L'athéisme de Sartre n’a
rien à voir avec l’indifférence. Il fut pour lui
« une entreprise cruelle et de longue haleine ». Si, dans
son enfance, les livres furent, comme il le dit encore dans ce récit
autobiographique Les mots, sa religion et la bibliothèque un
véritable temple, il reconnaît avoir longtemps substitué
à la vocation chrétienne celle de l’écrivain.
Il lui fallut des années pour défroquer, c’est-à-dire
accepter intégralement l’idée que son métier
ne correspondait à aucun mandat extérieur à vivre
comme une sorte de sacerdoce. Le croyant est, justement, celui qui ne
supporte pas l’idée d’être de trop sur cette
terre et se veut alors justifié par une volonté divine.
C’est à nous seuls qu’il appartient pourtant de donner,
et non de trouver tout fait, un sens à notre vie.
Sartre a toujours ainsi éprouvé comme odieuse l’idée
de Providence divine, d’autant plus que le regard de celle-ci sans
cesse braqué sur nous représente un « viol perpétuel
» (Le sursis). Mieux vaut alors choisir l’athéisme
qu’une foi en un Dieu perçu comme l’insupportable voyeur
d’un loft universel dans lequel notre liberté n’existe
pas. Il convient d’ajouter, comme Sartre y insiste dans Les mots,
qu’il a trouvé dans sa famille une religion purement héritée
et jamais personnellement assumée, un « patrimoine commun
» où la foi n’était qu’ « un nom
d’apparat ». Dans son milieu, l’athée passait
pour « un maniaque de Dieu », et même pour quelqu’un
qui avait des convictions religieuses : « Le croyant n’en
avait point ».
C’est probablement dans L’être et le néant que
Sartre a le mieux défini l’acte du croire et sa source profonde.
L’être humain est toujours, pour l’existentialisme sartrien,
à la recherche de son identité ; il vit au-delà
de lui-même dans un dépassement vers les autres, vers l’avenir
et des projets portés par l’espoir. Il reçoit ainsi,
de son existence même, la part la plus importante de son être.
Mais cet homme, toujours en marche, envie la fixité des choses
qui ne se posent pas de questions et ne connaissent pas l’angoisse
du choix. Notre désir le plus ardent serait de connaître
à la fois la paisible coïncidence des choses avec elles-mêmes
et ce dépassement qui leur est pourtant refusé. Or Dieu
seul conjugue en lui-même une plénitude avec laquelle il
est totalement ce qu’il est (comme les choses) et un mouvement
perpétuel (comme les hommes), à savoir une parfaite Transcendance.
Dans ce sens-là, Dieu représente l’idéal impossible
de l’homme, un but toujours recherché et toujours manqué,
une image inaccessible. L’homme rêve d’être Dieu,
il est « fondamentalement désir d’être Dieu
».
L’explication sartrienne de la divinité confère
à la foi de l’homme une dimension profonde. Si le propre
de l’homme réside dans cette soif incessante que nous avons
d’opérer la synthèse des hommes et des choses, de
la conscience libre et de la plénitude pétrifiée,
de la transcendance dynamique et de l’être statique, alors
Dieu devient, en tant qu’aspiration de l’homme, une composante
indépassable de notre existence. C’est par conséquent
le propre de l’homme de croire en Dieu. L’Eternel ne disparaîtra
de l’horizon humain qu’à condition que l’homme
ne soit plus l’homme et se trouve réduit à la fixité
d’un caillou. Chaque individu, pareil à Oreste dans Les
Mouches, doit donc toujours à nouveau tuer Dieu, sa chimère…
adorée. C’est, d’après Sartre, une lutte coûteuse
et exigeante, jamais achevée et toujours à reprendre.
Notre liberté véritable serait à ce prix.
Laurent
Gagnebin
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à gauche, Jean-Paul Sartre
au Lycée Pasteur de Neuilly (1937-38) ;
à droite Albert Schweitzer à Strasbourg vers 1895. |
La mère de Sartre était la cousine
d’Albert Schweitzer. Ils étaient donc petits-cousins,
se sont bien connus, et se sont d’ailleurs beaucoup plus
appréciés que la légende de leur prétendue
hostilité le soutient. Quand Sartre dira de son fameux
roman La Nausée qu’il « ne fait pas le poids
» (Le Monde, 18 avril 1964) en regard d’un enfant qui
meurt de faim, n’exprimait-t-il pas alors une idée
que le départ d’Albert Schweitzer, comme médecin
à Lambaréné, traduisait à sa manière
?
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