Quand ce petit écrit
(77 pages en format de poche) a paru en français, je l’ai
parcouru rapidement et l’ai trouvé intéressant, sans
plus. Quelques années après, en le reprenant pour préparer
un cours, j’en ai mieux perçu la richesse et l’envergure
; depuis, il est devenu un de mes livres préférés.
Schweitzer s’y demande ce qui distingue le christianisme
des autres religions. Qu’apporte-t-il de plus ou de différent
? La question intéresse les missionnaires auxquels il parle,
aux prises en Chine et aux Indes avec des religions peu perméables
à leurs efforts d’évangélisation. Elle se
pose aussi en Europe où, après la première guerre
mondiale, les spiritualités orientales exercent, déjà,
un grand attrait et où certains les préfèrent au
christianisme.
Pour beaucoup de chrétiens, la réponse
est simple : l’Évangile vient de Dieu, alors que les autres
religions sont seulement des inventions humaines. Schweitzer refuse
cette argumentation. Elle enferme le christianisme dans une forteresse
que les convaincus pensent inexpugnable, mais elle est inefficace, parce
qu’incapable de satisfaire ceux, chrétiens ou non, qui s’interrogent.
Au lieu de se soustraire à la discussion, il faut avoir le courage
de s’exposer à des comparaisons et d’accepter des évaluations.
Schweitzer choisit de faire porter le débat sur les attitudes
envers le monde que préconisent ou favorisent les diverses religions.
On peut les ranger en deux grandes catégories.
D’abord, les « optimistes » qui croient en la bonté
du monde ; il vient de Dieu, Dieu le gouverne ; par conséquent,
la foi consiste à lui dire « oui » et à s’y
conformer. Ensuite, les « pessimistes » pour qui le monde
est en conflit avec Dieu, et donc mauvais ; le fidèle doit lui
dire « non » et s’en retirer le plus possible. Dans
le premier cas, un « monisme » (qui fait tout découler
d’un seul principe) débouche sur l’acquiescement à
ce qui est. Dans le deuxième cas, un « dualisme »
(qui dissocie le domaine du religieux de celui du monde) invite à
une spiritualité qui se détourne de la réalité.
Si ces deux interprétations religieuses du monde se contredisent,
chacune a une grande logique interne.
L’Évangile se caractérise, au contraire,
par un « manque d’unité ». Il considère
que la réalité à la fois vient de Dieu et contredit
sa volonté. Le croyant en même temps accepte et refuse
le monde ; il lui dit tout autant « oui » que « non
». Ce manque de cohérence conduit à une attitude
féconde. Il génère un engagement actif qui contraste
avec la passivité aussi bien du consentement moniste que du refus
dualiste. L’Évangile ne nous invite ni à accepter
l’état actuel des choses ni à dévaloriser
le temporel, mais à vivre dans ce monde en travaillant à
le rendre plus conforme à la volonté de Dieu. L’annonce
et l’attente du Royaume (d’un monde en harmonie avec Dieu)
commandent l’existence chrétienne et la dynamisent. Le Royaume
est certes l’œuvre de Dieu, non la nôtre ; néanmoins
il suscite en nous une sorte de nécessité ou d’obligation
interne qui nous mobilise. En tant qu’explication du monde, on
peut juger le christianisme inférieur aux autres religions, parce
qu’« illogique ». Il ne sait pas et ne comprend pas
tout ; il doit humblement, sans prétention ni arrogance, le reconnaître.
Cette faiblesse fait sa force ; car en expliquant trop bien le monde,
on renonce à la volonté et à l’action éthiques
que suscite la conjonction paradoxale du « oui » et du «
non ».
Ce livre contient, certes, des appréciations contestables
(par exemple sur l’Islam) et des passages hâtivement rédigés.
Schweitzer avait d’ailleurs noté sur le manuscrit qu’il
fallait le revoir avant publication et il devait plus tard nuancer,
voire réajuster sur certains points, ses analyses. Il n’en
demeure pas moins solide dans ses grandes lignes. On y sent le souffle
qui a animé durant toute sa vie l’action et la réflexion
du « grand docteur ». 
André
Gounelle