Numéro 211
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Giotto, La Résurrection
de Lazare, |
Aujourdhui, les lecteurs qui découvrent la Bible sont souvent décontenancés par labondance des miracles qui sy trouve. Quen faire ?
On peut en faire le centre de son acte de foi, se forcer à croire à lincroyable, la grandeur du fait de croire en Dieu serait alors justement cet acte dhumilité par lequel jaccepte de croire ce que me dit lÉcriture, par-delà mon propre sentiment. Au contraire, on peut ne pas en tenir compte, en les considérant comme des amplifications, voire comme des fabulations de contes orientaux.
Il est vrai que les évangiles en particulier, attribuant un grand nombre de miracles au Christ, il est difficile de faire comme sils nétaient pas dans les textes fondateurs de notre foi. Il faut donc bien sinterroger sur leur signification.
La première attitude possible consiste à ne pas remettre en cause leur historicité. Les miracles deviennent alors des démonstrations de la puissance de Dieu ou de Jésus-Christ : si Jésus est capable de faire de tels actes extraordinaires, cest quil a vraiment une puissance surhumaine, et il est bon, donc, de croire en lui. Souvent, une telle théologie saccompagne de lidée que si Dieu a fait des miracles par le Christ, il peut bien continuer à en faire, on peut alors attendre de tels miracles pour aujourdhui, que ce soient des guérisons, ou une foi dans une véritable providence matérielle. Cette attitude a au moins lavantage dune certaine cohérence. Si lon croit que Dieu a fait des miracles du temps de lÉvangile, pourquoi nen ferait-t-il plus aujourdhui ? Si lespérance de lÉvangile est comprise comme le fait que le Christ guérisse physiquement, pourquoi ne serait-ce plus ce que lon attendrait de lui aujourdhui dans nos Églises ?
Si lon nattend pas aujourdhui des miracles matériels de la part du Christ dans nos vies, alors il faut lire les récits de lÉvangile autrement, sinon ils nont plus rien à nous dire.
Par ailleurs, le problème dune lecture matérielle des miracles, est multiple. Tout dabord il est discutable de penser que ces miracles puissent être des démonstrations de puissance de la part du Christ. Souvent dans lÉvangile, des gens lui demandent des miracles pour croire en lui, et à chaque fois il refuse, comme en Mc 8,11-12 : « Les pharisiens [ ] lui demandèrent un signe venant du ciel. Jésus, soupirant profondément en son esprit, dit : Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe ? Je vous le dis en vérité, il ne sera point donné de signe à cette génération. » De même, quand il est sur la croix, certains disent : « Quil descende de la croix et nous croirons en lui » (Mt 27,42), mais Jésus ne le fait évidemment pas. Et de même encore, souvent, quand il opère une guérison, il interdit à celui qui en a bénéficié den faire de la publicité, ne voulant pas que lon croie en lui à cause de cela. Il ne semble pas que le Christ ait voulu se servir des miracles pour quon croie en lui.
Par ailleurs, et dans un domaine plus subjectif, une lecture littérale des miracles suppose une capacité à croire à ce qui est contraire à la raison ou à la science, qui nest pas le fait de tout le monde, et rien ne permet de dire quil faille imposer une telle contrainte à celui qui veut être chrétien. De plus, une telle lecture ne peut se faire que dans le cadre dune théologie prônant la possibilité de lintervention toute-puissante de Dieu dans le monde matériel. Or, cette option théologique est fort discutable et nest en tout cas pas, une condition indispensable pour être chrétien (sauf du point de vue de certaines sectes). Le fait est que nombreux théologiens chrétiens sont loin de souscrire à une telle croyance. Si donc certains croient grâce aux miracles, tant mieux pour eux, mais quils laissent les autres croire malgré les miracles.
Mais une lecture rationaliste visant à écarter tout ce qui est miraculeux dans la Bible pour ne garder que ce qui est de lordre de lenseignement, comme le faisaient certains libéraux de la fin du siècle dernier, serait tout aussi réductrice et stérile. Ce quil faut, quelle que soit sa croyance en la réalité de lacte miraculeux, cest chercher quel est le sens de lévénement, pourquoi nous raconte-t-on ce miracle en particulier, et en quoi nous enseigne-t-il quelque chose sur Dieu, sur le Christ, et sur nous-mêmes. Dans lévangile de Jean, les miracles sont appelés des « signes » ; cest bien de cela quil sagit, les actes de Jésus sont des signes qui renvoient à autre chose, ils sont à interpréter comme des signes, comme les symboles dune réalité spirituelle. Quant on est face à un signe, ce à quoi il faut sattacher ce nest pas à sa matérialité, mais à la réalité à laquelle il renvoie. En hébreu, le même mot (DaBaR) peut désigner à la fois un événement et une parole, et ainsi pour la Bible, chaque parole est un événement et chaque événement doit être interprété comme une parole. Le Christ est quelquun qui parlait autant par ses mots (qui sont à traduire et à comprendre) que par ses gestes (qui sont aussi à traduire et à comprendre).
Les actes de Jésus sont des signes qui renvoient à autre chose, ils sont à interpréter comme des signes, comme les symboles dune réalité spirituelle. Quant on est face à un signe, ce à quoi il faut sattacher ce nest pas à sa matérialité, mais à la réalité à laquelle il renvoie. |
Il faut en effet replacer les textes bibliques dans leur contexte, tant au point de vue de lhistoire que de la culture dans lesquelles ils ont été écrits. On navait certainement pas le même rapport au miracle du temps du Christ en Palestine, quau XXIe siècle en Europe. Le miracle était alors plus courant quaujourdhui. Les récits, même hors de la Bible, de cette époque en sont pleins, sans quon se sente obligés de considérer pour Messie tous ceux auxquels ils sont attribués. On raconte en particulier les audiences que donnaient les empereurs romains, au cours desquelles on apportait des malades et des paralytiques, lempereur leur imposait les mains et ils repartaient guéris. Dans le Nouveau Testament lui-même, il est question de plusieurs personnages qui se promenaient dans la Palestine en faisant des miracles et des guérisons. Le Christ était loin dêtre le seul à en faire (cf. Mc 9,39, Mc 16,17 et Simon le Magicien : Ac 8,9). La question est donc celle-ci : si le Christ nétait pas le seul à faire des miracles, pourquoi nous raconte-t-on particulièrement les siens ? La réponse évidente est que les miracles du Christ nétaient pas de simples actes matériels, mais quils avaient un sens autre. Plus que la réalité historique du miracle, ce qui importe donc cest sa signification. Cest cela quil faut rechercher dans tous les cas.
Ce que lon peut dabord remarquer, cest que dans lÉvangile, la très grande majorité des miracles sont des guérisons. Cest donc avant tout de celles-là quil faut rendre compte.
La première remarque évidente que cela inspire, cest que le Christ a été vu de son temps comme quelquun qui accomplissait des guérisons. Cela en soi nest pas très extraordinaire. Encore aujourdhui, on trouve dans beaucoup de pays des guérisseurs ou des « médecins à mains nues » qui font véritablement du bien autour deux ; il y a là une médecine peu académique, mais dans laquelle croient les habitants locaux. Ces guérisseurs ont des résultats, sans que lon sache très bien comment ils font, surtout, il faut bien le dire, dans les domaines qui ont une forte composante psychosomatique : maladies de peaux (appelées du temps de Jésus indistinctement : lèpre), hystéries, douleurs, problèmes de règles etc. En France même, il suffit daller dans les campagnes pour y rencontrer des « rebouteux » qui font de telles guérisons, sans pour autant quon doive les considérer comme des « fils de Dieu ». Le Christ était donc un guérisseur, et il ny a pas de nécessité dinvoquer là une puissance divine extraordinaire.
Mais cela nest pas sans importance pour autant. Cela montre que le Christ nétait pas seulement prédicateur, mais quil jouait aussi ce rôle de guérisseur auprès des gens quil rencontrait. Sil avait vécu en France aujourdhui, il ne se serait pas contenté dêtre pasteur, il aurait été aussi médecin.
Cela en soi est déjà un message théologique : il aurait pu se contenter de prêcher un Évangile du détachement et de la consolation spirituelle, disant que peu importe que lon soit malade ou non, du moment quon a la présence et la consolation de Dieu. Au contraire, lattention quil a portée à la vie concrète de ses contemporains, lénergie quil a dépensée pour les soulager matériellement de leurs maux, montre quil ne méprisait pas la dimension matérielle de notre existence, quil ne considérait pas que le corps nest rien, que notre vie physique na aucune importance. Il sen préoccupait, sans la négliger. Le chrétien na donc pas à se retirer ou à se détacher totalement du monde, il peut et doit donner une certaine importance au monde matériel, même si ce nest pas le plus important (le spirituel est plus important).
Mais si le Christ a ainsi guéri autour de lui pendant les trois ans de son ministère, on peut imaginer quil a fait un bien plus grand nombre de guérisons que les quelques dizaines qui nous sont rapportées, ce qui nen ferait pas plus dune par mois ! Il faut donc penser que celles qui nous sont rapportées ont une importance particulière pour notre édification, ou que le Christ a profité de celles-ci pour faire réfléchir ses disciples, comme sur des paraboles avec une formule comme celle que lon retrouve souvent dans lÉvangile : « Comprenez-vous ce que jai fait... » (Mc 8,21, Jn 13,12) Il y aurait donc quelque chose à comprendre...
Or, on peut penser que le simple rapport de guérison physique dun quidam dil y a 2000 ans na que peu dintérêt pour nous aujourdhui ; le sens est donc à trouver ailleurs. Un bon procédé de lecture consiste à chercher dans chaque texte biblique comment il peut parler de nous aujourdhui et maintenant.
Il nest donc pas nécessaire pour moi dattendre dêtre aveugle pour lire (alors en Braille !) un récit de guérison dun aveugle, ou davoir la lèpre pour lire une guérison de lépreux, en me disant que pour linstant, un tel récit ne me concerne pas vraiment. Je peux déjà me demander en quoi je peux me considérer aujourdhui, comme aveugle, lépreux ou paralytique...
La réponse est simple : je suis aveugle en ce que je ne vois pas clairement qui je suis, qui est Dieu, ce que je peux faire, où me mène ma vie. Le miracle que je peux attendre du Christ, cest quil maide à y voir plus clair, quil me permette de comprendre, de voir linvisible le spirituel... Cest encore dans ce sens quil est la lumière du monde (Jn 8,12). Cela ne veut pas dire quil faille invoquer le Christ en cas de panne de courant ! Mais quil est celui qui peut éclairer notre cur, notre intelligence, de façon à ce que nous ne marchions pas dans la ténèbre, sans savoir où nous allons, en tombant dans tous les pièges de lexistence. Ce que le Christ peut nous donner, cest que nous sachions exercer notre clairvoyance et notre responsabilité, en regardant dans cette visée lointaine dun but, dun idéal qui est la foi, de façon à ce que notre vie suive un chemin qui mène quelque part. Le Psaume 119 (v. 105) dit de même que la Parole de Dieu (pour nous donnée par le Christ) est une lumière sur notre route. Dieu nattend pas de nous une obéissance aveugle, mais une avancée libre et éclairée. Tous les récits de guérison daveugle dans lÉvangile montrent ainsi de quelle manière le contact avec le Christ peut nous aider à retrouver cette vue vitale qui nous manque tant.
Giotto, Les Noces de Cana. Basilica San Francesco (basilica inferiore), Assisie |
Ce passage au symbolique est même explicite par endroits, comme en particulier dans le récit de la guérison de laveugle de naissance dans lévangile de Jean (ch. 9) où les pharisiens comprennent à la fin quil est question de bien plus que dun acte médical et demandent (v. 40) : « Nous aussi, sommes-nous aveugles ? » et Jésus leur répond : « Si vous étiez aveugles, vous nauriez pas de péché. Mais maintenant vous dites : Nous voyons. Cest pour cela que votre péché subsiste. » On ne peut être plus clair sur le sens dans lequel il faut lire tout le texte.
Quant aux autres types de guérisons, il nest jamais bien difficile de trouver ce qui est en question : pour le sourd-muet, cest la capacité de communiquer, avec les autres ou avec Dieu. Pour lhomme à la main sèche, cest la capacité à agir qui est en question, quant à la lèpre, elle était considérée comme signe dimpureté, cest-à-dire du péché. Le lépreux est donc celui qui se sent impur, rejeté, exclu et méprisé par les autres.
Le paralytique, lui, est celui qui navance plus dans sa vie qui reste immobile. Beaucoup de choses peuvent être à lorigine dun tel blocage, dont une infirmité physique en particulier bien sûr. Ce que dit le Christ au paralytique de Matthieu 9 cest : « Lève toi, prends ton lit et marche. » Il le guérit, tant mieux, mais un détail est étrange : pourquoi lui demande-t-il de transporter son lit avec lui ? Voilà qui doit être fort encombrant. Peut-être le texte veut-il nous dire que le malade est remis en marche, mais quil doit continuer à porter, à supporter son infirmité physique représentée par le lit. Cest dans le même sens que lon pourrait dire aujourdhui à un paralysé dans sa chaise roulante : « allez, prends ta chaise roulante et avance, charge toi de ton infirmité et en route. Assume la paralysie de tes jambes et en marche ! ». Avant, cest le lit qui porte le malade, après, cest le malade qui porte le lit, le malade passe dobjet quil était de sa maladie à sujet de sa propre vie. Ny a-t-il pas là vraiment une guérison ? Et cest une bonne nouvelle : quelle que soit notre infirmité, le Christ peut nous remettre debout et en route !
Une fois que lon a parlé des miracles de guérisons, on a parlé de la quasi-totalité des miracles de lÉvangile. Il en reste néanmoins quelques autres dune nature différente et fort intéressants.
La marche sur les eaux peut avoir de nombreuses explications scientifiques qui nont aucun intérêt pour ce qui est du sens. La plus simple que lon peut citer par curiosité est celle du récit de Jn 6,16 ss : Les disciples ont cru ramer la moitié de la largeur du lac, mais dans lobscurité et la tempête ils se retrouvent près de lautre côté sans le savoir. Ils voient alors Jésus debout sur la plage qui les attend (il a dû faire le tour ou utiliser une autre barque) ; pensant être au milieu du lac, ils ont peur, ils vont vers lui pour le prendre, mais dès quils sapprochent, leur barque séchoue sur la plage... évidemment puisquil était sur le bord et eux aussi sans le savoir... Peut-être quil y a eu miracle, peut être que les choses se sont passées plus simplement comme ça, mais ce qui est sûr, cest que le Christ a dû en profiter pour les faire réfléchir sur ce quils avaient vécu. Et quand on sait que la mer, dans la Bible, représente le mal, la mort, le lieu où lon perd pied, où lon coule, où lon étouffe, on comprend quil sagit là de la manière avec laquelle Dieu peut nous aider dans les épreuves de notre existence. Jésus ne nous laisse pas seuls, mais il vient lui-même à notre rencontre. Son aide nest pas de faire disparaître lépreuve, de nous épargner les difficultés, que nous nous retrouvions miraculeusement sur un terrain sec, mais il permet que nous ne nous sentions plus menacés par ce qui nous arrive, que nous puissions continuer notre route, et que nous puissions même, comme Pierre (dans le récit de Mt 14,22 ss) marcher sur les eaux. Avec laide de Dieu, nous pouvons ne pas nous noyer dans les difficultés de notre vie, mais nous pouvons continuer à marcher, à avancer malgré tout, même si nous nous mouillons un peu les pieds. Voilà la bonne nouvelle et voilà précisément le type daide que nous pouvons attendre du Christ, ce nest pas nimporte quoi.
Lluis Borrassa, Saint Pierre marchant sur les eaux (1411-1413). Église Sant Pere, Terrasa |
Le texte de Matthieu 14 est même plus précis : il nous montre que ce qui peut nous permettre davancer, cest davoir le Christ pour but, pour visée, cest-à-dire pour objet de notre foi. Cest comme cela que Pierre avance au dessus de toute difficulté. Mais quand il commence à se regarder lui-même, à ne plus marcher par la foi, mais à prendre peur dans sa situation et à sarrêter, il senfonce. Ce nest quen allant vers le Christ que nous pouvons continuer davancer au-dessus de tout sans nous y noyer. Et il y a de plus dans ce même texte la bonne nouvelle de laide de Dieu : même quand il ne parvient plus à avancer, ni à avoir totalement confiance, il suffit que Pierre crie : « Seigneur sauve-moi » (v. 30) pour que le Christ lui tende la main afin de lui mettre la tête hors de leau. Ce qui nous sauve, cest certes notre foi et notre volonté davancer toujours, mais ce peut être aussi la simple grâce de Dieu quand nous sommes tellement faibles que notre foi est insuffisante, que nous ne savons plus avancer. On retrouve la même idée dans le Psaume 69 dans un sens évidemment tout aussi spirituel, nayant pas besoin dattendre dêtre dans un navire en perdition pour le dire : « Sauve-moi mon Dieu, les eaux me montent jusquà la gorge... »
Un autre miracle spectaculaire et bien connu est la multiplication des pains. Une fois encore, la lecture littérale na que très peu dintérêt. Pour une fois, lexplication rationnelle peut presque avoir de lintérêt : on peut penser que finalement, chacun avait beaucoup plus dans sa besace quil navait voulu le dire quand il a été demandé qui avait quelque chose à partager avec les autres. Mais lexemple du partage de ce que les quelques-uns ont bien voulu offrir a entraîné les autres, qui ont finalement aussi partagé ce quils avaient, et ainsi, chacun a eu assez. Ce peut donc être un exemple de partage matériel, ce qui est très bien, mais lÉvangile va évidemment plus loin.
On peut voir dans ce récit également une exhortation à ne pas se décourager devant la pauvreté de laide matérielle ou autre que nous pouvons donner aux autres ; faisons le quand même, même si cela semble dérisoire, Dieu peut faire au-delà et agir en sorte que notre petite action ait de grandes conséquences.
Mais on peut surtout penser que quand il est question de pain dans la Bible, il y a toute chance pour que lon parle de pain spirituel... de ce pain qui nourrit nos âmes pour la vie éternelle. De même quil ne faut évidemment pas lire au pied de la lettre les propos de Jésus quand il dit (Jean 6) : « Je suis le pain de vie, celui qui me mange vivra par moi. » Sans doute est-ce en pensant à ce pain-là quil faut essayer de comprendre lintérêt de ce joyeux partage fraternel. Nous devons donner aux foules qui ont faim spirituellement, et partager avec elles les paroles que nous avons du Christ, et même si cela nous semble bien peu, cela peut nourrir bien au-delà de ce que nous pensons.
Lanalyse des nombres dont il est question dans ces récits nous confirme dans cette interprétation : dans la première multiplication (Mc 6,34 ss), il est question de 5 pains et de 2 poissons, ce qui nous renvoie au Pentateuque (5 premiers livres de la bible), aux 10 commandement, aux 2 Testaments, aux 2 tables de la loi... 5 et 2 sont toujours dans la Bible les nombres de la Loi et de la parole de Dieu. Cest donc bien la Parole qui est distribuée. La foule, elle, doit être mise en ordre par rangées de 50 et de 100 pour recevoir cette Parole, il lui est donc demandé de se plier à lobéissance dune loi, de mettre de lordre dans sa vie. Et quen reste-t-il ? 12 paniers, comme 12 tribus, 12 apôtres, 12 qui est le nombre du peuple fidèle.
Dans la deuxième multiplication (Mc 8,1 ss) : il y a 7 pains. 7, cest le nombre de la perfection, de laccomplissement de la création (en 7 jours), de lunion du céleste (3) et du terrestre (4). Celui qui représente le mieux tout cela, cest le Christ, accomplissement de lhumanité et de lunion entre lhomme et Dieu. Cest donc le Christ qui se donne lui-même à manger, comme pain de vie, sans quaucune autre condition ne soit demandée, obéissance ou autre, puisque là la foule nest pas assise en rangs. Ceux à qui cela est donné sont 4000 ; or 4 étant le nombre du terrestre, ce nest plus au peuple de la Loi que cela est donné, mais à tout un peuple de païens, à tous. Et ce quil en reste, cest 7 paniers, donc une autre réalité christique ; par grâce, Christ se donne à manger, et nous devenons à son image.
Il y a eu certainement sous chaque récit évangélique un événement véritable ; lÉvangile na ni « menti », ni « inventé ». |
Ces deux multiplications ne font donc pas double emploi ; matériellement, cest une redite inutile, mais symboliquement, elles sont très différentes. La première est évidemment une image de lancienne alliance, et la seconde une de la nouvelle alliance.
La suite du texte est même une preuve que Jésus voulait une interprétation symbolique et spirituelle de cet événement : en Mc 8,14 les disciples sont dans une barque, ennuyés davoir oublié le casse-croûte. Jésus à ce moment leur dit : « Gardez vous du levain des pharisiens », ce qui a là un sens évidemment symbolique, comparant comme à son habitude lenseignement à un levain. Les disciples, eux, prennent cela au pied de la lettre en pensant que Jésus leur indique dans quelle boulangerie acheter leur casse-croûte... Alors le Christ essaye de leur faire comprendre que son langage était symbolique. Il leur dit : « ne comprenez-vous pas ? Avez-vous le cur endurci ? Et navez-vous point de mémoire ? Quand jai rompu les cinq pains pour les cinq mille hommes, combien de paniers pleins de morceaux avez-vous emportés ? Douze, lui répondirent-ils. Et quand jai rompu les sept pains pour les quatre mille hommes, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? Sept, répondirent-ils. Et il leur dit : Ne comprenez-vous pas encore ? » Montrant bien quil y a quelque chose à comprendre dans les multiplications des pains, que les nombres permettent de comprendre de quoi il sagit, et quil ny est certainement pas question de pains matériels...
On pourrait ainsi multiplier les exemples... À chaque fois, bien sûr limportant est le sens spirituel, le seul que nous puissions vraiment réutiliser pour nous dans notre vie daujourdhui, à moins de croire que Dieu va remplacer les médecins, nous éclairer à la place du courant électrique, nous sauver en cas de naufrage comme dans le Titanic en nous faisant marcher sur leau, et nourrir tous les enfants dAfrique qui meurent de faim en multipliant les pains...
La question reste alors de savoir ce qui sest vraiment passé. Cest une question que lon peut éluder. Peu importe, limportant cest ce qui peut se passer aujourdhui dans ma vie. Mais historiquement on peut avoir un avis, même sil ne change rien au sens spirituel. Là, la palette est large. Certains pensent que ça cest bien passé comme cest écrit : il y a eu miracles. Dautres sont allés jusquà dire que lÉvangile nétait quune sorte de roman symbolique et mythologique. On peut avoir une position plus nuancée en affirmant quil y a eu certainement sous chaque récit évangélique un événement véritable ; lÉvangile na ni « menti », ni « inventé ». Mais cest souvent la manière de présenter lévénement qui montre quelque chose de rationnel comme un miracle. Sans doute, aussi y a-t-il dans lÉvangile une part damplification et dembellissement des événements, mais des événements ont certainement été bien là. Reste que le rapport au réel rationnel et à lévénement vu comme une réalité historique ou journalistique nétait évidemment pas la même quaujourdhui. Il ne faut donc pas lire lÉvangile avec des critères de vérité qui sont les nôtres et qui nétaient pas ceux des rédacteurs.
Même en français, la Bible reste un texte à traduire.
El Greco, Jésus guérissant laveugle de naissance. Parme, Museo nazionale |
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