de nombreux écrits et de témoignages de penseurs juifs
qui ont été confrontés à la terrible question
« Où Dieu était-il pendant la Shoah ? » Et
en écho à la si belle parole de Bonhoeffer que vous mavez
confiée dans votre dernière lettre, je vous recopie ces
lignes écrites par une jeune femme juive dAmsterdam Etty
Hillesum dans son livre journal écrit entre 41 et 43,
où elle fut déportée Une vie bouleversée
:
« Jessaierai de vous aider, Dieu, à
stopper le déclin de mes forces, bien que je ne puisse en répondre
à lavance. Mais une chose devient de plus en plus claire
à mes yeux : à savoir que vous ne pouvez nous aider. Hélas,
il ne semble guère que vous puissiez agir vous-mêmes sur
les circonstances qui nous entourent, sur nos vies. Je ne vous tiens
pas non plus pour responsable. Vous ne pouvez nous aider, mais nous,
nous devons vous aider à nous aider, nous devons défendre
votre lieu dhabitation en nous jusquà la fin. »
Cher Max, quand un être humain se découvre
à ce point responsable de Dieu, nest-ce pas comme croyant,
désespérément croyant
quil eût
dû en aller autrement, et quil en ira autrement ? Alors
une brèche souvre, et une puissance inédite se lève
: la pure et humble puissance dêtre présent. Cette
puissance est celle de loffrande et de la responsabilité.
Elle est, cette puissance qui sinscrit dans le cur, les
mains, la vie de certains témoins, comme la douloureuse trace
de la puissance, paralysée ou absente, de Dieu, le lieu où
elle doit se cacher, à linstant déternité
où la Bête de la confusion et de la haine sempare
du monde et semble gagner la partie
À vous, ami bien cher
Sosthène
haut
Bussy le 6 juin
Cher Max,
Je me suis réveillé cette nuit avec lenvie
de compléter ma dernière lettre. Et donc je nattends
pas que vous mayez répondu. Vous ne pouvez savoir combien
notre échange épistolaire de ces derniers mois ma
rasséréné, même si les temps que nous vivons
ne laissent de minquiéter. Car il y a une douleur propre
à la pensée quand on ne parvient pas à la mettre
au clair en soi-même. Et le vis-à-vis avec lami que
vous êtes pour moi a permis cette clarification. Cette nuit donc,
je vois mieux. Oh il ne sagit pas dune illumination particulière,
mais dune sorte de paix du cur et de lesprit. Ce à
quoi jai échappé en réalité,
spirituellement sentend cest à lalternative
entre la tentation réactionnaire et le vertige de labsurde.
Je crois donc aujourdhui fermement
que Dieu ne nous abandonne pas et quil ne nous a jamais abandonnés.
Le ciel nest pas vide, le cur de lhomme nest
pas le berceau dillusions mensongères, et ses mains ne
portent pas à elles seules le poids terrible du monde. Je ne
dirais peut-être plus que Dieu est puissant, comme une qualité
quon lui attribue ou quil sattribue, mais quil
est puissance. Et cette puissance nous dépasse dans linfiniment
petit comme dans linfiniment grand. Cest le tremblement
violent du Sinaï et la brise légère perçue
par le prophète Élie. Elle traverse notre histoire de
telle manière quon ne peut déceler ses effets qua
posteriori. Dieu est puissance de création, de transformation,
dillumination, de joie, de rédemption. Tout est possible
!
Cher Max, ce que jai simplement à dire au
fond cest que jai retrouvé le souffle et lespace
suffisant pour redire « Me voici ». Et que ce consentement
sadresse bien au Dieu de nos pères, Dieu retrouvé,
Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob, de Moïse et de Jésus.
Enfin je vais pouvoir à nouveau raconter les histoires de la
Bible à mes petits-enfants. Car je naurai plus peur de
leurs questions.
À vous, ami. Ne viendriez-vous pas passer une
semaine à Bussy ? Nous marcherions ensemble autour du lac. La
nature est si belle en ce moment.
Sosthène
Florence
Taubmann
Et Moïse dit à Dieu
: « Voici, quand je serai venu vers
les enfants dIsraël et que je leur aurai dit : le
Dieu de vos pères ma envoyé vers vous,
sils me disent alors : quel est son nom ?
Que leur dirai-je ? » Dieu dit à
Moïse : « Je serai qui je serai.
Cest ainsi que tu répondras
aux enfants dIsraël : Je
serai ma envoyé vers
vous. » Exode 3,13-14