La laïcité française
doit beaucoup à des protestants libéraux. Dans un livre
passionnant (Le Dieu de la République, Presses Universitaires
de Rennes, 2003), Patrick Cabanel retrace le parcours de deux d’entre
eux, Buisson et Pécaut. Avant 1870, ils tentent de réformer
l’Église protestante de Neuchâtel en un sens libéral.
La fin du Second Empire les ramène en France où ils travaillent
à l’organisation de l’école républicaine
et à la formation de ses maîtres.
Après avoir tenté d’instaurer en Suisse une religion
laïque, ils s’efforcent d’installer en France une laïcité
religieuse. Le projet reste le même: développer une spiritualité
profonde, libre et éthique, délivrée des étroitesses
dogmatiques et des pesanteurs cléricales. Leur entreprise se
solde par un échec: les neuchâtelois ne les suivent pas,
et, en 1900, ils constatent amèrement que la laïcité
française devient résolument antireligieuse. Catholiques
et positivistes leur reprochent un esprit jugé trop protestant,
tandis que les protestants, même les plus larges, les trouvent
trop «libres penseurs» (voyez les belles lettres qu’échangent
en 1903 Wagner et Buisson, à reparaître en octobre 2005
chez van Dieren sous le titre Sommes-nous tous des libres croyants?).
Un échec apparent?
Ne faut-il pas nuancer ce constat d’échec? Si le protestantisme
français d’aujourd’hui n’est pas devenu libéral,
il s’est pourtant beaucoup libéralisé. Un pasteur
«orthodoxe» de 1890 qui reviendrait sur terre jugerait avec
horreur que ses adversaires l’ont largement emporté. La
spiritualité laïque de Buisson n’a pas gagné
la partie, mais de nombreux réformés en sont plus proches
qu’il y a un siècle.
En ce centenaire de 1905, Nicolas Sarkozy relance le débat
sur la laïcité (La république, les religions, l’espérance,
Cerf). Son livre a une évidente dimension politicienne: il entend
valoriser un bilan et servir une ambition. Mais, quoi qu’on pense
de N. Sarkozy, sa thèse mérite qu’on l’examine
pour elle-même. Les religions, dit-il, rendent service à
la société; elles y jouent un rôle positif; à
ce titre, pourquoi l’État ne les aiderait-il pas, de même
qu’il soutient des clubs sportifs ou des associations culturelles?
Au lieu de vouloir les exclure de l’espace public, la laïcité
devrait leur faire place, tout en maintenant que la société
n’est pas et n’a pas à être religieuse. Ce n’est
certes pas la laïcité ouverte à la spiritualité,
mais méfiante envers les religions instituées de Buisson
et Pécaut. Toutefois, il s’agit du même problème:
comment conjuguer la spiritualité et la laïcité dont
une société a également besoin?
Religions et éducation
Les protestants libéraux avaient conscience que la superstition,
le fanatisme et le totalitarisme menacent toutes les religions, leur
enlèvent leur utilité et les rendent socialement dangereuses.
Ils entendaient lutter contre ces fléaux par l’étude
et la réflexion qui freinent la séduction d’intégrismes
plus instinctifs que vraiment pensés.
S’ils ont raison, l’État laïc ne devrait-il
pas exiger que prêtres, pasteurs, rabbins et imams suivent et
valident un cursus théologique de type universitaire, dont il
vérifierait le niveau? Il interdirait ainsi que n’importe
qui puisse diriger des communautés religieuses, comme il réserve
l’exercice de la médecine à des diplômés.
Ne pourrait-il pas favoriser ce qui, dans les religions, relève
d’une formation intellectuelle et spirituelle de qualité?
Cette exigence et cette aide correspondraient bien à l’appel
de N. Sarkozy pour une laïcité à la fois ouverte
à l’apport du religieux et vigilante contre ses dérives.
Buisson et Pécaut étaient convaincus que l’instruction
favorise l’esprit civique et la spiritualité tout autant
qu’elle développe le savoir. On peut se moquer de leur idéalisme
et le taxer de naïf. Il n’en demeure pas moins qu’en
encourageant l’éducation religieuse, l’État
rendrait service aux religions, à la société et
reprendrait une intuition des fondateurs de la laïcité.

André
Gounelle