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Numéro 211
Août-Septembre 2007
( sommaire )

 

Cahier : Les miracles

par Louis Pernot

Le mot « miracle » vient du latin mirus (qui signifie étonnant, et qui a la même racine que merveilleux, ou admirable). Il appartient à la fois au langage courant et au langage religieux, où il désigne une intervention directe de la toute-puissance divine.

Dans les évangiles synoptiques, miracle traduit le mot grec dunamis (force, puissance). L’évangile de Jean utilise de préférence le mot grec sêmeion (signe).

Le miracle n’a rien de spécifiquement chrétien ; toutes les religions parlent de miracles. Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les miracles attribués à Jésus dans les évangiles.

À cette époque, divination, magie et médecine allaient ensemble et elles étaient habituellement l’apanage des prêtres. La maladie était le fait d’un ou plusieurs démons ; chacun avait sa spécialité ! Elle avait d’ailleurs partie liée au péché.

Jésus n’était pas le seul à guérir, à chasser les démons ! Ses disciples, les prophètes de jadis (Moïse, Élie, Élisée), les faux prophètes eux-mêmes et jusqu’à des inconnus (Mc 9,38-41) pouvaient faire des miracles. Dire que Jésus a fait des miracles montre simplement qu’il était un homme religieux important de son époque.

Aujourd’hui les réactions face au miracle ne sont plus les mêmes ; notre esprit cartésien est devenu exigeant et la science pousse la foi à se débarrasser d’idées inexactes. Il ne s’agit pas de rejeter les récits de miracles, mais de chercher leur sens profond, celui qui peut nous aider à vivre. Souvent, c’est en cherchant un sens symbolique que l’on peut mieux les accepter de nos jours. Il est d’ailleurs très probable que ce sens était voulu par les rédacteurs, et déjà perçu par les premiers lecteurs.

Les questions posées par les miracles ressemblent fort à celles que pose le dialogue entre science et religion : « Peut-on croire en Dieu et avoir une réflexion rationnelle et scientifique sur le monde ? » et « Peut-on croire aujourd’hui que Jésus ait guéri des aveugles et marché sur l’eau ? » sont deux questions très analogues.

Louis Pernot relativise l’importance des miracles, et explique comment l’interprétation symbolique permet d’y trouver encore plus de sens et plus de force qu’une interprétation littérale.

Ne pas mettre la croyance aux miracles au centre de la foi permettrait à beaucoup de nos contemporains de retrouver plus facilement le chemin des Églises. Et pourtant « Dans les évangiles, le surnaturel, la démesure, le merveilleux, tout ce qui bien souvent gêne nos sages sensibilités et nos esprits timorés, sont autant de ruses pour dire la vie en excès, la vie malgré tout. » (Raphaël Picon, E&l n°187 mars 2005) feuille

Marie-Noële et Jean-Luc Duchêne

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Giotto, La Résurrection de Lazare,         Cappelle degli Scrovegni, Padoue

Giotto, La Résurrection de Lazare,
Cappelle degli Scrovegni, Padoue

Les miracles de Jésus-Christ
par Louis Pernot

Aujourd’hui, les lecteurs qui découvrent la Bible sont souvent décontenancés par l’abondance des miracles qui s’y trouve. Qu’en faire ?

On peut en faire le centre de son acte de foi, se forcer à croire à l’incroyable, la grandeur du fait de croire en Dieu serait alors justement cet acte d’humilité par lequel j’accepte de croire ce que me dit l’Écriture, par-delà mon propre sentiment. Au contraire, on peut ne pas en tenir compte, en les considérant comme des amplifications, voire comme des fabulations de contes orientaux.

Il est vrai que les évangiles en particulier, attribuant un grand nombre de miracles au Christ, il est difficile de faire comme s’ils n’étaient pas dans les textes fondateurs de notre foi. Il faut donc bien s’interroger sur leur signification.

Une lecture littérale

La première attitude possible consiste à ne pas remettre en cause leur historicité. Les miracles deviennent alors des démonstrations de la puissance de Dieu ou de Jésus-Christ : si Jésus est capable de faire de tels actes extraordinaires, c’est qu’il a vraiment une puissance surhumaine, et il est bon, donc, de croire en lui. Souvent, une telle théologie s’accompagne de l’idée que si Dieu a fait des miracles par le Christ, il peut bien continuer à en faire, on peut alors attendre de tels miracles pour aujourd’hui, que ce soient des guérisons, ou une foi dans une véritable providence matérielle. Cette attitude a au moins l’avantage d’une certaine cohérence. Si l’on croit que Dieu a fait des miracles du temps de l’Évangile, pourquoi n’en ferait-t-il plus aujourd’hui ? Si l’espérance de l’Évangile est comprise comme le fait que le Christ guérisse physiquement, pourquoi ne serait-ce plus ce que l’on attendrait de lui aujourd’hui dans nos Églises ?

Chercher une autre lecture

Si l’on n’attend pas aujourd’hui des miracles matériels de la part du Christ dans nos vies, alors il faut lire les récits de l’Évangile autrement, sinon ils n’ont plus rien à nous dire.

Par ailleurs, le problème d’une lecture matérielle des miracles, est multiple. Tout d’abord il est discutable de penser que ces miracles puissent être des démonstrations de puissance de la part du Christ. Souvent dans l’Évangile, des gens lui demandent des miracles pour croire en lui, et à chaque fois il refuse, comme en Mc 8,11-12 : « Les pharisiens […] lui demandèrent un signe venant du ciel. Jésus, soupirant profondément en son esprit, dit : Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? Je vous le dis en vérité, il ne sera point donné de signe à cette génération. » De même, quand il est sur la croix, certains disent : « Qu’il descende de la croix et nous croirons en lui » (Mt 27,42), mais Jésus ne le fait évidemment pas. Et de même encore, souvent, quand il opère une guérison, il interdit à celui qui en a bénéficié d’en faire de la publicité, ne voulant pas que l’on croie en lui à cause de cela. Il ne semble pas que le Christ ait voulu se servir des miracles pour qu’on croie en lui.

Par ailleurs, et dans un domaine plus subjectif, une lecture littérale des miracles suppose une capacité à croire à ce qui est contraire à la raison ou à la science, qui n’est pas le fait de tout le monde, et rien ne permet de dire qu’il faille imposer une telle contrainte à celui qui veut être chrétien. De plus, une telle lecture ne peut se faire que dans le cadre d’une théologie prônant la possibilité de l’intervention toute-puissante de Dieu dans le monde matériel. Or, cette option théologique est fort discutable et n’est en tout cas pas, une condition indispensable pour être chrétien (sauf du point de vue de certaines sectes). Le fait est que nombreux théologiens chrétiens sont loin de souscrire à une telle croyance. Si donc certains croient grâce aux miracles, tant mieux pour eux, mais qu’ils laissent les autres croire malgré les miracles.

Le sens de l’événement

Mais une lecture rationaliste visant à écarter tout ce qui est miraculeux dans la Bible pour ne garder que ce qui est de l’ordre de l’enseignement, comme le faisaient certains libéraux de la fin du siècle dernier, serait tout aussi réductrice et stérile. Ce qu’il faut, quelle que soit sa croyance en la réalité de l’acte miraculeux, c’est chercher quel est le sens de l’événement, pourquoi nous raconte-t-on ce miracle en particulier, et en quoi nous enseigne-t-il quelque chose sur Dieu, sur le Christ, et sur nous-mêmes. Dans l’évangile de Jean, les miracles sont appelés des « signes » ; c’est bien de cela qu’il s’agit, les actes de Jésus sont des signes qui renvoient à autre chose, ils sont à interpréter comme des signes, comme les symboles d’une réalité spirituelle. Quant on est face à un signe, ce à quoi il faut s’attacher ce n’est pas à sa matérialité, mais à la réalité à laquelle il renvoie. En hébreu, le même mot (DaBaR) peut désigner à la fois un événement et une parole, et ainsi pour la Bible, chaque parole est un événement et chaque événement doit être interprété comme une parole. Le Christ est quelqu’un qui parlait autant par ses mots (qui sont à traduire et à comprendre) que par ses gestes (qui sont aussi à traduire et à comprendre).
Les actes de Jésus sont des signes qui renvoient à autre chose, ils sont à interpréter comme des signes, comme les symboles d’une réalité spirituelle. Quant on est face à un signe, ce à quoi il faut s’attacher ce n’est pas à sa matérialité, mais à la réalité à laquelle il renvoie.

Il faut en effet replacer les textes bibliques dans leur contexte, tant au point de vue de l’histoire que de la culture dans lesquelles ils ont été écrits. On n’avait certainement pas le même rapport au miracle du temps du Christ en Palestine, qu’au XXIe siècle en Europe. Le miracle était alors plus courant qu’aujourd’hui. Les récits, même hors de la Bible, de cette époque en sont pleins, sans qu’on se sente obligés de considérer pour Messie tous ceux auxquels ils sont attribués. On raconte en particulier les audiences que donnaient les empereurs romains, au cours desquelles on apportait des malades et des paralytiques, l’empereur leur imposait les mains et ils repartaient guéris. Dans le Nouveau Testament lui-même, il est question de plusieurs personnages qui se promenaient dans la Palestine en faisant des miracles et des guérisons. Le Christ était loin d’être le seul à en faire (cf. Mc 9,39, Mc 16,17 et Simon le Magicien : Ac 8,9). La question est donc celle-ci : si le Christ n’était pas le seul à faire des miracles, pourquoi nous raconte-t-on particulièrement les siens ? La réponse évidente est que les miracles du Christ n’étaient pas de simples actes matériels, mais qu’ils avaient un sens autre. Plus que la réalité historique du miracle, ce qui importe donc c’est sa signification. C’est cela qu’il faut rechercher dans tous les cas.

Jésus était un guérisseur

Ce que l’on peut d’abord remarquer, c’est que dans l’Évangile, la très grande majorité des miracles sont des guérisons. C’est donc avant tout de celles-là qu’il faut rendre compte.

La première remarque évidente que cela inspire, c’est que le Christ a été vu de son temps comme quelqu’un qui accomplissait des guérisons. Cela en soi n’est pas très extraordinaire. Encore aujourd’hui, on trouve dans beaucoup de pays des guérisseurs ou des « médecins à mains nues » qui font véritablement du bien autour d’eux ; il y a là une médecine peu académique, mais dans laquelle croient les habitants locaux. Ces guérisseurs ont des résultats, sans que l’on sache très bien comment ils font, surtout, il faut bien le dire, dans les domaines qui ont une forte composante psychosomatique : maladies de peaux (appelées du temps de Jésus indistinctement : lèpre), hystéries, douleurs, problèmes de règles etc. En France même, il suffit d’aller dans les campagnes pour y rencontrer des « rebouteux » qui font de telles guérisons, sans pour autant qu’on doive les considérer comme des « fils de Dieu ». Le Christ était donc un guérisseur, et il n’y a pas de nécessité d’invoquer là une puissance divine extraordinaire.

Mais cela n’est pas sans importance pour autant. Cela montre que le Christ n’était pas seulement prédicateur, mais qu’il jouait aussi ce rôle de guérisseur auprès des gens qu’il rencontrait. S’il avait vécu en France aujourd’hui, il ne se serait pas contenté d’être pasteur, il aurait été aussi médecin.

Cela en soi est déjà un message théologique : il aurait pu se contenter de prêcher un Évangile du détachement et de la consolation spirituelle, disant que peu importe que l’on soit malade ou non, du moment qu’on a la présence et la consolation de Dieu. Au contraire, l’attention qu’il a portée à la vie concrète de ses contemporains, l’énergie qu’il a dépensée pour les soulager matériellement de leurs maux, montre qu’il ne méprisait pas la dimension matérielle de notre existence, qu’il ne considérait pas que le corps n’est rien, que notre vie physique n’a aucune importance. Il s’en préoccupait, sans la négliger. Le chrétien n’a donc pas à se retirer ou à se détacher totalement du monde, il peut et doit donner une certaine importance au monde matériel, même si ce n’est pas le plus important (le spirituel est plus important).

Chercher une actualisation des récits

Mais si le Christ a ainsi guéri autour de lui pendant les trois ans de son ministère, on peut imaginer qu’il a fait un bien plus grand nombre de guérisons que les quelques dizaines qui nous sont rapportées, ce qui n’en ferait pas plus d’une par mois ! Il faut donc penser que celles qui nous sont rapportées ont une importance particulière pour notre édification, ou que le Christ a profité de celles-ci pour faire réfléchir ses disciples, comme sur des paraboles avec une formule comme celle que l’on retrouve souvent dans l’Évangile : « Comprenez-vous ce que j’ai fait... » (Mc 8,21, Jn 13,12) Il y aurait donc quelque chose à comprendre...

Or, on peut penser que le simple rapport de guérison physique d’un quidam d’il y a 2000 ans n’a que peu d’intérêt pour nous aujourd’hui ; le sens est donc à trouver ailleurs. Un bon procédé de lecture consiste à chercher dans chaque texte biblique comment il peut parler de nous aujourd’hui et maintenant.

Il n’est donc pas nécessaire pour moi d’attendre d’être aveugle pour lire (alors en Braille !) un récit de guérison d’un aveugle, ou d’avoir la lèpre pour lire une guérison de lépreux, en me disant que pour l’instant, un tel récit ne me concerne pas vraiment. Je peux déjà me demander en quoi je peux me considérer aujourd’hui, comme aveugle, lépreux ou paralytique...

Retrouver la vue

La réponse est simple : je suis aveugle en ce que je ne vois pas clairement qui je suis, qui est Dieu, ce que je peux faire, où me mène ma vie. Le miracle que je peux attendre du Christ, c’est qu’il m’aide à y voir plus clair, qu’il me permette de comprendre, de voir l’invisible le spirituel... C’est encore dans ce sens qu’il est la lumière du monde (Jn 8,12). Cela ne veut pas dire qu’il faille invoquer le Christ en cas de panne de courant ! Mais qu’il est celui qui peut éclairer notre cœur, notre intelligence, de façon à ce que nous ne marchions pas dans la ténèbre, sans savoir où nous allons, en tombant dans tous les pièges de l’existence. Ce que le Christ peut nous donner, c’est que nous sachions exercer notre clairvoyance et notre responsabilité, en regardant dans cette visée lointaine d’un but, d’un idéal qui est la foi, de façon à ce que notre vie suive un chemin qui mène quelque part. Le Psaume 119 (v. 105) dit de même que la Parole de Dieu (pour nous donnée par le Christ) est une lumière sur notre route. Dieu n’attend pas de nous une obéissance aveugle, mais une avancée libre et éclairée. Tous les récits de guérison d’aveugle dans l’Évangile montrent ainsi de quelle manière le contact avec le Christ peut nous aider à retrouver cette vue vitale qui nous manque tant.

Giotto, Les Noces de Cana. Basilica San Francesco (basilica inferiore), Assisie

Giotto, Les Noces de Cana. Basilica San Francesco (basilica inferiore), Assisie

Ce passage au symbolique est même explicite par endroits, comme en particulier dans le récit de la guérison de l’aveugle de naissance dans l’évangile de Jean (ch. 9) où les pharisiens comprennent à la fin qu’il est question de bien plus que d’un acte médical et demandent (v. 40) : « Nous aussi, sommes-nous aveugles ? » et Jésus leur répond : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais maintenant vous dites : Nous voyons. C’est pour cela que votre péché subsiste. » On ne peut être plus clair sur le sens dans lequel il faut lire tout le texte.

Quant aux autres types de guérisons, il n’est jamais bien difficile de trouver ce qui est en question : pour le sourd-muet, c’est la capacité de communiquer, avec les autres ou avec Dieu. Pour l’homme à la main sèche, c’est la capacité à agir qui est en question, quant à la lèpre, elle était considérée comme signe d’impureté, c’est-à-dire du péché. Le lépreux est donc celui qui se sent impur, rejeté, exclu et méprisé par les autres.

Assumer ses infirmités

Le paralytique, lui, est celui qui n’avance plus dans sa vie qui reste immobile. Beaucoup de choses peuvent être à l’origine d’un tel blocage, dont une infirmité physique en particulier bien sûr. Ce que dit le Christ au paralytique de Matthieu 9 c’est : « Lève toi, prends ton lit et marche. » Il le guérit, tant mieux, mais un détail est étrange : pourquoi lui demande-t-il de transporter son lit avec lui ? Voilà qui doit être fort encombrant. Peut-être le texte veut-il nous dire que le malade est remis en marche, mais qu’il doit continuer à porter, à supporter son infirmité physique représentée par le lit. C’est dans le même sens que l’on pourrait dire aujourd’hui à un paralysé dans sa chaise roulante : « allez, prends ta chaise roulante et avance, charge toi de ton infirmité et en route. Assume la paralysie de tes jambes et en marche ! ». Avant, c’est le lit qui porte le malade, après, c’est le malade qui porte le lit, le malade passe d’objet qu’il était de sa maladie à sujet de sa propre vie. N’y a-t-il pas là vraiment une guérison ? Et c’est une bonne nouvelle : quelle que soit notre infirmité, le Christ peut nous remettre debout et en route !

Une fois que l’on a parlé des miracles de guérisons, on a parlé de la quasi-totalité des miracles de l’Évangile. Il en reste néanmoins quelques autres d’une nature différente et fort intéressants.

La marche sur les eaux

La marche sur les eaux peut avoir de nombreuses explications scientifiques qui n’ont aucun intérêt pour ce qui est du sens. La plus simple que l’on peut citer par curiosité est celle du récit de Jn 6,16 ss : Les disciples ont cru ramer la moitié de la largeur du lac, mais dans l’obscurité et la tempête ils se retrouvent près de l’autre côté sans le savoir. Ils voient alors Jésus debout sur la plage qui les attend (il a dû faire le tour ou utiliser une autre barque) ; pensant être au milieu du lac, ils ont peur, ils vont vers lui pour le prendre, mais dès qu’ils s’approchent, leur barque s’échoue sur la plage... évidemment puisqu’il était sur le bord et eux aussi sans le savoir... Peut-être qu’il y a eu miracle, peut être que les choses se sont passées plus simplement comme ça, mais ce qui est sûr, c’est que le Christ a dû en profiter pour les faire réfléchir sur ce qu’ils avaient vécu. Et quand on sait que la mer, dans la Bible, représente le mal, la mort, le lieu où l’on perd pied, où l’on coule, où l’on étouffe, on comprend qu’il s’agit là de la manière avec laquelle Dieu peut nous aider dans les épreuves de notre existence. Jésus ne nous laisse pas seuls, mais il vient lui-même à notre rencontre. Son aide n’est pas de faire disparaître l’épreuve, de nous épargner les difficultés, que nous nous retrouvions miraculeusement sur un terrain sec, mais il permet que nous ne nous sentions plus menacés par ce qui nous arrive, que nous puissions continuer notre route, et que nous puissions même, comme Pierre (dans le récit de Mt 14,22 ss) marcher sur les eaux. Avec l’aide de Dieu, nous pouvons ne pas nous noyer dans les difficultés de notre vie, mais nous pouvons continuer à marcher, à avancer malgré tout, même si nous nous mouillons un peu les pieds. Voilà la bonne nouvelle et voilà précisément le type d’aide que nous pouvons attendre du Christ, ce n’est pas n’importe quoi.

Lluis Borrassa, Saint Pierre marchant sur les eaux (1411-1413). Église Sant Pere, Terrasa

Lluis Borrassa, Saint Pierre marchant sur les eaux (1411-1413). Église Sant Pere, Terrasa

 

Le texte de Matthieu 14 est même plus précis : il nous montre que ce qui peut nous permettre d’avancer, c’est d’avoir le Christ pour but, pour visée, c’est-à-dire pour objet de notre foi. C’est comme cela que Pierre avance au dessus de toute difficulté. Mais quand il commence à se regarder lui-même, à ne plus marcher par la foi, mais à prendre peur dans sa situation et à s’arrêter, il s’enfonce. Ce n’est qu’en allant vers le Christ que nous pouvons continuer d’avancer au-dessus de tout sans nous y noyer. Et il y a de plus dans ce même texte la bonne nouvelle de l’aide de Dieu : même quand il ne parvient plus à avancer, ni à avoir totalement confiance, il suffit que Pierre crie : « Seigneur sauve-moi » (v. 30) pour que le Christ lui tende la main afin de lui mettre la tête hors de l’eau. Ce qui nous sauve, c’est certes notre foi et notre volonté d’avancer toujours, mais ce peut être aussi la simple grâce de Dieu quand nous sommes tellement faibles que notre foi est insuffisante, que nous ne savons plus avancer. On retrouve la même idée dans le Psaume 69 dans un sens évidemment tout aussi spirituel, n’ayant pas besoin d’attendre d’être dans un navire en perdition pour le dire : « Sauve-moi mon Dieu, les eaux me montent jusqu’à la gorge... »

La multiplication des pains

Un autre miracle spectaculaire et bien connu est la multiplication des pains. Une fois encore, la lecture littérale n’a que très peu d’intérêt. Pour une fois, l’explication rationnelle peut presque avoir de l’intérêt : on peut penser que finalement, chacun avait beaucoup plus dans sa besace qu’il n’avait voulu le dire quand il a été demandé qui avait quelque chose à partager avec les autres. Mais l’exemple du partage de ce que les quelques-uns ont bien voulu offrir a entraîné les autres, qui ont finalement aussi partagé ce qu’ils avaient, et ainsi, chacun a eu assez. Ce peut donc être un exemple de partage matériel, ce qui est très bien, mais l’Évangile va évidemment plus loin.

On peut voir dans ce récit également une exhortation à ne pas se décourager devant la pauvreté de l’aide matérielle ou autre que nous pouvons donner aux autres ; faisons le quand même, même si cela semble dérisoire, Dieu peut faire au-delà et agir en sorte que notre petite action ait de grandes conséquences.

Mais on peut surtout penser que quand il est question de pain dans la Bible, il y a toute chance pour que l’on parle de pain spirituel... de ce pain qui nourrit nos âmes pour la vie éternelle. De même qu’il ne faut évidemment pas lire au pied de la lettre les propos de Jésus quand il dit (Jean 6) : « Je suis le pain de vie, celui qui me mange vivra par moi. » Sans doute est-ce en pensant à ce pain-là qu’il faut essayer de comprendre l’intérêt de ce joyeux partage fraternel. Nous devons donner aux foules qui ont faim spirituellement, et partager avec elles les paroles que nous avons du Christ, et même si cela nous semble bien peu, cela peut nourrir bien au-delà de ce que nous pensons.

La signification biblique des nombres

L’analyse des nombres dont il est question dans ces récits nous confirme dans cette interprétation : dans la première multiplication (Mc 6,34 ss), il est question de 5 pains et de 2 poissons, ce qui nous renvoie au Pentateuque (5 premiers livres de la bible), aux 10 commandement, aux 2 Testaments, aux 2 tables de la loi... 5 et 2 sont toujours dans la Bible les nombres de la Loi et de la parole de Dieu. C’est donc bien la Parole qui est distribuée. La foule, elle, doit être mise en ordre par rangées de 50 et de 100 pour recevoir cette Parole, il lui est donc demandé de se plier à l’obéissance d’une loi, de mettre de l’ordre dans sa vie. Et qu’en reste-t-il ? 12 paniers, comme 12 tribus, 12 apôtres, 12 qui est le nombre du peuple fidèle.

Dans la deuxième multiplication (Mc 8,1 ss) : il y a 7 pains. 7, c’est le nombre de la perfection, de l’accomplissement de la création (en 7 jours), de l’union du céleste (3) et du terrestre (4). Celui qui représente le mieux tout cela, c’est le Christ, accomplissement de l’humanité et de l’union entre l’homme et Dieu. C’est donc le Christ qui se donne lui-même à manger, comme pain de vie, sans qu’aucune autre condition ne soit demandée, obéissance ou autre, puisque là la foule n’est pas assise en rangs. Ceux à qui cela est donné sont 4000 ; or 4 étant le nombre du terrestre, ce n’est plus au peuple de la Loi que cela est donné, mais à tout un peuple de païens, à tous. Et ce qu’il en reste, c’est 7 paniers, donc une autre réalité christique ; par grâce, Christ se donne à manger, et nous devenons à son image.
Il y a eu certainement sous chaque récit évangélique un événement véritable ; l’Évangile n’a ni « menti », ni « inventé ».

 

Ces deux multiplications ne font donc pas double emploi ; matériellement, c’est une redite inutile, mais symboliquement, elles sont très différentes. La première est évidemment une image de l’ancienne alliance, et la seconde une de la nouvelle alliance.

Interprétation symbolique et spirituelle

La suite du texte est même une preuve que Jésus voulait une interprétation symbolique et spirituelle de cet événement : en Mc 8,14 les disciples sont dans une barque, ennuyés d’avoir oublié le casse-croûte. Jésus à ce moment leur dit : « Gardez vous du levain des pharisiens », ce qui a là un sens évidemment symbolique, comparant comme à son habitude l’enseignement à un levain. Les disciples, eux, prennent cela au pied de la lettre en pensant que Jésus leur indique dans quelle boulangerie acheter leur casse-croûte... Alors le Christ essaye de leur faire comprendre que son langage était symbolique. Il leur dit : « ne comprenez-vous pas ? Avez-vous le cœur endurci ? Et n’avez-vous point de mémoire ? Quand j’ai rompu les cinq pains pour les cinq mille hommes, combien de paniers pleins de morceaux avez-vous emportés ? Douze, lui répondirent-ils. Et quand j’ai rompu les sept pains pour les quatre mille hommes, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? Sept, répondirent-ils. Et il leur dit : Ne comprenez-vous pas encore ? » Montrant bien qu’il y a quelque chose à comprendre dans les multiplications des pains, que les nombres permettent de comprendre de quoi il s’agit, et qu’il n’y est certainement pas question de pains matériels...

La Bible reste à traduire

On pourrait ainsi multiplier les exemples... À chaque fois, bien sûr l’important est le sens spirituel, le seul que nous puissions vraiment réutiliser pour nous dans notre vie d’aujourd’hui, à moins de croire que Dieu va remplacer les médecins, nous éclairer à la place du courant électrique, nous sauver en cas de naufrage comme dans le Titanic en nous faisant marcher sur l’eau, et nourrir tous les enfants d’Afrique qui meurent de faim en multipliant les pains...

La question reste alors de savoir ce qui s’est vraiment passé. C’est une question que l’on peut éluder. Peu importe, l’important c’est ce qui peut se passer aujourd’hui dans ma vie. Mais historiquement on peut avoir un avis, même s’il ne change rien au sens spirituel. Là, la palette est large. Certains pensent que ça c’est bien passé comme c’est écrit : il y a eu miracles. D’autres sont allés jusqu’à dire que l’Évangile n’était qu’une sorte de roman symbolique et mythologique. On peut avoir une position plus nuancée en affirmant qu’il y a eu certainement sous chaque récit évangélique un événement véritable ; l’Évangile n’a ni « menti », ni « inventé ». Mais c’est souvent la manière de présenter l’événement qui montre quelque chose de rationnel comme un miracle. Sans doute, aussi y a-t-il dans l’Évangile une part d’amplification et d’embellissement des événements, mais des événements ont certainement été bien là. Reste que le rapport au réel rationnel et à l’événement vu comme une réalité historique ou journalistique n’était évidemment pas la même qu’aujourd’hui. Il ne faut donc pas lire l’Évangile avec des critères de vérité qui sont les nôtres et qui n’étaient pas ceux des rédacteurs.

Même en français, la Bible reste un texte à traduire. feuille

Louis Pernot

 

El Greco, Jésus guérissant l’aveugle de naissance. Parme, Museo nazionale

El Greco, Jésus guérissant l’aveugle de naissance. Parme, Museo nazionale

 

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